Questions de société

"Le Nobel de physique Albert Fert critique sévèrement Sarkozy et Pécresse", par S. Huet (blog Libération).

Publié le par Marc Escola

"Université et Recherche : le Nobel de physique Albert Fert critiquesévèrement Sarkozy et Pécresse",

par Sylvestre Huet sur son blogSciences2, "Libération", 29 janvier 2009

Pour lire cet article sur le blog Science2.

"Depuisqu'Albert Fert a décroché le prix Nobel de Physique, en octobre 2007,Nicolas Sarkozy et Valérie Pécresse lui filent le train. Objectif : quecet élégant physicien soutienne publiquement les réformes du système derecherche et d'enseignement supérieur décidées par l'Elysée.

Débonnaire,prudent en politique, de caractère plutôt gentil et passionné surtoutde physique (et de jazz), Albert Fert a longtemps laissé dire unPrésident qui prétend que son histoire scientifique donne raison à sesréformes.

Pourtant, le jour de l'annonce de sonNobel, alors qu'il siégeait en Conseil Scientifque du Cnrs, il avaitdéjà indiqué qu'il ne se laisserait pas manipuler. C'est ainsi quej'avais publié dans Libération le lendemain de la nouvelle du Nobel,cette phrase, malheureusement prémonitoire d'Albert Fert : "En cettepériode de transformation de notre système de recherche, j'ai envie dedire à notre ministre Valérie Pécresse d'éviter une approcheidéologique, qu'il faut absolument garder la capacité de coordination,d'élaboration d'une stratégie nationale du Cnrs dont l'Agence nationalede la recherche (ANR) n'est pas dotée. Ce que dit ce Nobel, c'est aussique si la recherche est importante pour l'économie, elle commence pardes travaux fondamentaux qu'il faut ensuite transférer de manièrefluide vers les entreprises (..) Désolé, je dois vous quitter, monsieurSarkozy m'appelle".

Aujourd'hui, Albert Fert metransmet un texte qu'il signe avec trois autres scientifiques de renom.Précis, argumenté, ce texte critique durement la politique de NicolasSarkozy et de Valérie Pécresse, tant pour la recherche que pourl'Université. Les scientifiques et les universitaires y verront unencouragement à leur action en cours contre ces réformes, qui pourraitprendre la forme d'une grève dure à partir de lundi prochain. Le blogScience2 publie ce texte avec l'accord de ses signataires. Le voici cidessous (...)." S.H.

"Réforme des universités et de la recherche : des discours aux actes

Par:Bruno Chaudret, chimiste, membre de l'Académie des sciences, directeurde recherche, Albert Fert, physicien, prix Nobel 2007, professeur, YvesLaszlo, mathématicien, professeur, Denis Mazeaud, juriste, professeur.

Depuisdes mois, le gouvernement proclame sa volonté de réformer le système del'enseignement supérieur et de la recherche pour le hisser au meilleurniveau mondial.

De nombreux représentants de lacommunauté scientifique, parmi lesquels des signataires de ce texte,ont manifesté un grand intérêt pour ce projet et ont proposé denombreuses pistes de réflexion. Le ministère les a pieusement écoutéspour ensuite ne tenir aucun compte de leurs suggestions et remarques.Et les orientations finalement retenues, souvent en contradiction avecle but affiché, sont extrêmement préoccupantes.

Ainsi,alors que l'objectif affiché est l'excellence de nos universités et denotre recherche, alors que Mme Pécresse a proclamé sa volonté de porternos meilleurs établissements aux premiers rangs du fameux classement deShanghai, comment comprendre que les réductions d'effectifs annoncéestouchent notamment les universités les mieux placées dans ce classement?

Le ministère réplique que ces suppressions depostes pourront être compensées par la possibilité de moduler la charged'enseignement des universitaires en fonction de leur activité derecherche, possibilité qu'introduit un récent projet de décret. Unemodulation des services, dans son principe, pourrait avoir l'intérêt deréduire la lourdeur de la charge d'enseignement qui handicapel'activité de recherche de nombreux universitaires, notamment vis-àvisde certains collègues étrangers. Mais ses modalités de mise en oeuvreen font une mesure dangereuse, hypocrite et contre-productive.

Lamodulation envisagée est dangereuse : elle dépend du seul pouvoir duprésident d'université et de son conseil d'administration, nullementliés par l'avis seulement consultatif du Conseil National desUniversités. Cet organe représentatif, chargé de l'évaluation desuniversitaires, tire pourtant sa légitimité de son indépendance àl'égard du pouvoir central (ministère) et des pouvoirs locaux(président et conseils d'université) ainsi que de sa composition, quigarantit une évaluation des universitaires par des pairs compétents, cequi est indispensable à toute évaluation impartiale et équitable. En leconfinant à un rôle subalterne et en conférant des pouvoirs exorbitantsaux présidents d'université, la réforme porte gravement atteinte auprincipe d'indépendance des universitaires. Or ce principe est consacrédans tous les pays dotés d'universités performantes, tout simplementparce que l'indépendance est indispensable à une recherche créative età un enseignement de qualité. « L'université est une communauté dechercheurs scientifiques libres de suivre leurs idées dans n'importequel domaine du savoir » a dit un président de l'université Rockfeller,célèbre université privée américaine. Loin d'améliorer la qualité de larecherche et de l'enseignement supérieur, la réforme projetée aboutiraainsi au « clientélisme » et au « localisme » si souvent dénoncés parle ministère.

