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Les promesses du Déluge : effondrement des récits et récits de l'effondrement dans l'art du XXe et du XXIe siècles

Les promesses du Déluge : effondrement des récits et récits de l'effondrement dans l'art du XXe et du XXIe siècles

Publié le par Alexandre Gefen (Source : Camille Prunet)

Le Laboratoire de l'Art & de l'Eau de l'école supérieure d'art & médias de Caen/Cherbourg organise à Caen, au printemps 2015, un événement composé de deux journées d'étude et d'une exposition sur les rapports entre l'art et l'imaginaire de la catastrophe. Ce projet entend convoquer des interventions d'artistes, de critiques, d’historiens de l’art et de chercheurs en sciences humaines et sociales, afin de constituer des zones de « frottements interdisciplinaires » (Morin).
Bien qu’il concerne en priorité le champ des arts plastiques, il vise aussi à questionner les domaines de la littérature, du cinéma, de la bande dessinée et des productions télévisuelles. Lors de ces journées d'étude, résolument ouvertes à la diversité des approches, plusieurs modes de présentation pourront être envisagés : montages multimédia, performances, conférences, etc... Ces journées d'étude visent ainsi articuler et à organiser la porosité entre les langages universitaires, critiques et artistiques. De manière semblable, la publication qui découlera de cet événement sera l'occasion d'un partage de l'espace de l'édition entre interventions textuelles et propositions visuelles.
Cet appel à contributions s'adresse à des artistes, des critiques, des historiens de l’art et des chercheurs en sciences humaines et sociales.

 

Le Déluge constitue le plus ancien et le plus répandu des grands récits eschatologiques. Dans la Genèse, ce passage succède rapidement à la période de la création du monde et de l'humanité. Cette première catastrophe est présentée comme inéluctable mais surtout foncièrement liée à la présence et à l'activité de l'homme sur la terre : « Dieu voit la terre/la ruine a envahi la terre/ toute chair sème la ruine/ en traçant sa route sur la terre » (Genèse 5.6). Si le Déluge constitue un sujet classique de la représentation à l'ère chrétienne, il semble qu'il resurgisse dans l'imaginaire artistique moderne et contemporain. Les récents tsunamis, et plus particulièrement celui qui a déclenché la catastrophe de Fukushima, réaniment l'idée d'une possible destruction de l'humanité. Le Déluge représente la menace d'un anéantissement de la modernité, dans sa marche vers le progrès et au regard de ses récits téléologiques, en même temps que la perspective d'un avenir placé sous le signe d'une survivance ou d’une régénérescence. Les notions d'utopie, de dystopie et d'uchronie méritent notamment d'être questionnées, à une époque où la société industrielle est confrontée à l’imminence probable de sa disparition. C’est aussi au regard de cette menace que peut être interrogée « la foire aux atrocités » (J. G. Ballard) que met en scène la culture contemporaine, hantée par les figures crépusculaires du mutant, du zombie et du monstre. Récit fondateur, le Déluge sera ainsi envisagé comme le point de départ d’une réflexion plus générale sur les thèmes de la fin et du renouveau de la civilisation dans l’art du XXe et du XXIe siècles.

 

La Première Guerre mondiale, qui inaugure le XXe siècle, entraîne l'abolition d'un monde et de ses valeurs. Ce premier effondrement est espéré en même temps que redouté par la génération qui la précède – les Paysages Apocalyptiques que le peintre expressionniste Ludwig Meidner réalise en 1913 en témoignent. Or, la réalité de la violence du conflit excède les représentations artistiques et littéraires et renvoie les artistes aux grands récits bibliques de la fin du monde. En 1917, Hermann Hesse rédige une nouvelle intitulée « L'Européen » qui témoigne de cette résurgence. Un homme blanc, venu du pays de la guerre, se trouve accueilli sur une nouvelle arche de Noé. Contrairement à tous les autres espèces réunies, il n’a aucun savoir-faire et son arrogance agace tous les êtres de la création, les peuples mais aussi les animaux. Il s’avère n’avoir été sauvé par dieu qu’en tant que rappel, qu’impulsion, peut-être aussi en tant que revenant. La possibilité d'une régénérescence des valeurs de l'humanité passerait donc par l'Autre.

