Questions de société

"Les évaluations de Darcos à Claude Thélot" (Blog évaluation-compétences)

Publié le par Bérenger Boulay

http://stageantihierarchie.revolublog.com/

Documents publiés sur un blog qui annonce un"stage anti-hiérarchie". Ces textes ont en particulier l'intérêtd'articuler les réformes de l'enseignement aux différents niveaux (de l'écoleau sens strict à l'université) et les enjeux pédagogiques à la gestion des"ressources humaines", et plus largement aux développementscontemporains du capitalisme. Sur le blog du stage syndical "évaluation-compétences" organisé les 2 et 3 décembre 2010 à Paris:

La vague deréformes de l'enseignement qui touche toute l'Europe met en cause les systèmesd'enseignement publics, gratuits. Les établissements scolaires publics sont deplus en plus remplacés par des réseaux d'établissements autonomes, diversifiéset qui sont mis en concurrence.
Toutes ces "réformes" ont une même approche : l'enseignementdoit permettre d'acquérir des "compétences de base", "descompétences transversales". "L'approche parcompétences""l'évaluation des compétences" doit devenir larègle sur laquelle se fonde tout enseignement. Élèves, enseignants,établissements doivent être soumis à des procédures d'évaluation.

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Les évaluations de Darcos à Claude Thélot

Les évaluations nationales mises en place par Darcos ont été généralement dénoncées comme non fiables, ne représentant pas le "thermomètre" invoqué ,parce que constituant bien plutôt un exercice périlleux de transformation de la gestion et des finalités du système éducatif régulièrement réaménagé par les différentes autorités étatiques. Leur absence d'intérêt pédagogique signifie que leur but était en fait ailleurs. Prouver que l'école n'est pas "efficace", justifier l'imposition de nouveaux contenus, créer des classements, des différences. Le dispositif n'était pas construit pour "mesurer des acquis", mais pour fabriquer des résultats qui puissent justifier des a priori tout à fait indépendants de l'évaluation. Autrement dit, qu'il ne s'agissait pas d'un instrument de savoir mais d'un dispositif de pouvoir.

Instaurées par Darcos avec des finalités explicitement politiques et uniquement justifiables par leur articulation aux autres volets des contre-réformes, ces « évaluations » ont été conçues directement par l'autorité en charge de la politique scolaire, la DGESCO, pour imposer et vérifier la mise en place des « nouveaux programmes » rejetés par à peu près toutes les associations de didacticiens .

Rompant avec la démarche des précédentes évaluations nationales diagnostiques élaborées par la DEPP, dont l'expertise habituelle a délibérément été mise sur la touche depuis que Darcos est arrivé au pouvoir, la Direction des écoles aux ordres du ministère a improvisé un nouveau dispositif qui se veut d'abord de contrôle : il ne fallait pas que les méthodes de travail, les objectifs des experts de l'évaluation diagnostic viennent contrecarrer les desseins du ministère et ses projets simplistes mais très différents.

Comme l'a annoncé R.Macron, « Le nouveau protocole d'évaluation nationale (appliqué pour la première fois fin janvier 2009 en CM2, et fin mai en CE1) a été calé sur les nouveaux programmes de la réforme du primaire. Il a été conçu comme un outil de référence national qui permettra aussi des analyses locales, au niveau des élèves et des écoles »

Volet du tryptique de la réforme, l'évaluation a pour priorité de « mesurer les acquis des élèves en fonction des programmes de 2008... » ,ces fameux programmes rejetés par l'ensemble des acteurs de l'éducation pour leur « formidable régression pédagogique, disciplinaire et didactique », et qu'il va falloir imposer coûte que coûte!

(voir une synthèse des arguments sur : http://a.camenisch.free.fr/programmes_2008.htm#programme).

Depuis la loi de 89 la justification générale de toute évaluation est bien de « mesurer objectivement les acquis des élèves », mais il ne s'agit plus ici que d'une vague incantation rituelle dépourvue de toute réalité, un simple alibi pour ce qui est une opération de pouvoir, attester d'un écart par rapport à certaines normes, fabriquer les artifices nécéssaires à la mise en place des autres pans des réformes.

Différents registres de critiques ont été formulés, même par les experts de l'évaluation des systèmes éducatifs qui ont voulu le prendre au mot de son intention, fournir au public des éléments de connaissance sur le niveau des élèves, et ont abouti au même constat d'une totale non pertinence.

