Questions de société
M. Gally,

M. Gally, "Humanités et patrimoine"

Publié le par Vincent Ferré (Source : Michèle Gally, ENS LSH)

7 Décembre, Tours, IAAT : «  Créativité, patrimoine et territoires »

 

 

Contribution de Michèle Gally (ENS Lettres et Sciences Humaines – Lyon)

 

 

Les « humanités » entre patrimoine et créativité : réflexions et enjeux

 

 

                 D’entrée de jeu un titre, et une proposition, qui font difficulté : quel rapport les « Humanités » que je définirai simplement et brièvement dans un premier temps comme la « littérature », plutôt passée, voire ancienne - antique et classique - c’est-à-dire les textes, l’écrit, en regard des productions orales et visuelles, quel rapport donc entretiennent-elles d’une part avec ce que l’on appelle de manière de plus en plus extensive le « patrimonial », d’autre part avec la « créativité » ?

A priori le premier rapport est évident, et même trop facilement accepté : si les « humanités » sont du passé, et un passé culturel reconnu, elles ressortissent bien du « patrimonial ». On parle d’ailleurs de « monuments » pour désigner, face aux textes normatifs, juridiques etc., et à toutes sortes de « documents », les productions poétiques et fictionnelles qui témoignent d’une recherche dans l’expression. «  Monuments » renvoie à des architectures, à des édifices, dont le sens est à la fois culturel, symbolique, historique et de mémoire. Mais tout monument n’est pas à proprement parler patrimonial.

La littérature ne relèverait-elle que de celui-ci ou prioritairement de celui-ci, ou relèverait-elle d’une créativité continue ? Serait-elle répartie en deux groupes (selon quelle frontière chronologique ?) entre ancien et moderne ? Il y aurait alors une différence d’appréhension, voire de nature, entre œuvres passées et contemporaines. Car si la littérature relève – autre évidence – de la création, elle interroge à sa manière les deux bouts de la chaîne : patrimoine et créativité. Elle est en cela un patrimonial vivant, objet de constante réactivation, elle questionne et met en œuvre les deux pôles du patrimoine et de la créativité d’une façon particulière.

Cette particularité nous servira de fil rouge pour réfléchir non pas autour de deux mais de quatre termes, de deux couples de deux termes : « patrimoine-humanités », « modernité-créativité », « modernité » étant le pivot autour duquel s’organisent les classifications –conserver ou créer - et souvent les jugements de valeur. Or les humanités peuvent être (paradoxalement ?) modernes, encore, comme elles le furent au XVIe, on va voir en quoi. Plus exactement ces clivages ancrés dans les esprits  ne leur correspondent pas et elles les dépassent.

Donc ces couples de termes seraient à faire bouger, à remettre en cause, eux qui reformulent l’opposition sur laquelle porte votre réflexion d’aujourd’hui,  pour essayer peut-être de la dépasser : celle du patrimoine et de la création contemporaine.

En quoi, enfin, le détour par les Humanités peut-il aider à redéfinir les rapports du présent et du passé, le souci aussi de l’avenir, c’est-à-dire la solidarité des temps que présuppose la question du patrimoine ?

 

1-     Patrimoine et Humanités

 

     Avant tout il est nécessaire de définir ce dont on parle. Le patrimoine, ce sont les biens que l’on a hérités de ses ascendants. Une affaire de famille, une affaire privée. Les humanités, terme vieilli et pratiquement disparu y compris dans l’institution scolaire et universitaire qui est son lieu d’origine, renvoie d’abord aux langues et cultures antiques mais aussi à la littérature, plutôt « classique », reconnue comme supérieure à d’autres formes de productions fictionnelles (infra ou para-littératures) . En gros, désormais, le terme recouvre ce qui n’entre pas dans la catégorie des sciences – sciences dures et sciences humaines. C’est pourquoi le terme d’Humanités draine à la fois en lui-même, une tradition, un passé, un savoir, une éducation. Les Humanités sont aussi une discipline intellectuelle d’interrogation sur le monde et sur soi, d’interrogation sur le rapport au temps et à la mémoire. La littérature, qui en est le noyau dur, s’établit sur une dialectique de l’universel et du singulier : universalité des sens existentiels et spirituels que les textes poétiques et fictionnels véhiculent, production singulière de l’auteur et consommation individuelle du lecteur. Les grands textes, anciens et modernes, dialoguent entre eux et avec ceux qui sont étrangers à leur aire culturelle :

« Les œuvres littéraires dépassent les frontières, elles dépassent les langues grâce aux traductions, elles dépassent aussi les usages sociaux et certaines relations humaines particulières formées par l’histoire et le lieu, mais l’humain qu’elles révèlent en profondeur est universellement communicable à l’humanité entière. » Gao Xingjian, prix Nobel 2000 (La raison d’être de la littérature , édition de l’aube, p.13.)