Parallèlement, le mouvement Dada, dont la constitution est intimement liée à l'irruption du conflit mondial, convoque certains grands mythes eschatologiques. Empruntant aux mystiques chrétiens ou aux grands textes de la tradition hindouiste, les jeunes protagonistes du mouvement appellent, par chacun de leurs écrits, de leurs danses et de leurs œuvres, une destruction des valeurs et des identités, l'atteinte d'un sans-fond, d'une pralaya. Leurs pratiques d'anti-art, leur plaisir de détruire tente de couvrir, tout en produisant une sorte d'équivalence, les bruits de la guerre.

Ces exemples, associant apocalypse et utopie, montrent que malgré leur supposé rejet de la narration et de la figuration, les avant-gardes historiques ouvrent la voie à un imaginaire renouvelé de la fin du monde. Cet imaginaire convoque, dans un mouvement paradoxal, les grands récits fondateurs alors même qu'il porte un premier coup aux récits, plus récents, de la modernité et du modernisme. Le premier temps de la réflexion des journées d'étude sera donc consacré à cette période inaugurale en suivant ces quelques pistes : les pratiques de la destruction dans les arts autour de la Première Guerre mondiale, les multiples relations aux textes fondateurs narrant la fin du monde, la possible régénérescence de l'humanité par l'art...

 

La seconde moitié du XXe siècle voit s’effondrer certains principes structurants de la modernité, tandis qu’apparaissent les impasses du « mythe du progrès » (Georg Henrik von Wright) et la « fin des grands récits d’émancipation » (Jean-François Lyotard). La perte de la croyance en un sens politique de l’Histoire s’accompagne d’une remise en cause de la science en tant qu’instrument dévolu à l’épanouissement de l’humanité.

Plusieurs événements sont susceptibles d’expliquer ce basculement. Après l’Holocauste, dont le précédent constitue un obstacle définitif à la capacité de donner un sens positif à l’Histoire (dont la dialectique de Hegel constitue un exemple canonique), les catastrophes nucléaires ont participé plus que nulles autres à transformer les espoirs que les modernes plaçaient dans le progrès en menace de destruction. Sous l’influence des périls plus diffus que recouvre l’expression de « crise écologique », la société industrielle mondialisée se trouve désormais confrontée aux limites de son propre développement. Ces facteurs participent au changement d’ère que le sociologue allemand Ulrich Beck décrit, dans les années 1980, comme la transition de la société industrielle à la « société (industrielle) du risque ».

Les dimensions à la fois politique et écologique de cette crise postmoderne se trouvent réunies de manière exemplaire dans la catastrophe de Tchernobyl. On peut en effet considérer que le désastre du 26 avril 1986 signe la fin de la modernité, si nous entendons par « modernité » cette ère historique régie par l’« horizon d’attente » (Koselleck) d’un progrès social associé aux progrès de la connaissance scientifique. L’événement annonce la fin du régime soviétique, avatar du grand récit marxiste qui surplomba l’histoire politique de la modernité, avant de devenir lui-même le tombeau des espoirs révolutionnaires. Mais il marque aussi un moment important dans l’effondrement de la promesse de bonheur attachée au progrès de la connaissance scientifique. Davantage que les Première et Seconde Guerres Mondiales, où les méfaits technologiques étaient encore imputables à des intentions humaines, la catastrophe de Tchernobyl ouvre une ère nouvelle où les applications de la science s’avèrent, non plus nuisibles par mésusage, mais intrinsèquement néfastes, selon une perspective devenue planétaire depuis que nous constatons l’extinction endémique des espèces et les conséquences du réchauffement climatique.

Si certains imputent le catastrophisme ambiant à la fatigue qui accablerait des sociétés occidentales à bout de souffle, nul ne peut toutefois ignorer le potentiel de nuisance que l’homme a désormais acquis sur toutes les formes de vie, la sienne incluse. Un tel pouvoir lui confère une responsabilité qui n’a pas d’équivalent dans le passé. Le réveil des peurs millénaristes et le traitement obsessionnel du thème de la catastrophe dans la culture de masse peuvent être interprétés comme des expressions de la défiance que l’humanité a désormais acquise vis-à-vis d’elle-même. Depuis Günther Anders, plusieurs philosophes ont cherché à donner des réponses rationnelles à cette situation inédite, en plaçant la catastrophe à l’horizon de leurs réflexions. Théoricien d’une « heuristique de la peur », Hans Jonas entend refonder la morale sur l’anticipation d’un probable désastre technologique, tandis que, dans son sillage, Jean-Pierre Dupuy prône un « catastrophisme éclairé » dont la maxime invite à concevoir la catastrophe, non plus comme un destin possible, mais comme le devenir nécessaire de l’humanité. Après l’effondrement des récits modernes, une part significative de la pensée contemporaine trouve sens et justification dans des récits d’effondrement.