C'était inévitable vu que le ministère a voulu absolument se passer des services des spécialistes habituels concepteurs des évaluations nationales et qu'il a fallu improviser un test à finalité politique (et non pédagogique), que le but n'était pas la fiabilité mais l'efficacité. Comme pour les programmes, on sent bien qu'il a fallu bricoler « sur un coin de table de cuisine », ainsi que le disait Darcos.

Toutes les études un tant soit peu attentives et conséquentes ont souligné l'inadaptation , l'incongruité, l'arbitraire des items par rapport aux cursus des élèves, l'impossibilité d'inférer quelque conséquence sur une éventuelle compétence, l'impossibilité d'effectuer une quelconque généralisation, l'impossibilité de tirer une conclusion des résultats produits par les élèves.

Comme l'ont conclu de nombreux analystes, à commencer par ceux-là même qui produisent régulièrement depuis 89 des évaluations « diagnostic », ces « résultats » n'ont aucune valeur.

L'incohérence à vouloir mêler épreuve bilan et évaluation diagnostique, l'absurdité du codage binaire et plus encore, imposer un test sur tout le programme quand seul un tiers a été étudié pour le CM2, autant d'éléments qui ont provoqué la colère des enseignants.

Et surtout rien ne permet de comprendre d'où viennent les difficultés rencontrées par les élèves avec cette forme de test. Pas plus qu'elle ne saisit la nature des réussites.

Or l'objectif annoncé par le ministère est bien « mesurer les acquis des élèves à deux moments clefs de leur scolarité élémentaire, renforcer les compétences des élèves là où elles sont insuffisantes en mobilisant les dispositifs d'aide personnalisée, », c'est-à-dire qu'il veut faire jouer à un test bien pauvre, simpliste, réducteur pour ne pas dire fantaisiste, un double rôle en ne pouvant réellement faire ni l'un ni l'autre, mais par contre en opérant tout simplement un tri social.

Au vu des conditions de passation largement détournées, adaptées, hétérogènes,

au vu de la diversité des formes de remontées des résultats, les proclamations triomphalistes de l'Inspection Générale de l'EN ressemblent plus à de vains efforts de « méthode Couée » : le doyen P. Claus n'a pas peur d'affirmer « il y a eu un contrôle qualité mené par la Depp et l'Inspection générale afin de valider la démarche et les résultats. »

Surtout quand le SNPI nous éclaire un peu sur la nature de ce « contrôle qualité »: faire remonter des résultats à tout prix! 

« Des témoignages nous parviennent de toute la France faisant état de pressions directes ou indirectes des IA-DSDEN sur les IEN CCPD pour gonfler les statistiques des remontées des évaluations CM2. La plupart des instructions données l'ont été oralement, mais certaines instructions écrites nous sont parvenues et confirment les alertes qui nous ont été lancées.

Ces instructions consistent à demander aux IEN CCPD de transformer les fichiers des résultats renseignés par les directeurs d'école, notamment ceux qui ont intégré un code 2 validant des compétences partielles, ou bien à transformer les codes A en 0 ou en 1 pour faire remonter les scores. » » Dans certains cas, les instructions délivrées par les IA-DSDEN s'apparentent à une demande de production de faux en écriture publique dénoncée par le Code de procédure publique et le Code pénal. Dans d'autres cas, les instructions sont accompagnées de menaces sur la carrière ».

C'est pourquoi les déclarations de l'IGEN que l'on trouve par exemple dans la « Troisième note de synthèse sur la mise en oeuvre de la réforme de l'enseignement primaire  » (Inspection générale de l'Education nationale, n°2009-072 , juillet 2009) : « le bilan de l'année est largement positif. On peut considérer que ces mesures sont entrées dans le fonctionnement de l'enseignement primaire et qu'elles seront reconduites ... »

« Le succès rencontré dès la mise en place de l'aide personnalisée....... »,

en dépit d'enseignants inquiets de la nouveauté (!!!) des évaluations, « L'exploitation de ces résultats au niveau local commence à constituer un levier de progrès important dans les écoles.  »

« L'inspection générale estime que les résultats sont fiables, »

« ...il n'y avait alors plus de refus de principe de ces nouveaux programmes, peut-être par déni ou méconnaissance de la nouveauté des programmes. « ,

ressemblent à s'y méprendre aux délires grandiloquents des bureaucrates soviétiques du stalinisme triomphant sur la réussite des objectifs du GOSPLAN à 100% quand la réalité est essentiellement composée de vitrines en carton pâte et d'assujettis au silence.

