Essai
Nouvelle parution
Les plus belles pages des manuscrits de Montesquieu

Les plus belles pages des manuscrits de Montesquieu

Publié le par Jean-Louis Jeannelle (Source : Catherine Volpilhac-Auger)

 

Les plus belles pages des manuscrits de Montesquieu confiés à la bibliothèque municipale de Bordeaux par Jacqueline de Chabannes
L'importante dation de Jacqueline de Chabannes a permis de déposer en 1994 à la bibliothèque municipale de Bordeaux des milliers de feuillets, provenant du château de La Brède où étaient conservés depuis le XVIIIe siècle les manuscrits de Montesquieu. Ce volume en présente les pièces les plus intéressantes, sous forme de reproductions largement commentées et replacées en leur contexte, selon trois axes:

Naissance de l'oeuvre L'oeuvre au secret Un homme en son siècle

Les problématiques génétiques et les perspectives interprétatives suscitées par ce corpus récemment exploité ont été développées dans deux ouvrages récents:
C. Volpilhac-Auger, avec la collaboration de Claire Bustarret: L'Atelier de Montesquieu. Manuscrits inédits de La Brède (Cahiers Montesquieu, Oxford-Naples, Voltaire Foundation-Liguori ed., 2001, diff. Aux amateurs de livres) et C. Volpilhac-Auger, Montesquieu en 2005 (Oxford, Voltaire Foundation, SVEC, 2005, diff. Aux amateurs de livres) : “Une nouvelle ‘chaîne secrète' de L'Esprit des lois: l'histoire du texte” (p. 85-215).

 

Les plus belles pages des manuscrits de Montesquieu confiés à la bibliothèque municipale de Bordeaux par Jacqueline de Chabannes

 

par Catherine Volpilhac-Auger

 

avec la collaboration d'Hélène de Bellaigue

 

En 1994, la comtesse Jacqueline de Chabannes donnait à la bibliothèque municipale de Bordeaux l'intégralité des manuscrits et des ouvrages conservés depuis plusieurs siècles au château de La Brède. Dans cet ensemble considérable, la partie la plus précieuse est constituée des manuscrits et des livres de son ancêtre, Charles-Louis de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu, l'auteur de L'Esprit des lois et des Lettres persanes. Mme de Chabannes souhaitait éviter que ce fonds, d'une valeur inestimable, ne fût dispersé. Elle a choisi de le confier à la bibliothèque municipale classée de Bordeaux, dirigée par Pierre Botineau, et chère à Louis Desgraves, biographe de Montesquieu, qui y fut conservateur : Mme de Chabannes savait qu'il y trouverait d'excellentes conditions de conservation et de mise en valeur. Déjà riche de collections importantes, constituées notamment à l'occasion des ventes de livres et de manuscrits de La Brède en 1926 et en 1939, et par une politique d'achats régulière, la bibliothèque de Bordeaux offre désormais aux chercheurs du monde entier un ensemble unique en son genre. À l'occasion du deux cent cinquantième anniversaire de la mort du philosophe, et au moment où se constitue la Fondation Jacqueline de Chabannes, conformément au voeu de celle qui voulait servir au mieux la mémoire de Montesquieu, il importe de présenter au public les pièces les plus remarquables d'un don aussi exceptionnel.

 

Il nous reste aujourd'hui peu de manuscrits littéraires antérieurs au xixe siècle : d'ordinaire, on détruisait le manuscrit dès qu'il était imprimé, car on l'estimait dès lors inutile (ou compromettant). Les esquisses ou brouillons n'étaient alors guère jugés dignes d'intérêt, et n'étaient donc jamais conservés. Enfin, la dispersion des archives familiales au fil des siècles et les aléas de l'histoire ont souvent eu raison des patrimoines manuscrits, dont l'intérêt historique n'était plus perçu après quelques dizaines d'années… La situation des manuscrits de La Brède est fort différente : Montesquieu lui-même conservait précieusement tout ce qui pouvait lui être utile un jour, pour corriger et augmenter ses oeuvres publiées, en écrire de nouvelles et parfaire celles qu'il avait en chantier, quand il mourut brutalement en 1755 ; ses descendants ont conservé scrupuleusement ses dossiers, qu'on aurait pu retrouver exactement tels que Montesquieu les avait laissés si son petit-fils Charles-Louis n'en avait brûlé une partie pendant son séjour en Angleterre, entre 1818 et 1825. Tous ceux qui sont revenus en Bordelais en 1828 sont passés aux générations suivantes sans altération : les châtelains de La Brède ont eu pendant près de deux siècles le souci de préserver un patrimoine qui était le leur, mais aussi celui de tous les admirateurs de Montesquieu, de par le monde. Ils ont donné ainsi aux lecteurs d'aujourd'hui les moyens d'analyser et de comprendre une pensée qui apparaît ainsi dans toute sa complexité.

