Questions de société
Lettre à L. Carroué, président du jury du Capes d'histoire, par les étudiants en master 1 d'histoire contemporaine à l'université de Bourgogne (Dijon, 06/04/10)

Lettre à L. Carroué, président du jury du Capes d'histoire, par les étudiants en master 1 d'histoire contemporaine à l'université de Bourgogne (Dijon, 06/04/10)

Publié le par Bérenger Boulay

Sur le site de SLU:

Lettre à Laurent Carroué, président du jury du Capes d'histoire, par les étudiants en master 1 d'histoire contemporaine à l'université de Bourgogne (6 avril 2010)

http://www.sauvonsluniversite.com/spip.php?article3668

Note de SLU : cette lettre a été envoyée par les étudiants de l'UB à SLU, mais aussi au président de l'Assemblée Nationale, au président du Sénat et à des sénateurs, au recteur de l'académie de Dijon, à Sylvestre Huet (Libération), au Bien public (Dijon), à Radio France, à la FSU. Elle était accompagnée du message suivant : "Comme vous le lirez, cette lettre se veut le miroir des diverses situations humaines, dans lesquelles sont plongés de nombreux étudiants à cause d'une réforme, la mastérisation."

Il va devenir difficile de ne pas savoir ce qui se passe.

Monsieur Laurent Carroué, président du jury de CAPES,

À situation exceptionnelle, mesure exceptionnelle.

Je prends la liberté de vous écrire pour attirer votre attention sur les difficultés que partagent les nombreux étudiants se destinant aux métiers de l'enseignement.

En effet, nous sommes confrontés à un flou total de la part du ministère qui distille les informations au compte-goutte, qui revient sur des décisions prises quelques jours auparavant, et ce, sans aucune cohérence, ce qui n'a pour effet que de semer la confusion chez les étudiants. Nous sommes également très inquiets quant au calendrier du concours proposant les épreuves début novembre, ne nous permettant pas de le préparer dans de bonnes conditions. Cela nuit à l'équité entre les nouveaux inscrits et les candidats ayant préparé ce concours en 2010.

Enfin, le contenu des maquettes de master enseignement, ne nous paraît pas correspondre à un impératif de formation de qualité, notamment en ce qui concerne la pédagogie (impossible de concilier un mémoire de recherche digne de ce nom, une préparation aux concours et un stage, aussi facultatif soit-il).

De plus, les demandes de bourses se font actuellement, mais comment faire sa demande de bourse au Crous alors que nous sommes dans l'impossibilité de savoir, ne serait-ce que pour nous-mêmes, ce que nous ferons l'an prochain ? Alors même que le Crous nous demande lors de l'inscription nos aspirations...

Ci-dessous, les témoignages concrets de quelques étudiants.

JUSTINE HUGON : Étant inscrite en Master 1 d'histoire contemporaine, je me destinais à préparer le CAPES et l'agrégation l'année prochaine. Cependant, avec les réformes mises en place, je suis très inquiète concernant mon avenir, ne me sentant pas capable de préparer ce concours de novembre 2010 tout en finissant mon mémoire de recherche. Souhaitant retourner sur la région parisienne pour me rapprocher de ma famille l'année prochaine, je ne sais pas dans quelle fac m'inscrire pour m'assurer les meilleures chances de réussir. De plus, dans quelle formation m'inscrire à la rentrée de septembre ?

CORALIE JOURDIN : Pour ma part, je suis dans une détresse totale. Actuellement en M1 d'histoire contemporaine, je souhaitais passer les concours du CAPES et de l'agrégation. Or, avec toutes ces réformes, il m'est impossible de finir sereinement mon mémoire et de commencer à préparer les questions du CAPES et le passer en novembre. Avec de telles aberrations dans le calendrier, je me suis dit que j'allais reprendre un master enseignement, mais ces derniers ne sont pas avalisés et changeront peut-être d'ici septembre, comme cela a été le cas avec les précédentes maquettes (que les instituts catholiques ont mis en place et qui ont vu le contenu changer plusieurs fois au cours de l'année).

Que faire alors ? Retourner chez mes parents et ne pas faire le déménagement que j'ai prévu dans quelques jours ? Prendre une année « blanche » et travailler en attendant des jours meilleurs pour les concours ? Abandonner les études ?

MARTIN CAYE : En ce qui concerne ma situation personnelle, je me retrouve, comme de nombreux autres étudiants, complètement démuni face à la session mise en place en novembre, n'ayant pas préparé le concours en amont. Il me semble, monsieur le président, qu'il s'agit là d'une incartade au principe même d'équité devant les concours. La conséquence la plus grave est la perte pure et simple de mon année universitaire : je me prépare à soutenir un mémoire de M1, et, ne pouvant pas m'orienter vers les éventuelles formations de préparation aux concours de l'enseignement mises en place en M2, je me vois forcé de suivre à nouveau un M1, dont le second semestre prépare aux concours sus-cités.