Le patrimonial, quant à lui, est sorti de l’aire privée et notariale pour désigner un héritage collectif et si divers que l’on s’y perd parfois, du château de Versailles aux friches industrielles, des églises au lavoir municipal etc. Ainsi se retrouvent en lui aussi une tension entre le particulier et le collectif, la notion de « possession » et celle de « représentation » : le patrimoine a à voir avec la (re)construction d’une identité à la fois particulière (ouvriers d’une ancienne usine) et nationale (lieux du pouvoir), d’une perte (c’est fini) à une retrouvaille sinon ré-appropriation partielle et biaisée.

En cela, parce qu’ils passent par l’Ecole, les grands textes sont du patrimoine selon la même ambivalence. Ils appartiennent à tous, ils forment le lien social et identitaire d’une culture issue d’une histoire, d’un passé représenté comme commun : patrimoine symbolique par excellence. Mais là s’arrête la similitude : ne considérer la littérature que comme patrimoine, c’est la nier, la faire disparaître. La connaissance des œuvres ne passe pas par l’objet livre. On peut construire des bibliothèques, visiter les anciennes, exposer des livres, on suit alors une démarche patrimoniale qui ne réveille pas les œuvres ni ne les revitalise, ni ne les fait connaître ou témoigner. Seule la lecture le fait. La littérature n’est pas uniquement « monument », elle l’est, comme nous le disions, métaphoriquement. Elle est d’un autre ordre que muséal car elle existe entre production et réception, passé et présent. Le texte littéraire engage un processus plus exigeant, plus essentiel que les lieux physiques, matériels que l’on visite. On ne peut le regarder seulement.

En cela il peut devenir le mode d’emploi du rapport à entretenir entre ce qui a été pensé, produit, avant et ailleurs et ce qui l’est, maintenant, à chaque instant. Et pas seulement parce que les œuvres sont des réservoirs de thèmes, d’images, de sens. Si la lecture est bien un acte de recréation, les Humanités littéraires appartiennent et n’appartiennent pas au patrimonial.

C’est pourquoi je pense qu’elles permettent d’interroger celui-ci et ses limites.

Il y a dans l’extension de la notion de patrimonial une propension à transformer les lieux de vie d’autrefois – activités, production, culte – en lieux de loisir, de visite, de consommation passive. Pour leur redonner un regain de vie, on installe parfois des services, éducatifs, créatifs, artisanaux : ainsi l’usine Mathieu des ocres à Roussillon dans le Vaucluse.

Une gêne peut-être préside à ces réanimations même si leurs acteurs sont des gens dévoués, enthousiastes et compétents.

Car que signifient le désir et le projet de « conserver », sont-ils à proprement parler réalisables? Conserver un lieu, un bâtiment, est de quelque manière le transformer en ce qu’il n’a jamais été, lui donner un autre sens en lui donnant une autre fonction. Le recréer différemment. Le patrimoine, pas plus que la littérature, n’appartient entièrement au passé. Nous sommes bien là devant le paradoxe d’une modernité qui privilégie la sauvegarde des pierres au moment où elle rejette les Humanités, et toute une « culture », comme des vieilleries.

 

2-     Modernité et passé

 

                 Historiquement la notion de patrimoine, sans le terme, naît avec le mouvement de la Renaissance, celui des « humanistes ». De manière encore très fragmentaire, certes. Sur les pas des érudits, princes et artistes se tournent vers l’Antiquité comme lieu de ressourcement. Le désir de sauvegarder des « antiquités » s’éveille : ainsi François 1er de passage à Nîmes sauve des démolisseurs la « maison carrée ». Mais notre modernité, elle, se définit comme arrachement au passé et à la tradition, comme une exigence radicale de rupture et de novation, qui entraîne une crise de l’autorité, car la modernité, à proprement parler, ne s’autorise que d’elle-même. Nous voici apparemment dans une profonde contradiction.