Tout le rapport, qui peut ne paraître que simple tissu de mauvaise foi, ne peut être compris que si on le ramène à ce qu'il est essentiellement : un « jeu de langage », un exercice rhétorique périlleux pour défendre une réforme qui va à l'encontre de certaines missions et habitudes de la hiérarchie, une tentative de réhabilitation d'une caste de hauts fonctionnaires dénigrés par leur supérieur, l'esquisse d'un compromis impossible entre les acteurs de l'éducation et les injonctions ministérielles.

Avec d'un côté des enseignants soucieux de ne pas mettre inutilement leurs élèves en échec, les directeurs sous pression, le harcèlement des contrôles de l'exécution des ordres, la défiance et l'hypocrisie à tous les niveaux de la hiérarchie, on peut s'interroger sur l'immense gâchis de toute cette couteuse machinerie. Pas pour le ministère qui y a vu le moyen de justifier l'aide personnalisée et les programmes, c'est-à-dire une opération pour pousser l'école sur la voie d'une transformation adéquate à « l'amaigrissement » des services publics.

Cette évaluation n'est évidemment pas un bilan de ce que savent les élèves, puisque c'est un outil pour changer des règles de fonctionnement de l'école. Pour comprendre leur fonction de « levier », comme dit l'IGEN, il faut se situer sur le plan du rôle qui leur est conféré dans la politique éducative depuis 2007, et revenir sur les intentions du ministre et les mécanismes d'une gouvernementalité qui cherche à construire des outils d'intervention directe sur l'enseignement.

Les évaluations nationales avaient uniquement pour but de justifier le retour à une stricte programmation réduite et prescrite, la constitution d'un alibi pour le renvoi à une prise en charge interne à l'école de toute difficulté, la sélection et le tri d'un pourcentage de la population fixé par avance n'ayant pas le niveau requis au test,et nécessitant un quasi renforcement négatif.

La non pertinence et la nocivité critiquées par les enseignants renvoient au fait que l'évaluation relève essentiellement d'une fonctionnalité privilégiée depuis son instauration comme dispositif standardisé de masse : le pilotage (ce que Foucault avait analysé par le terme de "gouvernementalité":tous les plans o ù l'état intervient par l'exercice de mécanismes de pouvoir pour régler le sort des individus sur une logique de mise en concurrence des inégalités.)

La nouvelle mouture des évaluations nationales qui n'a plus pour fonction que de fabriquer de la différenciation et de l'échec résulte d'un certain nombre de choix politiques, de projets de gestion, de choix budgétaires qui ont été affirmés explicitement par le gouvernement.

Ce qui ressort du rôle qui leur est conféré et la façon dont il est défini, s'explique par la conjonction de l'évaluation avec les autres mesures des réformes en cours, la refonte des contenus, les EPEP et le renforcement des hiérarchies, la suppression de la carte scolaire, la discrimination des parcours, la volonté forte d'instaurer un fichage des mineurs,une identification, une traçabilité, une conservation de données (avec BNIE).

Cette offensive autoritaire était annoncée dès la « Lettre de mission » de Sarkozy à Darcos qui affirme la nécessité du renforcement de l'évaluation « systématique de tous les élèves tous les ans, …..une évaluation régulière des enseignants sur la base des progrès et des résultats de leurs élèves,…….; une évaluation en profondeur des établissements, qui sera disponible pour les familles ; enfin, une évaluation indépendante et régulière de l'ensemble de notre système éducatif, afin que l'autorité politique puisse en permanence prendre les décisions nécessaires pour garantir la qualité de l'école et sa capacité à répondre aux obligations et aux attentes du monde contemporain.

l'amélioration de notre classement dans l'évaluation internationale des systèmes éducatifs,…."