Je suis sûr que vous l'avez compris, c'est uniquement pour pouvoir suivre les 6 mois de cours relatifs à la nouvelle mouture du concours que je me retrouve une fois de plus face aux soucis, notamment financiers, inhérents à une année universitaire. Il est également inutile de vous refaire état du doute et de l'incertitude profonde dans laquelle je suis plongé.

LOUISE VERMOT-DESROCHES : Pour ce qui me concerne, ces modifications absurdes de calendrier remettent en cause bien des projets. Actuellement en M1 d'histoire contemporaine, j'ai choisi cette formation afin de gagner à la fois en maturité et en capacité intellectuelle, estimant que la confrontation à la recherche peut être utile à une future enseignante. Mais cela me place à présent dans une situation difficile. Il m'est impossible de préparer le concours pour novembre prochain puisque ma priorité demeure la rédaction de mon mémoire et la soutenance de master – à quoi s'ajoute la lutte contre ces mesures aberrantes qui m'incite de toute façon à refuser une telle préparation qui n'en est pas vraiment une. Je ne peux pas non plus envisager sérieusement de préparer ce concours pendant l'été puisque je consacre cette période à un travail me permettant de financer une partie de mes études.

Certes, il sera toujours possible de préparer le CAPES pour 2012, et l'on nous rétorquera que nous ne perdons qu'une année. Mais une année d'étude coûte cher. J'ai trois frères et soeurs qui font également des études, à la charge de mes parents, aucun de nous n'étant boursier. À cela s'ajoute un désir grandissant d'indépendance frustré par ce report du concours. J'ai toujours souhaité devenir enseignante, et j'en viens à me demander si je ne devrais pas choisir une autre voix, renoncer à ce que j'aime vraiment puisqu'on m'empêche d'y accéder dans des conditions acceptables à la fois humainement et intellectuellement. Le mépris dont fait preuve le gouvernement à l'égard de ceux qui se battent pour le savoir et sa transmission me fait très peur.

Après bien des tergiversations, des remises en question, des moments de déprime, je pense avoir finalement trouvé une solution pour l'année à venir, m'inscrire en M2, partir en séjour Erasmus pour découvrir une nouvelle culture, rencontrer des étudiants étrangers, compléter ma formation par l'apprentissage d'une langue… cette année ne pourra-t-être qu'enrichissante, m'éloignant de plus un temps de ce tonneau des Danaïdes que devient la formation à l'enseignement et à la recherche en France. Puis, préparer, je l'espère un peu plus sereinement le CAPES pour 2012… Mais cela ne fait que repousser les questions, demeurant sans réponses.

Pourrons-nous vraiment préparer ce concours dans de bonnes conditions en 2012 ? La date des écrits sera-t-elle maintenue au mois de novembre sur le long terme, continuité qui permettrait la mise en place d'une préparation adaptée à ce nouveau calendrier ? Quel statut aurons-nous, étudiants de M1 en 2009-2010 qui avons été et serons confrontés à la recherche, face aux actuels étudiants de L3 ou L2 qui pourront s'inscrire dans un master enseignement et suivre une préparation dont l'unique but est le passage du concours ? Dans combien d'années pourrons-nous décrocher notre diplôme ? Et enfin, comment concilier désir d'enseignement, soif de savoir avec la nouvelle formation proposée ?

AURORE ABRY : J'ai ressenti très tôt (au lycée et même au collège) la difficulté qu'il y aurait pour moi à devenir enseignante. Étant passée par un collège en Zone d'Éducation Prioritaire, j'ai connu en tant qu'élève les problèmes que connaissent ces établissements, des petits maux quotidiens (qui sont déjà en soi inacceptables) aux violences ouvertes entre élèves et envers les professeurs et les différents personnels. Pourtant, jamais aucun autre métier ne m'a attiré. Issue d'une famille modeste (la classe moyenne, la France d'en bas, appelez cela comme vous le voulez), mes parents ont cependant toujours fait le possible pour offrir à mon frère aîné et à moi-même les possibilités de nous élever (au sens propre comme au sens figuré). Ils n'ont mis aucune barrière à nos envies, à nos désirs, ils nous ont donné les moyens de faire nos propres choix et de les assumer.