Une sur-valorisation du présent, de l’éphémère, du nouveau, fait rejeter les Humanités parce qu’elles sont de l’ordre de la tradition. Le panthéon littéraire est de nos jours fortement mis en question au nom de la modernité prise dans un mouvement de nouveauté incessant et d’un relativisme généralisé des valeurs culturelles et esthétiques. Tout se vaudrait et la spontanéité – sans savoir ni mémoire ? - serait reine.

Les historiens parlent d’une dictature du présent, « qui impose le régime d’un éternel présent, fait d’instants éphémères qui miroitent du prestige d’une illusoire nouveauté, mais ne font que substituer toujours plus rapidement le même au même. » (Jérôme Baschet, « L’Histoire face au présent perpétuel. Quelques remarques sur la relation passé-futur » Les usages politiques du passé, EHESS, 2001, p. 69)

Comprise au sein d’un tel rapport au présent, la vague patrimoniale n’est pas un souci de connaître le passé, mais un désir d’arrêter le temps. Elle sert à dire qui nous sommes, là, maintenant, sans considération de ce qu’était le passé dans sa différence, et sans possibilité, de ce fait, de se projeter dans un futur. En cela elle s’accorde avec une post-modernité qui tourne le dos à l’idée d’une continuité historique, y compris du progrès, et abolit aussi l’idée du futur, pourtant mouvement vital par excellence. Une post-modernité qui est le contraire d’une mémoire et d’une culture historique si elle se veut entièrement du côté de la « créativité ».

C’est là son écueil. Et la considération de ce que sont les Humanités et la littérature peut permettre de le comprendre, de le contourner peut-être.

On l’a dit. Les humanités sont aussi classées dans le patrimonial, elles sont alors lieux de mémoire de papier, culture froide, livres tombeaux. Mais elles apportent une leçon d’histoire vivante parce qu’elles font le lien entre le passé de leur création, le présent de leur compréhension et de leur commentaire, le futur de leur universalité. Les œuvres littéraires anciennes ne sont pas dans un  rapport d’abord de reconnaissance immédiate avec leurs lecteurs, mais d'étrangeté, d'inadéquation, de différence. Le succès immédiat n’est pas une preuve que le texte, le tableau, ont quelque chose d’assez universel à dire pour qu’ils puissent devenir, au sens strict, anachroniques, et continuer d’exister. C’est à ce moment qu’ils deviennent « classiques » : «  Est classique, dit Calvino, ce qui tend à reléguer l’actualité au rang de rumeur de fond, sans pour autant prétendre éteindre cette rumeur. Est classique ce qui persiste comme rumeur de fond là même où l’actualité qui en est la plus éloignée règne en maître. » (Pourquoi lire les classiques, Points Seuil, 1984, p.12)

D’une certaine manière, le sens d’une œuvre littéraire se joue en dehors du moment de sa création. Hors présent. La date de son invention ou de sa parution n’est qu’une caractéristique parmi d’autres, elle n’est pas la plus essentielle.

 

 

3-     Humanités et créativité

 

                 Retournons cependant le propos. Si la littérature permet de jeter un regard critique sur le patrimonial, quel lien exemplaire entretient-elle avec la créativité ? Comme nous le disions plus haut, c’est son rapport particulier au temps qui la rend exemplaire. Mais là aussi, entendons-nous : l’inventivité ne doit pas devenir un substitut de la création. Sinon c’est du bricolage. De même un patrimonial bien compris ne sera pas conservation crispée et myope mais entrera dans la dialectique qu’illustrent les lettres anciennes et modernes entre un passé et un présent dont le sens se projette dans un futur.

Baudelaire définissait ainsi la modernité en peinture : « [le peintre] cherche ce quelque chose qu’on nous permettra d’appeler la modernité ; car il ne se présente pas de meilleur mot pour exprimer l’idée en question. Il s’agit pour lui de dégager de la mode ce qu’elle peut contenir de poétique dans l’historique, de tirer l’éternel du transitoire… La modernité c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable. Il y a eu une modernité pour chaque peintre ancien. » (« Le peintre de la vie moderne », Œuvres complètes, Gallimard, Pléiade, 1961, p.1163)

On crée avec et contre. Mais si on ignore contre quoi on crée, on répète, on ne se démarque pas. A moins d’être une thérapie, toute création est culturelle et idéologique, de son temps et des autres. A moins de n’être qu’un passe-temps, toute création doit être consciente d’elle-même, de ce qu’elle engage de différence dans la représentation qu’elle propose du monde et non pas seulement en fonction du vecteur communicationnel où elle s’inscrit ou encore de l’expression solipsiste de soi.