Et depuis 2007 particulièrement il y a une forte montée en puissance (axée sur le versant de la restructuration autoritaire) de l'évaluation comme opérateur central dans les contre-réformes et celà de manière assez similaire dans l'ensemble des "services publics". Elle fonctionne comme manière d'imposer des changements par réduction des situations à des logiques de résultats à court terme pour les réorienter

selon des procédures qui garantissent la dépossession des acteurs sur leur activité.

Depuis sa prise de fonction, Darcos a régulièrement insisté sur l'évaluation à la fois alibi (le thermomètre censé attester que le système se dégrade parce que ses résultats baissent) et moyen d'action (contraindre les enseignants à changer leurs manières de faire), preuve et épreuve, «  instrument incontestable de mesure » et rapport de pouvoir.

Même si l'arrogance objectiviste stupide du ministre, qui a soulevé l'indignation de quiconque a réfléchi plus de quelques secondes à ce que fabriquent les dispositifs de test, a dû opérer un léger recul en retirant cette phrase du préambule des nouveaux programmes : «  Cette évaluation régulière du niveau des élèves constituera non seulement un instrument de comparaison des effets des différentes pratiques pédagogiques mais aussi un outil de mesure incontestable des résultats de l'école. » elle n'en est pas moins révélatrice d'un certain nombre de fonctions conférées à l'évaluation dans le cadre des réformes de l'école publique.

Ce qui a été réitéré peu de temps après devant le sénat où Darcos dévoile de manière très maladroite l'usage qu'il fait des évaluations, et particulièrement PIRLS et PISA,en faisant dire à l'enquête autre chose que ce qu'elle dit vraiment. Allant même jusqu'à tirer une conclusion carrément opposée à ce qui ressort d'une étude un peu attentive de l'ensemble des épreuves , dans le seul but de justifier la stratégie de "retour aux fondamentaux". On sent bien que ces évaluations sont utilisées pour conforter une stratégie écrite d'avance, un projet global sur la fonction de l'école.

« l'ensemble des chantiers ouverts dans l'éducation nationale depuis quelques mois forme un ensemble cohérent. Il y a bien une unité globale de la question scolaire qui suppose de travailler à la fois sur les programmes de maternelle et sur l'organisation du lycée. Au demeurant, l'ensemble des études publiées par les experts tant nationaux qu'internationaux démontre que notre école doit être réformée dans son ensemble. S'agissant en particulier du primaire, il paraît difficile de se satisfaire des résultats de l'enquête du Programme international de recherche en lecture scolaire (PIRLS), qui classe la France parmi les 5 pays dont les performances sont les moins bonnes, alors même que de tous les pays concernés, la France est celui où la scolarité commence le plus tôt, où les élèves ont 20 % d'heures de cours de plus en moyenne que leurs camarades étrangers et où le taux d'encadrement est le meilleur. Dans ces conditions, il apparaît évidemment nécessaire d'agir et de le faire globalement »XD (audition devant le sénat)

Cette idée d'instaurer une évaluation comme mesure des acquis qui rende compte de l'efficacité de l'école est réaffirmée par la circulaire C. n° 2008-042 du 4-4-2008 qui précise :

« Mesurer régulièrement les résultats des élèves par un nouveau dispositif d'évaluation

L'évaluation des progrès des élèves doit être régulière et précise. C'est pourquoi, de nouveaux protocoles nationaux d'évaluation en CE1 et en CM2 sont proposés aux maîtres. Ils permettent de dresser un bilan des acquis des élèves en CE1 et en CM2, premiers paliers du socle commun. Ils sont construits en référence aux connaissances et compétences fixées par les programmes. Le résultat de ces évaluations sera communiqué aux familles qui pourront ainsi mieux suivre les progrès de leurs enfants.

Ces nouveaux protocoles nationaux d'évaluation étant mis en place durant l'année scolaire 2008-2009, les évaluations nationales en 6ème seront maintenues à la rentrée 2008.

Les résultats scolaires des élèves seront un élément essentiel du pilotage. »

Quand les évaluations nationales sont lancées en 89, après le Comité National de l'Evaluation en 85 et la création de la DEP sous la direction de C.Thélot (1) en 87, et l'obligation de l'évaluation des élèves, c'est tout un ensemble de dispositifs

et de grandes orientations stratégiques qui se mettent en place pour repenser et transformer le mode de régulation du système éducatif, introduire de nouveaux référentiels, produire de nouveaux ajustements, adapter l'école à une nouvelle manière de penser la formation.Les intentions sont claires : l'évaluation est l'outil d'une politique, un outil qui doit permettre d'identifier et gérer tous les niveaux d'un système, élèves, enseignants, établissements, mais aussi les contenus et les certifications, la sélection et l'orientation, et bien entendu le financement.

