Questions de société

"Les langues régionales ne sont-elles que littérature?", par Elisabeth Cestor (Rue89)

Publié le par Marc Escola

Les langues régionales ne sont-elles que littérature? Par Elisabeth Cestor (08/02/2008)

[1]Le 21 juillet, le Parlement aentériné avec une voix d'avance la réforme des institutions. Parmi lesdifférentes propositions, peu avaient fait l'objet d'un consensus. Unenéanmoins avait été adoptée en première instance à la quasi-unanimité,soit tout parti politique confondu, par l'Assemblée, et refusée, à laquasi-unanimité… par le Sénat. Son texte est maintenant définitivementadopté : “Les langues régionales appartiennent au patrimoine dela France.”

Inscrire les langues régionales dans la Constitution française estun acte majeur au regard de l'histoire de ce pays. En effet, depuisplusieurs siècles, les langues régionales de France ont été écartéesdes lieux publics, et souvent avec mépris. Une “violence symbolique”,selon le concept de Pierre Bourdieu, s'est longtemps exercée sur lescultures régionales de France.

De la « chasse aux patois » à la révision de la Constitution

Amplifiée au cours du XXe siècle, la “chasse aux patois” avait commencé bien avant, notamment avec l'ordonnance de Villers-Cotterêts [2]en 1539. Il est vrai qu'à notre époque, les locuteurs des différenteslangues régionales sont bien moins nombreux qu'ils n'ont pu l'être dansle passé et donc sans doute moins “dangereux” pour l'unité nationale,bien que ce soit l'une des raisons avancées par les sénateurs pourexpliquer leur refus de cette proposition de changement de laConstitution. Les revendications des “régionalistes” seraient pourtanten France plus d'ordre culturel que politique.

L'une des principales d'entre elles serait que l'on cesse deconfiner les cultures régionales uniquement au milieu populaire,notamment paysan, et au passé. Et c'est en cela que le changement de laConstitution, essentiellement symbolique, est une ouverture. Il existenotamment une littérature en langue régionale qui est, souvent,dévalorisée ou sous-estimée, méconnue du grand public et qui peine àêtre intégrée en dehors des études spécialisées et des cerclesd‘amateurs avertis.

Citons par exemple, pour les terres d'Oc, le poète et écrivain provençal Frédéric Mistral [3],qui obtint le prix Nobel de littérature en 1904. Qui s'en rappelle ?Entre ceux qui ne le connaissent pas et ceux qui le sous-évaluent enconsidérant son oeuvre comme “folklorique”, on est loin de s'imaginerqu'il pourrait être honoré, comme ce sera le cas en 2010 à Valparaiso(Chili), lors du Ve congrès international de la langue espagnole, aumême titre que Pablo Neruda.

Troubadours anciens et modernes 

Et que dire des troubadours ! Oui bien-sûr… L'image du troubadourallant de château en château traverse tous les imaginaires. Et leurrenommée fut et est encore internationale. Gérard Gouirand le rappelaiten introduction du dossier principal du dernier numéro de la revuelittéraire Europe, tout en soulignant une plus amère réalité :

« On remarquera que les neuf contributions ici proposéesproviennent d'auteurs de nationalités très diverses : Allemagne,Espagne, Etats-Unis, France, Grande-Bretagne et Italie. C'est, d'unecertaine façon, dire la place qu'occupent les troubadours dans lalittérature universelle et dans la recherche, même si cela ne reflèteque partiellement l'état actuel des études occitanes : pauvres, pour lemoins en France, c'est en Italie qu'elles sont les plus florissantes,selon une tradition qui commence dès l'Alighieri ».

On pourrait aussi se demander combien considèrent, au même titre queleur invention d'une lyrique poétique, créant de nombreuses filiations,que les troubadours ont codifié et inventé une langue, la langue d'oc,formée avant la langue française depuis le latin, tout comme DanteAlighieri a donné les bases de ce qui deviendra l'italien ?

Nombreux sont également les auteurs contemporains qui produisent desoeuvres modernes et de qualité dans le domaine musical, poétique,théâtral et littéraire… de Moussu T e lei Jovents et Lo Còr de la planaà Jòrgi Reboul et Florian Vernet, ou encore Max Rouquette (1908-2005)…

Le cas catalan… 

Alors que le débat autour de l'intégration et de la reconnaissanceofficielle des langues régionales dans la Constitution était en coursen France, le gouvernement espagnol gagnait un procès contre legouvernement catalan pour que trois petites heures hebdomadairesd'espagnol, et non plus deux, soient obligatoirement enseignées dansles écoles primaires et secondaires de Catalogne, car l‘enseignement nes‘y fait plus qu‘en catalan.