Or, pour faire quelque chose de différent, il faut être nourri de ce qui a été fait. Il faut l’avoir compris : On ne voit rien, tel est le titre choisi par l’historien d’art Daniel Arasse pour un volume qui réunit des analyses de tableaux. Nier ce nécessaire savoir, c’est être inconscient de ce avec quoi on pense et agit. Là encore la littérature sert de fil conducteur. La lecture utilise plusieurs mémoires – contextuelle, intertextuelle, pragmatique … – elle réactualise constamment des représentations anciennes et présentes qui enclenchent le processus imaginaire.

Mais la langue utilisée, pour l’auteur le plus contemporain, n’existe elle aussi que dans une sorte de mixité de différentes strates temporelles – dialectes, jargons, expressions figées ou néologismes. Décider d’écrire, c’est puiser dans ce matériau ancien et contemporain, vivant, en gestation autant qu’en réserve, c’est entrer en solidarité avec les gestes d’écriture, les prises de parole qui vous ont précédés. Les lointains humanistes du XVIe lisaient les textes antiques pour écrire du nouveau : renaître. Les meilleurs rappeurs inventent une langue apte à exprimer une violence actuelle, ils l’édifient sur un fonds de mots, puisés chez quelques-uns à un passé régional identitaire, revus, reformulés, réénoncés, reproposés en une psalmodie effectivement inédite.

Un dernier point. La leçon des Humanités littéraires, et des humanistes, est la capacité critique, non pas l’esprit critique sans fondement agité à tous vents, mais l’apprentissage par l’effort de compréhension, d’une raison critique autant que d’une attitude critique réfléchie. A partir d’elle, on peut dire quelque chose de nouveau et de maîtrisé.

Le journaliste J.M.Djian dit : «  Jamais il n’y eut une telle aspiration des jeunes générations à vouloir entrer dans les filières artistiques universitaires, mais jamais non plus l’élévation du sens critique, celui défendu par Montaigne, n’a été aussi peu aiguisé, aussi peu structuré. » (Politique culturelle : la fin d’un mythe, Points seuil, 2003, p.49)

On sait à quel point se répand une esthétique standardisée : combien faut-il avoir lu de livres, vu de films, écouté de musique, pour parvenir à ressentir une émotion singulière qui ne soit pas guidée, programmée par l’environnement médiatique ? L’œuvre écrite, et peut-être plus encore l’œuvre ancienne, est ce qui permet encore ce retrait à partir duquel regarder son monde sinon y intervenir d’une manière ou d’une autre.

 

 Conclusion

 

     Ainsi donc la littérature serait un modèle possible pour penser les rapports du passé, du présent et de l'avenir, de la création et du sens. Un modèle comme le définissait J.P.Vernant pour la civilisation grecque : « …je ne veux pas dire que les anciens constituent à mes yeux le modèle, l’idéal de société, d’homme, de culture que nous devrions nous efforcer d’imiter. J’entends modèle au sens où des constructeurs d’automobiles parlent d’un modèle de voiture, ou alors les savants d’un modèle sur lequel travailler pour tester une hypothèse. » (Entre mythe et politique, Seuil, 1996, p.50-51)

La leçon de l’Antiquité se situe précisément dans cette « fabrique de soi » qui se construit, non ex nihilo  mais dans la reconnaissance des différences. Plus qu’un savoir, les Grecs nous ont transmis aussi une interrogation sur l’outil même qui exprime le savoir : la langue.

Il faut des modèles pour penser le présent, pour le réinventer sans cesse, pour le formuler de manière inédite. C’est le paradoxe fondamental de l’invention.

Au XVIe le mot « culture » signifiait «  développement des facultés intellectuelles par des exercices appropriés », maintenant il renvoie à « l’ensemble des formes acquises de comportement des sociétés humaines » : il y aurait un lien à reconstruire entre les deux définitions.

Il n’y a donc pas d’opposition tranchée entre nos quatre termes mais une circulation dynamique, sans exclusive. Une créativité n’existe que sous-tendue par une connaissance des autres œuvres passées comme présentes : réserves d’images, de scénarios, de mots, de formes. Source vive de l’inspiration.

Un passé conservé n’a de sens que d’être porté par un processus de recréation et non de figement. C’est le drame de Narcisse qui nous menace si nous n’y prenons garde, dans le fantasme d’un passé immobile où nous mirer illusoirement, dans une admiration de nous-mêmes à travers nos seules productions.