Essai
Nouvelle parution
Les Marges de la nuit – Pour une autre histoire de la peinture

Les Marges de la nuit – Pour une autre histoire de la peinture

Publié le par Alexandre Gefen (Source : Marcinik Dorothée)

Baldine Saint Girons
Les Marges de la nuit – Pour une autre histoire de la peinture
Les Éditions de l'Amateur, Paris, 2006,
180 pages, 90 ill., 45 euros


"Peithometa vukei melainê"
Iliade, VIII, 502


Faut-il, comme Homère, céder à l'appel de la nuit noire ? Dans Les marges de la nuit, Baldine Saint Girons nous présente une nuit inédite, où l'on reconnaît pourtant la fille du crépuscule hégélien qui permet l'envol du sens, et celle du soir heideggérien, promesse ou don de métamorphose.

« La nuit ne fait pas de nous des aveugles, n'est pas la simple absence du jour et n'occupe pas une position anecdotique dans la peinture ». Ces « axiomes », comme les appelle l'auteur, viennent d'abord contrarier et même déstabiliser notre regard posé sur la nuit. Pour Baldine Saint Girons, la nuit ouvre une vision marginale, engendre un « chromatisme inédit » et favorise « une voyance interne et imaginative ». Mieux : la nuit s'affirme comme une véritable puissance « qui ne se contente pas de modifier les conditions d'existence de notre vision, mais nous fait tressaillir et vibrer de concert avec elle ».

Sans doute avons-nous oublié la magie de la nuit, capable d'enfanter une vision créatrice et émancipatrice, car émancipée des exigences de figurativité et de perspective qui conditionnent notre perception du tableau. Sans doute notre imagination, trop longtemps à jeun, a-t-elle négligé le fait que la nuit – tout à la fois « principe de réalité et principe de fiction » – possède « le pouvoir de nous rendre spontanément métaphysicien » et qu'elle est à la fois « une présence tactile qui nous pénètre et une présence fantastique qui déploie songes et illusions ».

L'auteur analyse plusieurs gravures, photographies, fresques et tableaux, en repoussant sans cesse les limites de la conception que nous nous forgions de la nuit. Et elle réussit de la sorte à ouvrir différents espaces, en les inscrivant dans « les marges » : tout devient contrastes et couleurs, explosion et éveil, bouleversement et pensée. Les signifiants de la nuit nous « réveillent », l'art appartient plus que jamais à la nuit : « Etres et choses ne se réduisent plus à l'apparence, mais prennent une vie propre, mêlant leurs souffles et échangeant leur énergie » (p 14).

S'offre ainsi à nous non pas seulement un spectacle qui se regarde et qui s'écoute, mais un monde qui sollicite l'intégralité de nos sens. La peinture de la nuit à laquelle nous nous croyions habitués s'efface au profit d'une peinture qui en devient la compagne : l'acte de peindre « avec » la nuit nous conduit au « nuital », autrement dit « à ce qui, dans le vis-à-vis avec la nuit, met radicalement en jeu notre destinée » (p 160). La nuit « dé-picturalisée » gagne par conséquent en épaisseur et en dynamisme : elle est cet Autre qui m'enveloppe et qui me révèle à moi-même.

Avec ce livre, nous nous trouvons invités, telle Corinthia, à délinéer l'ombre que la nuit a su projeter en nous-mêmes, et à assumer le défi de lui donner consistance. Il ne s'agit plus de simple dessaisissement : nous nous laissons vivifier par la magie de la synesthésie. La nuit devient dès lors l'allocutaire par excellence, celle qu'elle fut originairement pour Zeus lorsque celui-ci, ayant à assurer la cohésion des différents éléments du monde, lui demanda conseil et qu'elle lui répondit : « Tu relieras tout par le fil de l'âme ».

Dans le désir de peindre avec la nuit, notre âme, devenue fil d'Ariane, nous donne accès au « nuital ». L'expérience de la nuit se fait don d'une argile que nous aurions à modeler, à investir d'un souffle ou d'une pensée traversée de nuit. Car « Penser, être pensant, c'est finalement se laisser traverser par la nuit », écrit Baldine Saint Girons. « Il arrive […] que l'effervescence nous gagne, que la nuit se transforme en allocutaire et que nous lui empruntions sa force » (p 171). Faut-il pour autant comme Zarathoustra, enfermé dans sa propre lumière, rêver notre fusion avec la nuit au point de faire voeu de « devenir nuit » ?
Si l'obscurité de la nuit nous libère incontestablement de la prison-lumière, elle n'en est pas pour autant saisissable ni même appropriable : à l'équilibre de l'endogène et de l'exogène, la nuit agissante, puisque « nuitale », nous échappe pour mieux nous redonner à nous-mêmes. Avec la prise en considération de cette promesse d'avenir se dessine une autre histoire de la peinture et de l'artiste : l'art de la pensée se conjoint dorénavant à l'art de la skiagraphie ou de l'« ombrécriture », selon la belle traduction de Baldine Saint Girons. Là où la vision se trouvait limitée à la simple perception de la pellicule des êtres, la nuit ouvre une vision marginale, d'un chromatisme inédit, qui nous donne chance – si nous la supportons de penser notre futur et de nous y retrouver. Notre désir, en effet, « se dirige vers l'avenir à partir d'un temps immémorial, qui n'est pas révolu, mais qui dure toujours, et qui nous porte, gros de tous les possibles : un temps dont nous sentons qu'il nous engage, individuellement et collectivement ».

Parler des marges de la nuit avec Baldine Saint Girons devient alors la plus belle façon de répondre à l'exhortation homérique : l'acceptation de la perte comme corrélat de la rencontre se substitue à la soumission passive et la nuit polychrome succède à la nuit noire. Passer d'un statut transitif (« Peindre la nuit ») à un statut circonstanciel (« Peindre avec la nuit », puis « Peindre pour la nuit »), c'est finalement donner à la nuit le statut de telos philosophique. Nous sommes définitivement responsables de la nuit, nous avons à répondre d'elle, témoigner pour elle. Pareille charge nous contraint à nous transcender nous-mêmes et c'est en cela qu'elle reste le plus difficile à assumer.

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Un compte rendu du présent ouvrage est d'ores et déjà en ligne dans Acta Fabula: "Voir la nuit", par F. Esquier.