Essai
Nouvelle parution
M. Lucey, Les Ratés de la famille - Balzac et les formes sociales de la sexualité.

M. Lucey, Les Ratés de la famille - Balzac et les formes sociales de la sexualité.

Publié le par Marielle Macé

Compte rendu publié dans Acta fabula : "Ratés pour ratés" par Éric Bordas.

Michael Lucey

Les Ratés de la famille - Balzac et les formes sociales de la sexualité

Paris : Fayard, 2008.

EAN 9782213637730

Présentation de l'éditeur:

Lucien de Rubempré, Vautrin, Rastignac, la Fille aux yeux d'or, le Cousin Pons, la Cousine Bette.
Tous ces personnages illustrent à quel point Balzac, sociologue avant la sociologie, s'est intéressé à la sexualité. Ses romans et ses nouvelles constituent d'extraordinaires analyses des formes sociales de la sexualité et des rapports qu'elles entretiennent avec l'histoire, la loi, l'économie, la politique. Dans ce livre magistral, Michael Lucey s'appuie sur une étude rigoureuse et fascinante des textes les plus célèbres ou les moins connus pour mettre en évidence la lutte acharnée qui s'y déroule : celle qui oppose les formes légales de la famille bourgeoise en voie de triompher aux formes alternatives ou déviantes de relation qui existent sans être reconnues par les grandes structures institutionnelles - et notamment l'Etat Croisant la critique littéraire avec la sociologie, l'anthropologie, l'histoire et le droit, il renouvelle de fond en comble l'interprétation de l'oeuvre balzacienne, tout en soulignant à quel point les lectures psychanalytiques de celle-ci sont normatives et conservatrices.
Page après page, Michael Lucey insiste au contraire sur les multiples pratiques culturelles de résistance que les parias ont inventées face à l'ordre social pour pouvoir vivre leurs vies.

Table:

  • Balzac et les familles alternatives
  • Mélancolie juridique : Eugénie Grandet et le code napoléonien
  • Ceux qui ne se marient pas
  • Balzac et les relations de même sexe dans les années 1830
  • De drôles de cousins et leurs amis
  • L'économie souterraine du capital social déviant : Lucien de Rubempré et Vautrin
  • La postérité de Vautrin

Michael Lucey est professeur aux départements de Français (dont il est aussi le directeur) et de Littérature comparée de l'université de Berkeley Il est l'auteur de Gide's Bent.
Sexuality, Politics, Writing (Oxford University Press, 1995) et de Never Say I. Sexuality and the First Person in Colette, Gide, and Proust (Duke University Press, 2007).

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Cet ouvrage a fait l'objet d'un compte rendu sur le site nonfiction.fr:

"Discours de l'infamille", par S. Daireaux.

Et sur le site laviedesidees.fr, d'un article de Judith Lyon-Caen: "Balzac queer".

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Dans Le Monde des livres daté du 19/9/8, on pouvait lire un article de J.-L. Jeannelle consacré à cet ouvrage:

"Le soupçon ne datepas d'aujourd'hui : quelle est la véritable nature des liens entre lecousin Pons et son ami Schmucke, avec lequel il converse, écrit Balzac,"à la manière des amants" ? Et la cousine Bette n'entretient-elle pas avec Valérie Marneffe l'une de "ces amitiés si vives et si peu probables entre femmes, que les Parisiens, toujours trop spirituels, les calomnient aussitôt"? Que penser enfin des rapports de Lucien de Rubempré et de sonredoutable protecteur, Vautrin ? Rien de bien nouveau, diront lessceptiques.

Ils auront tort, pourtant, comme le prouve la traduction des Ratés de la famillede Michael Lucey, professeur de littérature française à Berkeley(Etats-Unis) : l'auteur y évite de river les personnages balzaciens àleurs penchants sexuels et préfère s'intéresser à ce que tous ont encommun, à savoir d'échapper à la norme familiale en vigueur. On pensesouvent que les théoriciens du "queer", qui remettent enquestion les identités de genre et le partage masculin/féminin,traquent compulsivement des indices d'homosexualité dans les textes lesplus improbables ; l'étude de Michael Lucey montre au contraire quecette notion de "queer", devenue l'étendard conceptuel de tout un courant de pensée, vise à "desserrer le lien qui unit le sentiment, l'affect et la sexualité à la structure familiale" au sens large.