Ces choix, pour ma part, ont toujours été tournés vers le désir de m'instruire moi-même, de m'intéresser sans cesse davantage au monde, aux faits de société, à la culture, à l'histoire, etc. J'ai toujours aspiré à apprendre, et ce, dans le but premier, de pouvoir un jour transmettre à mon tour ce savoir. Des professeurs m'ont fait rêver, je les admirais comme d'autres admirent des artistes (oui, des étudiants voient encore dans l'éducation nationale quelque chose de vivant, quelque chose de porteur d'avenir…). Ces professeurs étaient en quelque sorte mes modèles, sont devenus mes mentors.

Aussi, j'ai toujours été active dans la vie de mes établissements, déléguée de classe, déléguée au conseil général, je me suis toujours soulevée face aux moyens qui disparaissent peu à peu pour pouvoir maintenir une éducation digne de ce nom.

Pourtant, malgré les suppressions de poste qui me désespèrent, malgré les violences dont les médias nous rabattent quotidiennement les nouvelles, malgré la difficulté du concours et le manque de places à celui-ci, jamais je n'ai songé à remettre mes études en question.

Mon parcours apparaît idéal, Baccalauréat avec mention, classe préparatoire aux grandes écoles, licence avec mention, et Master 1 d'histoire contemporaine avec bourse au mérite… Un parcours sans fautes, sans faux pas. Et pourtant…

Alors que jamais je ne me suis vue autrement qu'en professeur d'histoire-géographie un jour ou l'autre, aujourd'hui, je ne crois plus en rien. Les réformes sur l'éducation m'abattent, les professeurs partent en retraite remplacés par une solution au rabais (des étudiants ayant obtenu leur licence, mais n'ayant jamais suivi de formation, embauchés dans les collèges et les lycées parce qu'ils coûtent moins cher à l'État que des diplômés du CAPES) ; la formation des futurs enseignants disparaît (en une même année, nous sommes censés préparer le concours, suivre des stages, et valider un master 2…) ; et nous, étudiants en master 1 en 2009/2010, nous nous retrouvons à ne pas pouvoir passer le concours proposé en novembre prochain (qui accepterait de préparer ce concours alors qu'il doit soutenir son mémoire de M1 en juin, et que juillet – août il travaille [personnellement, depuis deux ans, je vends du poisson en grande surface, si vous en doutez, je vous invite à venir me rendre visite ces prochaines vacances]). Ainsi, arrivé fin août, il me resterait moins de trois mois pour préparer un concours que, jusqu'alors, les étudiants préparaient de septembre à mars !!!! Mais où va-t-on ?

Et que vais-je faire l'année prochaine ? Je rêve de passer ce concours, de le repasser si besoin, et d'entrer enfin dans la vie active, est-ce trop demander ? Hé bien non, l'année prochaine, je vais devoir m'occuper jusqu'à ce que les nouvelles questions pour l'année suivante arrivent… m'occuper… partir à l'étranger, suivre des cours sans rapport avec ma formation, travailler… ??? Qui va me financer cette année que je perds ? Qui va expliquer à mes parents, à mes proches, que mon parcours sans fautes n'aura servi à rien puisqu'une année entière est remise en question ? Qui osera encore dire que les enseignants sont des gens intéressés uniquement par leurs vacances, alors que nous sommes en train de nous battre pour de vraies formations et pour l'avenir de l'éducation française qui passe par notre propre avenir ?

Qui que vous soyez, si vous me lisez, vous ne pouvez plus fermer les yeux, vous boucher les oreilles, vous ne pouvez pas accepter qu'une génération soit sacrifiée, et que tout un système soit détruit au nom de l'argent et de l'économie… Pour ma part, c'est une année de perdue dans ma vie, mais avec ces réformes, ce sont toutes les générations d'enfants scolarisés de la primaire ou lycée qui vont se retrouver face à des enseignants dépassés, sous-formés, incapables de répondre aux nécessités de cette société du chômage, du désespoir et de la peur du lendemain. Ces réformes sont en train de briser les socles de notre société, de toute société, que sont l'éducation, le savoir, le partage, l'élévation… Mon désespoir personnel est grand, mais mon désespoir face à l'avenir de tout le pays est abyssal…

JULIEN FARGES : Je suis actuellement étudiant en Master 1 d'Histoire contemporaine. Dans le cadre du programme ERASMUS, je me trouve actuellement à Barcelone jusqu'au mois de juillet. J'ai pour ambition de devenir professeur d'Histoire-Géographie et pour cela je me prépare à passer les concours CAPES et agrégation.