La modulation envisagée est égalementhypocrite. Alors qu'on la présente comme un moyen d'améliorer laqualité de la recherche, on doit craindre qu'elle soit seulement unmoyen d'alourdir la charge d'enseignement des universitaires. Commentle ministère peut-il supprimer des postes dans de très bonnesuniversités et soutenir, en même temps, que la modulation servira àalléger les charges d'enseignement de la majorité d'excellentschercheurs de ces universités ? L'érosion du potentiel d'enseignementempêchera de facto la modulation à la baisse et imposera la modulationà la hausse, quel que soit le niveau des Universités et desuniversitaires.

Et cette modulation s'avèrera ainsifinalement contre-productive. A l'inverse de la volonté affichée par leministère, cette mesure, si elle aboutit donc à alourdir la charged'enseignement, affaiblira durablement le potentiel de recherche desuniversitaires. Le souci de ne pas gaspiller l'argent des contribuablesest légitime et nécessaire. Encore faut-il que ces économies s'avèrentproductives. A l'heure où l'économie réelle a besoin d'investissementsd'avenir aux dires mêmes du président de la République, la politique àcourtevue de coupes claires sans discernement dans la recherche etl'enseignement supérieur est suicidaire.

Et là ne résident pas les seules contradictions.

Premierexemple, les « chaires organisme-université ». Ces postes, destinés àattirer les jeunes chercheurs les plus brillants, offrent une meilleurerémunération, des crédits de recherche et un service d'enseignementallégé pendant 5 ou 10 ans. L'idée, si elle ne doit pas cacher la «misère universitaire française », était assurément séduisante. Mais samise en oeuvre est désastreuse. Dans la configuration actuelle, eneffet, chaque chaire, avec ses crédits de recherche budgétisés avec lessalaires, coûte presque autant que deux postes d'enseignant-chercheurou de chercheur : à budget constant, chaque chaire « consomme » doncdeux postes ou presque et conduit ainsi à diminuer le nombre global depostes disponibles. Et le ministère a refusé tous les modes definancement alternatifs, même ceux n'entraînant pas d'augmentation dubudget de l'enseignement supérieur. Cette diminution des postesdisponibles réduira le nombre global de brillants chercheurs recrutéset ira donc à l'encontre du but recherché : attirer ou retenir lesmeilleurs. Une bonne idée potentielle a ainsi été travestie en « uneidée astucieuse pour rendre des postes à Bercy ».

Deuxièmeexemple, la réorganisation de la structuration de la recherche. LaFrance doit nombre de ses succès scientifiques aux organismes (CNRSnotamment) qui garantissent la cohérence de l'effort national derecherche. La recherche universitaire est particulièrement performantedans les laboratoires dits mixtes, associant en partenariat l'organismede recherche avec une université ou une entreprise. Il est surprenantd'entendre le président de la République annoncer le 22 janvier latransformation totale du CNRS en agence de moyens, ce qui serait la finde cette fructueuse mixité, au mépris du plan stratégique del'organisme pourtant accepté par l'Etat il y a 6 mois. Ce dans undiscours où il célèbre l'un de nous, qui effectue sa recherche dans unlaboratoire… mixte ! S'il importe de moderniser les Organismes, c'esten instituant un partenariat équilibré avec l'Université. Il faut aussidonner des moyens réels aux Organismes. Or, la réorganisation du CNRSen Instituts s'accompagne de nouvelles missions (notamment ledéveloppement de projets transdisciplinaires nationaux) pour lesquellesdes moyens supplémentaires n'ont pas été déployés, ce qui handicape sacapacité de soutien aux laboratoires. Sans parler de la baisse dunombre de ses recrutements, dont la qualité est pourtant reconnue, nidu risque d'éclatement pur et simple de l'organisme qui sonnerait leglas d'une vision nationale pluridisciplinaire de la science française.

Troisièmeexemple, la politique de financement des projets de recherche. Legouvernement connaît les dangers d'un excès de financement de projets àcourt terme ou trop ciblés, aux dépens des dotations annuelles deslaboratoires et des financements de projets libres (dits blancs).Pourtant, la part réelle des dotations annuelles dans le budget deslaboratoires diminue tandis que l'augmentation réelle des projetsblancs est dérisoire à l'aune des standards internationaux. La ministreelle-même avait pourtant reconnu la nécessité d'en augmentersignificativement la part.

Lesenseignants-chercheurs sont, quelle que soit leur affinité politique,largement opposés à la réforme actuellement engagée, incohérente et malpensée. La gravité de la situation et la stérilité des discussions avecle ministère contraignent le milieu à des actions de protestationinhabituelles dans une atmosphère explosive : appel de la conférencedes présidents d'université au président de la République, rétention denotes, signature de pétitions, appel à la grève… Certains envisagent lacessation des responsabilités collectives qu'ils assument.

Nousen appelons au Gouvernement pour une réforme respectueuse des libertésuniversitaires et soucieuse réellement de la qualité de la recherchefrançaise. Madame la ministre, Messieurs les conseillers, la rechercheet l'enseignement supérieur valent mieux que des mesures incohérenteset contraires à l'ambition affichée : la performance !"