Il est évident que cette nouvelle définition de l'évaluation n'a plus rien à voir avec l'évaluation pédagogique telle qu'elle est pratiquée jusqu'alors dans les classes (essentiellement la notation) car elle a une visée systémique, dont l'origine et la cause sont extérieurs à l'école. C'est un nouveau cadre d'action et de pensée qui se met en place, par une prolifération grandissante de dispositifs et de discours sur la "culture de l'évaluation", dont la trame générale est d'un simplisme terrifiant.

On assiste à la promotion d'une grille de lecture normative de l'évaluation comme bilan quantitatif à fin de comparaison, pensée et conduite à la fois selon un modèle statistique par uniformisation, homogénéisation, unification des données et selon un modèle productif (« calculer la valeur ajoutée », rapport Claude Pair) : les acquisitions des élèves seraient le produit d'un processus d'accumulation de résultats individuels , le résultat de l'enseignement serait un produit susceptible d'être mesuré.Un différentiel entre un état de départ et un état d'arrivée, identifiable par le résultat scolaire. Le « produit éducatif » serait un domaine de réalité homogène, continu, commensurable. Ce que conforte le cognitivisme en sciences de l'éducation lorsqu'il réduit le sujet à l'individu, l'individu à des processus cognitifs identiques, universels.

Il s'agit surtout, comme on peut le lire dans les objectifs qu'elles se donnent, de produire un modèle général qui permette de« mesurer des acquis », « disposer d'un indice d'efficacité, afin de« disposer d'un instrument de pilotage ».

Dès l'instauration des évaluations nationales de masse en 89, il s'agit bien aux yeux des concepteurs de faire jouer un rôle normatif a priori et de régulation par les résultats a posteriori, moyen d'agir sur l'action enseignante, et prescription forte sur la conduite des apprentissages. Les normes de l'évaluation deviennent le cadre de l'enseignement. L'activité est jugée par ses résultats au test. Celle de l'élève et de l'enseignant.

Diagnostique ou bilan, l'évaluation en s'affirmant comme "mesure des acquis" par l'application d'un outil standard permet d'imposer l'idée que ce qui est à évaluer constitue un domaine continu, un champ de réalité homogène. La diversité, l'hétérogénéité, la multiplicité, la singularité des élèves, des manières d'apprendre, tout ce qui fait qu'il y a des modalités très diverses de l'apprentissage, des milieux, des histoires, des cultures,

tout est occulté par l'évaluation pour pouvoir constituer un domaine du comparable où il n'y a plus alors que des niveaux que l'on peut ainsi classer.

La mesure est la construction qui réduit, simplifie, unifie en fabriquant des résultats abstraits et en changeant le sens de ce qui est mesuré. Mesurer des résultats est une manière d'uniformiser ce qui fait l'hétérogénéité d'un champ social où s'opposent des divergences, des inégalités, des conflits irréductibles.

Ce que permet justement la définition de l'élève comme simple détenteur de compétences individuelles, celles qui sont définies dans le "socle commun," simples règles générales susceptibles de s'appliquer à n'importe quel contexte.

La compétence, c'est-à-dire ce qui est inféré à partir des termes de son évaluation, c'est ni plus ni moins que ce que fabrique le dispositif de mesure et qu'il suppose comme réalité pré éxistante qui serait l'attribut de l'individu. Comme le disait Binet, l'intelligence c'est ce que fabrique mon test!

On peut parler d'un nouveau modèle de gouvernement de l'école qui cherche contre l'ancien modèle "républicain" à se mettre en place, selon des normes communes à l'ensemble des pays européens.