Les interrogations liées au projet dit de masterisation des concours de professeurs ne sont pas nouvelles. Vous n'ignorez pas que l'année universitaire 2008-2009 a connu une agitation sans précédent. En effet, le projet de réforme du gouvernement ne tenait pas compte d'un certain nombre de réalités propres au fonctionnement de l'université. Il est donc logique que ce projet mal préparé ait entraîné l'opposition farouche de tous les membres de la communauté universitaire : étudiants, enseignants et personnels. Ce mouvement social, exceptionnel pour sa durée et la solidarité de ses membres n'a pu être réduit au silence que par un jeu de pourrissement et la crainte légitime de l'annulation des examens. Les personnes engagées contre ces mesures n'ont rendu les armes que sous la menace de l'annulation de l'année universitaire. Sur le fond rien n'a bougé et nul besoin d'être Jérémie pour savoir que la braise couve toujours sous la cendre.

Au début de cette nouvelle année universitaire, rien n'est donc réglé. Le remplacement de Xavier Darcos, devenu un interlocuteur indésirable pour le monde éducatif, au profit de Luc Chatel était l'occasion de renouer le dialogue pour sortir de l'impasse. Hélas, ce dernier a décidé de poursuivre dans la lignée de son prédécesseur et de maintenir ce projet mal préparé et (à mon sens) mal adapté aux besoins de formations du monde enseignant.

Au final que nous propose-t-on aujourd'hui ? Passer l'écrit du CAPES en novembre ? Faut-il à ce point être déconnecté de la réalité du terrain pour nous proposer cette solution ? En effet, nous, étudiants en master, avons cours jusqu'en juin (ou juillet dans mon cas). Nous devons rendre notre mémoire écrit ainsi que le soutenir au plus tard en septembre. De plus, les étudiants sont souvent contraints de travailler tout l'été pour financer l'année universitaire à venir. Vous n'ignorez pas, monsieur le président, qu'il s'agit d'emplois peu qualifiés, peu rémunérés et souvent fatigants. Qui après une journée de travail en usine peut préparer de manière convenable les questions d'un concours aussi exigeant que le CAPES ? L'idée de commencer une préparation CAPES en juin a aussi été évoquée, là encore quid des étudiants qui travaillent l'été ?

Récemment, d'autres déclarations sur la formation obscurcissent un peu plus un tableau déjà bien sombre. J'en veux pour preuve ce que l'on appelle « le stage en responsabilité » où des étudiants sans concours ni formation se retrouvent seuls devant des classes. Connaissez-vous un seul métier où l'on commence à travailler seul avant d'avoir été formé ? Un garagiste peut-il faire du bon travail sans formation à la mécanique ? Un médecin peut-il être compétent si on ne lui apprend pas à faire un diagnostic ? Pourquoi cela serait-il différent avec un professeur que l'on ne forme pas ou mal ?

Ces réformes s'inscrivent dans un contexte plus large de défiance de l'exécutif vis-à-vis du monde enseignant et de la culture en général. Ce dernier met encore et toujours en lumière l'aspect sécuritaire, mais passe sous silence les milliers de suppressions de poste et la diminution des moyens. Certaines mesures semblent même volontairement provocatrices : on propose de faire appel aux retraités et aux étudiants pour remplacer les professeurs absents (mais on diminue les places au concours) ou on essaye d'acheter la paix sociale en proposant une maigre revalorisation de salaires aux professeurs débutants. La communauté universitaire et le monde éducatif en général n'est pas dupe et ne se laissera pas prendre au piège de la communication ministérielle.

L'exécutif tente de dénaturer un métier noble et qui nous tient à coeur. Dans de telles conditions, nous sommes de plus en plus nombreux à voir notre vocation ébranlée. Nous voulons servir la société en transmettant notre savoir et en formant des citoyens, mais la déontologie nous interdit de nous présenter devant des classes sans être formés de manière décente. Nous ne mettrons pas en péril l'avenir de nos futurs élèves. L'éducation est un ciment de notre démocratie, elle n'a pas vocation à être rentable.

Monsieur le président, je vous prie de comprendre la détresse et la situation difficile dans laquelle nous nous trouvons. Le monde enseignant est suffisamment victime d'un certain nombre de clichés et d'une mauvaise image auprès de l'opinion publique. Il ne mérite pas ce nouveau coup qu'il lui est porté.

J'espère que vous prendrez la mesure de ma situation et de celle des étudiants envisageant de se présenter aux concours de l'enseignement et agirez en conséquence, notamment en transmettant ce courrier aux autorités supérieures. Aidez-nous. Merci.

Lettre rédigée à l'initiative des étudiants de Master 1 en Histoire contemporaine de l'Université de Bourgogne, Dijon.