L'oeuvrede Balzac offre ici un champ d'étude idéal : car tout en clamant sonattachement aux valeurs conservatrices, l'écrivain ne cesse de mettreen scène ce que Lucey nomme des "familles alternatives" - enfants naturels, célibataires, vieilles filles, "tantes" et autres "ratés"...De nombreuses catégories permettaient alors de désigner ces "déviants".Au point que les personnages des romans y perdent eux-mêmes leur latin,telle Valérie Marneffe, à la fois "soeur", "amie", "amour" et "fille"de la cousine Bette, mais incapable de comprendre à son tour quelsentiment cette dernière éprouve à l'égard du jeune et séduisantWenceslas, qu'elle aime comme un enfant, mais dont elle est jalousecomme d'un amant.

L'incertitude sur les identités sexuelles estparticulièrement vive dans cette société bouleversée par la Révolution,puis par la rénovation du droit français sous Napoléon. Aussi y a-t-ilpeu de sens à vouloir projeter nos catégories étroitement binaires("homo"/"hétéro") sur des pratiques sociales et sexuelles quiignoraient encore un tel partage. L'essentiel en ce domaine, ce n'estpas le sexe lui-même, mais la manière dont le droit règle les rapportsaffectifs et charnels des individus - utile rappel venant balayer lesréflexions pseudo-anthropologiques ou psychanalysantes qui obstruenttrop souvent en France les débats sur les identités sexuelles. La"nature" a souvent bon dos : au XIXe siècle commeaujourd'hui, les propos qu'on tient en son nom ne sont qu'une manièrede justifier un code législatif destiné à protéger la propriété et àrépartir l'héritage. L'oppression sexuelle en est une conséquencedirecte.

Chez Balzac, tous les personnages subissent lescontraintes juridiques et économiques de la famille bourgeoise, quitriomphe alors du modèle aristocratique et s'efforce de résorber toutce qui résiste à une "honnête" transmission de la richesse. Le crime ducousin Pons n'est pas d'aimer son ami Schmucke d'une manière que lamorale réprouve (si tant est que ce soit le cas...), mais bien devouloir lui léguer sa fortune. C'est parce qu'il n'a ni parents, nifemme, ni enfants et prétend néanmoins disposer comme il l'entend deses biens que le personnage est piégé. Deux solutions légales s'offrentà lui : léguer sa précieuse collection à l'Etat ou voir sa familleéloignée hériter de tout. Sa tentative pour faire de Schmucke sonhéritier est vouée à l'échec : ce dernier y renoncera par crainte quel'on jette la suspicion sur sa relation à Pons. "Que serait la sexualité, si elle n'était pas liée à l'héritage ?",demande Michael Lucey : supposées ou réelles, les tendances de Ponssont en quelque sorte un effet du code civil et des intérêts quecelui-ci protège.

Les personnages les plus flamboyants, tels Vautrin ou la "fille aux yeux d'or",ne sont donc qu'une pièce dans un système plus large. Le destind'Eugénie Grandet, pourtant peu encline au scandale, s'avère aussipassionnant : malgré elle, elle est le symbole de la rigueur aveclaquelle s'exercent les lois de l'amour au sein de la famille,échangeur implacable entre les pratiques sexuelles et le jeu desalliances.

Cette réinscription de la sexualité au sein d'unesociété donnée permet à Michael Lucey de renouveler la lecture duphilosophe Michel Foucault, référence essentielle, avec le sociologuePierre Bourdieu, de cette passionnante réflexion sur le caractèrerelatif de nos identités sexuées. L'occasion peut-être, avancel'auteur, de "susciter chez certains d'entre nous la reconnaissance de notre propre contingence" en la matière."