Ce que note une chercheuse qui s'illusionne sur les vertus d'une bonne évaluation au service de la démocratisation scolaire:

« L'évaluation de l'action publique s'est développée et continue à se développer dans tous les pays européens. On peut même dire que c'est un élément de convergence des systèmes européens. Elle se généralise sur la base d'une rhétorique commune de modernisation des systèmes et elle présente, sur le plan sociologique, des aspects communs et convergents de fonctionnement:

1) Elle est préconisée par le « haut». Elle se développe principalement dans des systèmes dont l'efficacité et l'équité sont mises en cause et dont le mode de pilotage est en crise. On se demandera quel est l'intérêt des dirigeants politiques ou administratifs dans cette préconisation insistante de l'évaluation

2) Ce type de pratique, qui est à la fois un outil et un état d'esprit, n'est pas la panacée espérée, puisqu'il est lui-même en crise récurrente. La segmentation des dispositifs, de leurs disciplines et de leurs objets, leur empilement peu coordonné, sont la règle. Une conséquence de cette segmentation du travail d'évaluation est que les résultats produits par chacun des niveaux intéressent très peu les autres acteurs.

3) Ce n'est pas seulement par rapport aux crises endogènes des systèmes scolaires, et aux pressions de la commission européenne, que l'on peut comprendre l'émergence et l'expansion des dispositifs. Il faut situer le développement de l'évaluation dans l'école par rapport aux transformations du management du travail humain dans les industries et les services et par rapport aux modes actuels de "gouvernementalité" (Foucault), toutes choses qui excèdent largement la question scolaire et concernent le lien politique dans les sociétés européennes. »

( Lise Demailly, CLERSE-IFRESI-USTL, « En Europe : l'Évaluation contre la crise des systèmes scolaires, l'évaluation en crise. »)

Evaluation : de la mesure au pouvoir

De la maternelle à l'université, de Mac Do à la Poste, des compétences des salariés à l'engagement des cadres, des pratiques de soins aux projets associatifs, l'évaluation est devenue le maître mot du contrôle des activités, de la quantification des pratiques singulières, de la soumission à des normes, de l'assignation générale à des significations capitalistes de rentabilité.

En deux décennies, l'évaluation est rapidement devenue un virus puissant qui a profondément affecté tous les domaines d'activité, l'ensemble du champ social, et remanié non seulement ce que les gens font mais la manière dont les gens se définissent, se rapportent aux autres et à eux-mêmes.

En quelques années, ce sont des modalités systématiques d'évaluation qui ont proliféré à partir des milieux du travail pour le contrôle du « rendement »jusqu'à l'éducation aujourd'hui induisant sous des formes diverses mais cohérentes et catastrophiques une normalisation parasitaire des conduites.

Elle a été si vite développée, généralisée, imposée comme moyen obligatoire pour chacun de rendre des comptes, de rendre visible le résultat de son activité, d'attester de son « efficacité », qu'elle s'est terriblement banalisée de contrainte arbitraire en simple nécessité technique. Ce par quoi il faut bien en passer pour savoir où on en est; parce qu'on ne peut pas faire autrement.

Combien de fois n'a t-on entendu dans les discours à visée gestionnaire qui en ont fait la promotion acharnée qu'après tout, l'évaluation est naturelle à l'être humain, portant ainsi à son comble l'aveuglement intéressé occultant les conditions de production des règles culturelles qui veulent s'asseoir une autorité indiscutée. Même si elle est bien souvent construction sophistiquée et chiffrée, mobilisant certains types d'expertises plutôt que d'autres, on veut la fonder sur le fait qu'au fond, évaluer c'est comme respirer!(2)

Mais plus généralement c'est par référence à un autre registre de justification que l'on nous vante ses mérites. Celui d'une prétention à l'objectivité. On aurait enfin une méthode qui garantirait impartialité, neutralité, uniformité de traitement, une démarche enfin rationnelle détachée des biais subjectifs.

La réthorique de l'objectivité comme modèle de vérité est très prégnante dans l'imaginaire savant, expert, mais surtout diffusé à l'attention de l'extérieur des élaborations disciplinaires, à destination du public. Il constitue un « puissant fétiche » (3) auquel croient surtout ceux qui ne sont pas engagés dans le besoin de disqualification pour soutenir leur point de vue comme nécessairement situé.

Invoquer l'objectivité est avant tout une technique de camouflage, pour dissimuler une perspective de construction, transformer un dispositif de production en révélation de vérités préexistantes, effacer les traces des intermédiaires qui déterminent le résultat produit, et pour mettre à distance un public passif dénué de tout statut d'acteur dans la production de connaissance.