Dans cette région limitrophe des terres d'Oc, la situation est doncdiamétralement opposée, mais peut-on la préférer ? Les « Régions » onten Espagne un statut bien différent de la France. Beaucoup plusautonomes, elles sont à même de mener une politique valorisantl'identité régionale. Les « langues régionales » y sont notammentpratiquées quotidiennement, elles investissent aussi bien l'espacepublic que privé.

La Catalogne est la Région la plus offensive dans ce cadre, et laplus contestable… Sa politique linguistique a été l'une de sespriorités depuis la fin du franquisme et l'accès à une formed'autonomie en 1979, donnant à la langue le statut de langueofficielle, au même titre que l'espagnol (article 3). Près de trenteans plus tard, le catalan est devenu “la” langue d'enseignement enCatalogne, elle est obligatoire.

Ceux qui souhaitent que leur progéniture suive des enseignementsprimaires, secondaires… en espagnol, doivent se tourner vers les écolesprivées, ou changer de région. Dans les écoles publiques, l'espagnolfait donc figure de “deuxième langue”, voire parfois, de “langueétrangère” ! Ainsi les nationalistes catalans entretiennent avecl'espagnol, les contraintes que les nationalistes français ont puexercer sur les parlers régionaux de France…

Un roman écrit en catalan véritable succès commercial…

Avec une presse écrite en catalan, des chaînes de télévisionsmodernes et dynamiques, des radios, des manifestations, mais aussi unegrande indépendance vis-à-vis de l'Etat espagnol dans la gestion de lavie de ses citoyens, la Catalogne est un Etat dans l'Etat.

Et si la langue et la culture espagnoles restent néanmoinsmajoritairement partagées par la population, les efforts menés depuisdes années par les nationalistes commencent à porter leurs fruits :exemple symbolique mais très parlant, le dernier prestigieux prixlittéraire Ramon Lull a été attribué à une jeune femme d'originemarocaine, Najat El Hachmi, qui a écrit ce deuxième roman en catalan.

Son premier roman s'intitulait « Jo també soc catalan » (« Moi aussije suis catalane »). Avec « L'ultim Patriarcha » (« Le dernierpatriarche »), elle réussit ce qu'aucun Breton, Corse ou Occitan nepourrait imaginer en France : devenir un succès commercial. Le livre,réimprimé déjà six fois en mois de six mois, sera traduit en espagnolau mois de novembre. Il promet d'être l'un des grands succèslittéraires de la rentrée.

L'ordre se serait-il inversé dans le milieu de la littérature ? Eneffet, pour les générations précédentes –dont Enrique Vila Matas, JoséLuis Zafon, Idelfonso Falcones ou Javier Cercas sont sans doute lesplus représentatifs et les plus connus– écrire un roman, un article ouun essai se fera d'abord en espagnol, puis leurs écrits seront traduitsen catalan.

Avec « Le dernier patriarche », ce fut le contraire. Attendons devoir comment sera reçu ce roman une fois édité en espagnol…. et si lecatalan va devenir la langue de l'écriture pour les futurs grandsécrivains catalans.

Le catalan, langue de l'intégration ?

Mais à côté de cet intérêt louable pour comprendre la situation desimmigrés en Espagne, les non-nationalistes enjoignent à la prudence :les Catalans s'intéressent à tout tant que ce n'est pas en castillan,ou relevant de la culture castillane…. Pourquoi un tel ostracisme ?Ainsi cette décision inédite lors de la dernière foire de Francfort, oùles Catalans ont déchaîné la polémique : en choisissant d'inviteruniquement des auteurs écrivant en Catalan, le gouvernement catalan afermé la porte à ses plus prestigieux auteurs… écrivant en castillanmais vivant en Catalogne, et étant natifs de cette région ! Où sontdonc les limites de l'identité ? Et des politiques régionalistes ?

Aussi peut-on s'interroger sur l'avenir de ces langues dites“régionales” qui, dans une certaine mesure, exclues d'un côté etexcluantes de l'autre, peinent à trouver une place en dehors de toutcontexte politique, là où seule la littérature parlerait…

Elisabeth Cestor, avec la complicité de José Ignacio Martin

URL source: http://www.rue89.com/marseille/les-langues-regionales-ne-sont-elles-que-litterature Liens:

[1] http://www.lapenseedemidi.org/
[2] http://fr.wikipedia.org/wiki/Ordonnance_de_Villers-Cotterêts
[3] http://fr.wikipedia.org/wiki/Frédéric_Mistral
[4] http://www.lapenseedemidi.org/