C’est dans ce contexte que pourraient être interrogées les pratiques artistiques contemporaines. Si, depuis la Seconde Guerre Mondiale, le cinéma et le roman abondent en récits apocalyptiques qu’il conviendrait d’interroger à nouveaux frais, de prime abord, les arts plastiques ne semblent pas offrir sur le sujet des exemples aussi nombreux ni aussi évidents. Toutefois, dans leurs contenus et dans formes, ainsi que dans les procédures qu’ils mettent en œuvre, ils convoquent souvent des notions qui mériteraient d’être mises en perspective avec les enjeux de la crise postmoderne. À titre d’exemple, une telle mise en perspective serait susceptible d’éclairer la manière dont le travail d’un Robert Smithson, dans les années 1960, s’articule autour du principe d’entropie ; ou la façon dont celui de Joseph Beuys entend inventer une utopie marquée par le paradigme écologique. Tandis que le premier semble épouser le récit de l’effondrement, le second tente au contraire de reconstruire un récit après l’effondrement de celui des modernes.

C’est dans cette perspective qu’il conviendrait encore de s’interroger sur l’importance du thème de la ruine dans l’art des dernières décennies – que l’on pense notamment au travail de Cyprien Gaillard ou de Louidgi Beltrame. À la différence de ses représentations dans la peinture de la Renaissance et de l’époque romantique, les artistes n’envisagent plus la ruine comme la mémoire d’une civilisation révolue, mais comme le signe de déclin d’une civilisation industrielle dont ils sont les contemporains. Plutôt que comme un témoignage du passé, la ruine apparaît aujourd’hui comme une métonymie du temps présent.

Dans le registre fictionnel du récit après effondrement, il conviendrait enfin d’interroger les figures crépusculaires du mutant, du zombie et du monstre. Qu’il soit un corps malade, dégénéré ou adapté, le monstrueux issu du choc apocalyptique se présente souvent comme le symbole de ce qui est à combattre, et plus rarement de ce qui a survécu. Qu’il occupe la fonction de possible projection symbolique (comme chez Jim Shaw, Mike Kelley et Tony Oursler) ou qu’il permette de signifier l’expérience de l’horreur (chez Tetsumi Kudo ou Paul Thek), le monstrueux peut aussi se comprendre comme une nouvelle figure du anti-héros, alternative à la puissance du bien portant et du bon goût, détruisant sur son passage les valeurs morales et ouvrant la porte à l’altérité la plus brute. Le monstre est ainsi, par excellence, l’être de la fin nécessaire à un possible renouveau.

 

La « société du risque » engage de nouvelles manières de concevoir l’avenir – y compris par l’impossibilité de s’y projeter –  qui ne sont pas sans conséquences sur la façon dont les artistes abordent et donnent sens à leur travail. Comment l’art affronte-t-il la question du temps, le sien comme celui de la société, à une époque caractérisée par la hantise de la fin des temps ? Peut-il ouvrir de nouvelles perspectives esthétiques dans un monde placé sous l’horizon du désastre ?

 

 

Modalités de soumission :

Le dossier de candidature doit être constitué de :

- Une note d'intention du projet d'intervention (2000 signes maximum, espaces compris)

- Une courte biographie et/ou un dossier d’artiste

La sélection des candidats se fera sur la pertinence du contenu mais aussi sur la forme de la proposition d'intervention (montage vidéo, montage texte/image, formes performées, conférence...)

 

Échéances du dispositif :

Les dossiers sont à envoyer au plus tard le 15 novembre 2014 à l’adresse suivante : m.martel@esam-c2.fr. Une réponse sera envoyée au début du mois de décembre 2014.

Les journées d'études se tiendront les 20 et 21 mai 2015 à l'ésam Caen/Cherbourg (site de Caen).

 

Responsables des journées d’étude :

-       Laurent Buffet, critique d'art, professeur de philosophie à l'ésam Caen/Cherbourg et chercheur au Laboratoire de l’art & de l’eau ;

-       Benjamin Hochart, artiste, professeur à l'ésam Caen/Cherbourg et chercheur au Laboratoire de l’art & de l’eau ;

-       Michèle Martel, historienne de l’art, professeure à l'ésam Caen/Cherbourg et responsable scientifique du Laboratoire de l’art & de l’eau.