Dans le cas de l'évaluation,l'invocation continuelle de l'objectivité renvoie surtout au recours à la standardisation de procédures traitant chacun de la même manière, s'appliquant uniformément indépendamment des circonstances, visant à transformer les sujets en objets à conformer aux attentes d'un dispositif qui sert à produire des jugements. C'est le dispositif d'évaluation qui implique que ceux à qui il s'adresse ne seront plus que des échantillons qui vont être mis en visibilité par un cadre prédisposé, rendus comparables, homogènes et différentiables par les variables choisies.

Toute l'arnaque de l'évaluation se fonde sur la confusion, l'amalgame volontaire entre révélation et construction, entre la reconnaisance d'un état et la fabrication d'une réalité qui ne lui pré éxistait pas. Elle repose sur la croyance qu'elle serait le révélateur, le dévoilement, le témoignage qui permettrait d'attester d'un état de fait,autorisant de plus à produire un jugement. Et en même temps elle nie qu'elle repose sur quelque chose qu'elle fabrique.

L'évaluation repose sur une double occultation de la relation : elle focalise sur un individu qu'elle va délier de son environnement relationnel et elle va lui substituer un autre contexte relationnel présenté lui comme simple condition de mise en visibilité de ce qui existerait de manière isolée. Elle opère une première coupure en détachant un individu imaginaire de son contexte réel, et elle réintroduit cet artefact dans un second milieu, celui propre au dispositif, avec ses paramètres, mais qui se trouve en fait dénié comme producteur pour s'affirmer comme simple témoignage.

Le choix, la volonté insistante pour définir l'évaluation comme « mesure objective » des acquis, de la performance, de l'activité, est une opération de légitimation qui joue un double jeu: faire croire à la neutralité de l'instrument en occultant ses présupposés et dissimuler sa véritable fonction.

Quand on sait au contraire en suivant les réseaux de controverses d'expertises que les coulisses de leur fabrication relèvent plus du champ de bataille, des luttes d'influence, des calculs stratégiques, de l'application de politiques préconçues. Les processus de construction révèlent au contraire l'extrême partialité qui préside au choix des critères, contenus, formats, finalités où l'on sent bien que ce qui compte avant tout c'est le rôle politique que l'on veut faire jouer à cette forme de tri.

Qu'elle soit imposée comme notation des personnes, tests QCM, grille de compétences, quantification des travaux, examen, l'évaluation relève d'une logique de pouvoir qui tend à assigner des normes, assujettir à des formes d'identification et validation, réduire à l'homogène, fabriquer du comparable.

La prolifération des procédures d'évaluation appliquées aux élèves, aux étudiants, aux chercheurs, aux travailleurs, par delà la diversité des modalités et niveaux d'application prend son sens quand on se pose la question « A quoi ça sert ? », Quels intérêts les commandent ? Qu'est-ce qu'elles fabriquent ? Et c'est au niveau systémique qu'il faut penser les conditions, les finalités, les effets induits et nuisibles de ce qui est devenu en quelques décennies, pour l'état comme pour l'entreprise un opérateur central de régulation des activités et des ressources qu'ils captent.

Il y a quelques temps, le philosophe JL Nancy évoquait un aspect essentiel du sens de l'évaluation en tant qu'elle constitue dans les sociétés capitalistes une extension logique de la manière dont il s'agit de définir l'ensemble des activités pour les faire rentrer dans l'axiomatique de l'accumulation de valeur. Afin de mieux faire ressortir la rationalité actuelle de la frénésie évaluative, il choisissait de la mettre en contraste avec une toute autre manière de penser l'évaluation qui s'y oppose radicalement:

Dans un entretien au journal "Le Monde"(4) le philosophe écrivait :

"Ce que Nietzsche a désigné comme "réévaluation des valeurs" ne signifie pas dévalorisation ou destruction des valeurs, mais réinvention des actes d'évaluation, tension dans l'invention d'un autre homme, ou d'un autre que l'homme trop humain. Les valeurs ne sont pas données, comme le voudraient ceux qui les réclament. Ce qui nous est donné, en revanche, c'est ce que Marx, au fond cousin de Nietzsche, a nommé "l'équivalence générale" : l'argent, le capital. Tout se vaut, rien ne vaut. Et les hommes comme les choses valent moins que rien, mais en argent. Nous devons au contraire pouvoir à nouveau évaluer, c'est-à-dire faire des différences qui ne soient pas de quantité, mais de valeur intrinsèque et comme telle incommensurable. Un homme n'en vaut pas un autre : ils sont égaux dans leur inéquivalence, ne sont pas échangeables, ni comme objets ni comme sujets. Ce que nous avons en commun, c'est l'incomparable."