 

En ces pages on ne relèvera que rarement sa propre écriture : comme beaucoup d'aristocrates ou d'écrivains de son temps, Montesquieu a recours à des secrétaires, qui lui deviennent de plus en plus nécessaires quand ses yeux s'affaiblissent. Il leur dicte ses lettres comme les chapitres les plus longs et les plus complexes de L'Esprit des lois ; quelquefois ils recopient des versions antérieures, écrites par Montesquieu lui-même ou d'autres secrétaires. Cela constitue pour les chercheurs un extraordinaire moyen d'investigation : on peut distinguer et dater l'intervention de presque trente mains différentes, ce qui permet de suivre avec la plus grande précision le cheminement des corrections et de la composition d'une oeuvre, d'assigner une date précise à un chapitre, voire à une page ou même à une phrase, de mettre en rapport une citation, une référence, et l'ouvrage dont elle est tirée, car celui-ci figure dans le catalogue de sa bibliothèque – parfois même Montesquieu a rédigé des notes en le lisant ; or tous ces documents, catalogue, notes, brouillons sont maintenant disponibles… Il est aussi possible d'analyser la qualité du papier utilisé et d'en déterminer ainsi le lieu de fabrication : on sait ainsi où fut acheté tel lot de papier, et donc où (en Bordelais ou à Paris) Montesquieu a commencé à écrire tel chapitre. On apprend encore que le philosophe avait eu l'intention de consacrer un livre de L'Esprit des lois aux colonies, un autre ou peut-être une oeuvre à part aux guerres, déportations, exterminations qu'a connues le genre humain du fait des conquêtes ou de l'intolérance religieuse.

 

Les manuscrits de La Brède, dans leur multiplicité, reflètent aussi bien sa pensée dans toute sa complexité que sa vie même. À travers ces pages apparaissent ses lectures, ses commentaires personnels, la manière dont il compose déjà son oeuvre future au fil de ses lectures, en un mot la méthode de travail d'un esprit extraordinairement organisé, dont l'érudition est immense ; on voit aussi la progression de la rédaction, d'une page biffée chargée d'hésitations et de corrections à une autre plus élaborée et plus ferme. Ces manuscrits révèlent aussi ce qu'il a voulu garder pour lui-même, parce qu'il le jugeait imparfait ou par crainte de regards indiscrets – en ces temps de censure où l'Église joue un rôle important (L'Esprit des lois a été condamné par l'Index en 1751), même Montesquieu, dont la réputation a franchi depuis longtemps les frontières du royaume de France, ne peut publier ce qu'il veut. Enfin on y découvre un homme, dans son intimité familiale ou chargé d'honneurs, au long de sa carrière : il fut d'abord juriste à Bordeaux, pour mieux devenir législateur de l'humanité. Ce sont les trois aspects étudiés ici : une méthode de travail qui permet la naissance de l'oeuvre, une bibliothèque qui gardait son secret, un homme en son siècle.

 

Les documents présentés ici offrent un parcours très divers, à l'image de l'oeuvre de Montesquieu, encyclopédique, multiforme : il a aussi bien écrit des traités scientifiques que des romans, des oeuvres philosophiques que des textes historiques, pour lesquels il avait mis en oeuvre une documentation considérable. On trouvera donc dans les pages qui suivent des chapitres rejetés de L'Esprit des lois, parfois à peine esquissés, mais qu'il gardait pour d'autres fins ; les traces d'une méditation personnelle sur la religion antique, et par là même sur la religion qui fut la sienne ; des réponses aux objections suscitées contre L'Esprit des lois, afin de faire taire la polémique ; mais aussi le dénouement – soigneusement occulté par son fils – d'un roman oriental plus sulfureux qu'il n'y paraît.

 

Sa vie en Bordelais, si riche, mériterait à elle seule une autre publication : son activité comme propriétaire et exploitant, comme seigneur de La Brède, exerçant la justice et faisant respecter ses droits auprès de ses vassaux, comme président du parlement de Bordeaux mais aussi comme partie d'un procès où il a vu remettre en cause certains de ses titres de propriété, tout cela l'a placé au coeur d'un réseau de relations d'affaires et d'amitiés qui a constitué son expérience même, et dont on trouvera ici seulement quelques traces, alors que le fonds est à cet égard d'une immense richesse. Loin de constituer un domaine spécifique, qui permettrait d'isoler l'oeuvre et la vie, cet aspect est central, car cette expérience est passée dans ses romans, dans ses traités où il fait l'histoire et la théorie du commerce, où il revendique une justice plus équitable, un exercice plus raisonné et plus modéré du ou des pouvoirs, où il étudie le fonctionnement des sociétés – fondant ainsi la sociologie et donnant à la politique des États modernes des règles que les différentes constitutions françaises, la constitution américaine et la constitution allemande de 1949 n'ont pas oubliées.

 

L'auteur des Lettres persanes comme de L'Esprit des lois est devenu de son vivant, mais plus encore depuis l'avènement des démocraties modernes, un des fondateurs de la pensée politique : en mettant la liberté au coeur de son oeuvre, en assignant comme fonction au législateur de la garantir à tous les individus, en donnant l'exemple de l'esprit critique, il a ouvert une voie nouvelle. Nous sommes tous les héritiers de Montesquieu.