La réalité hégémonique à laquelle nous avons affaire, c'est l'évaluation comme mesure qui unifie, comme outil général qui vise à établir un domaine de comparabilité pour capter et soumettre des individus définis abstraitement, mesurables isolément, rapportés à une équivalence générale, principe de la mesure des activités sous contrôle capitaliste. L'évaluation est le processus d'abstraction qui rapporte tout à un même plan de comparaison, les moyens et les fins, les manières de faire et les finalités visées, la diversité des sujets et le sens de leurs actes,

Les opérations de réduction et de redéfinition effectuées par les dispositifs d'évaluation peuvent être rapportés au concept forgé par Deleuze pour saisir la dynamique capitaliste sous l'angle de son instauration plutôt que de l'intérieur de son fonctionnement, la mise en place d'appareils de capture (5) comme mise en place d'une comparabilité permettant l'appropriation. Au coeur du mécanisme capitaliste, il n'y a pas les lois du marché, mais d'abord une opération de pouvoir, violente, de coupure, enclosure et traduction.

La référence à Nietzsche renvoie à ce qu'il nous faut opposer à l'évaluation,à ce qu'il faut voir de manière très pratique comme divergences entre des façons d'attribuer de la valeur, non pas en général, mais en tant que les valeurs renvoient à des conditions d'existence : la recréation, la reconstruction de milieux qui rendent l'évaluation impossible, la diversité des attitudes éthiques, et finalement politiques, comme expérimentation de la différence qualitative et intensive entre des modes d'existence, entre des manières divergentes de ce que signifie attribuer de la valeur ; où dès lors tout ce qui est présenté comme pseudo vérité qui transcenderait les situations est dépassé par la détermination supérieure du sens. Ce qui fait sens ne pouvant être apprécié que par des critères immanents, en fonction des possibilités de création, de liberté, de devenir qu'elles permettent.

Didier Muguet. -01/03/2010-


Notes

1.Quelques années plus tard, il a déclaré : les évaluations " ne sont qu'un instrument au service de la politique éducative. Il s'agit ici d'une conception instrumentale de l'évaluation...L'évaluation a deux grandes utilités, ou, au moins, doit viser à avoir l'une ou l'autre, ou les deux utilités suivantes, la pondération entre elles deux variant selon les formes d'évaluation rappelées ci-dessus.

- Une utilité externe, destinée à informer la société (décideurs, parents d'élèves, employeurs, etc.) sur l'état du service éducatif, notamment sur sa qualité, ses résultats, mais aussi son coût et son fonctionnement.

- La seconde fonction est interne, c'est-à-dire informe les acteurs du système (enseignants, élèves, administrateurs, etc.) au moins sur les mêmes éléments, ce qui les aide à réfléchir sur leurs actions et l'organisation (du système, de l'établissement, etc.) et à les infléchir pour les améliorer.En ces deux sens l'évaluation est (au moins potentiellement) une très grande force de régulation, peut-être la seule force de régulation aujourd'hui dans un espace public marqué par des acteurs éduqués et exigeants."

(Claude Thélot , conférence au colloque de l'Adméé, oct.2005)

2. (cf. un exemple parmi d'autres, le séminaire international: » l'évaluation, au service de la qualité en éducation : pratiques et enjeux ». 29 mai-2 juin 2006, Organisée par le CIEP en partenariat avec le MAE et l'AFD )

3. le terme est de la féministe D.J.Haraway qui à ce jour a produit la plus pertinente analyse politique des sciences et du rôle de l'objectivité comme occultation du caractère nécessairement située de toute perspective de savoir. En traduction française, on peut lire : Manifeste cyborg et autres essais, Exils, 2007 et Donna Haraway, Des singes, des cyborgs et des femmes. La réinvention de la nature, Actes Sud,2009.

4. Entretien avec Jean-Luc Nancy sur Nietzsche,  Le Monde, 06.03.2008.

5. G. Deleuze, F. Guattari: Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980( le chapitre intitulé du même nom…..)