Questions de société
Le marché européen des agences d'évaluation, par C. Paulian

Le marché européen des agences d'évaluation, par C. Paulian

Publié le par Bérenger Boulay

Le marché européen des agences d'évaluation

Par Claire Paulian (Paris 8)


Le mouvement universitaire del'an dernier a beaucoup dénoncé le caractère perturbateur, pour les milieux dela recherche et de l'enseignement supérieur, d'une agence d'évaluation commel'AERES : on lui a reproché de participer à une mise en rivalité desuniversités, et de vouloir les soumettre à un impératif de rentabilisationimmédiate. On a alors entendu le slogan suivant : « le savoir n'est pasune marchandise! ». Ce slogan disait aussi une lutte implicite contre lecapitalisme de la connaissance, où le savoir et l'information se marchandent,s'achètent, sont l'objet de tractations financières. Or l'AERES, comme touteagence d'évaluation, s'insère justement dans une production du capitalismecognitif : le marché des agences d'évaluation de l'enseignement supérieur et dela recherche. Il s'agit d'un marché bien spéculatif, bien épris de son leurre,et qui a encore devant lui quelques beaux jours d'auto-engendrement fébrile,avant de mourir, peut-être, d'avoir totalement inhibé ou assimilé son objet, larecherche universitaire.

C'est ce quiressort d'une lecture du site de l'AERES, et du site de quelques autresorganismes qui apparaîtront au fur et à mesure. On y verra l'ambition del'AERES : être évaluée et évaluer à l'étranger et on reviendra sur l'ouverture,à partir du Processus de Bologne, d'un marché des agences d'évaluation de larecherche et de l'enseignement supérieur.


1) Une ambition de l'AERES : être évaluée pour évaluer à l'étranger

Sur le site de l'AERES, on apprend que son ambition est «est de valoriser son originalitéet de devenir un évaluateur reconnu à l'étranger» et qu'elle se destine à «proposer son expertise pourévaluer des établissements étrangers ou internationaux de recherche etd'enseignement supérieur.»

Il ne faut donc surtout pas selaisser impressioner par le fait que l'AERES, créée par décret, a auditionné,parfois malgré eux, les établissements d'enseignement et de recherche dusupérieur français. Elle vise en effet un terrain d'évaluation plus vaste, unterrain où il lui serait possible d'évaluer des établissements pour des commanditaires autres quel'état français, et peut-être sans que cela ne passe par un décret. Sur lademande des établissements eux-mêmes, peut-être? Nous y viendrons. Voyonsd'abord ce qui permet à l'AERES d'espérer auditionner des établissementsétrangers.

Ilfaut pour cela remonter quelques années en amont, au Processus de Bologne,signé en 2005. Les pays participants ne se sont pas contentés d'homogénéiserles diplômes à l'échelle européenne : ils ont aussi, ce qui est moins connu,réfléchi à des standards pour déterminer les « procédures degarantie de la qualité dans les établissements d'enseignement supérieur et dansles agences d'évaluation ou d'accréditation. ». Il s'est agi de mettre en place desstandards européens dans les procédures d'évaluation. Autrement dit, au momentoù s'homogénéisaient les cursus universitaires, les standards garantissant nonpas la qualité de ces cursus, mais la qualité des procédures d'évaluation deces cursus étaient mis en place. Ce sont, rédigés en 2005, les « European standards andGuidelines for Quality assurance » soit, dans la traduction française, les « Références etlignes directrices pour le management de la qualité dans l'espace européen del'enseignement supérieur »

Ces standards, ou référentielssupposent que les établissements se livrent d'une part à des procéduresd'auto-évaluation, (le« management interne de la qualité »), et d'autre part à des procéduresd'évaluation externe, menées à intervalles réguliers par des agencesextérieures et accréditées. Nous ne discuterons pas ici des critèresd'évaluation retenus qui inquiètent si fortement la communauté universitaire.Chacun peut s'y reporter grâce aux liens ci-dessus.

Nous passerons aussi sur le fait que les procédures de« management interne » des établissements font aussi l'objet de cetteévaluation externe. Voilà ce qui nous intéresse : d'après les standards établisen 2005, les agences d'évaluation doivent elles-mêmes faire régulièrement, l'objet d'une évaluation. C'est pourcela qu'a été crée, en 2008, l'EQAR (EuropeanQuality Register) : son but est d'expertiser tous les cinq ans toutes lesagences qui le demandent afin de voir si elles correspondent bien aux critèreseuropéens, et de déterminer comment elles pourraient affiner leur proprequalité. L'AERES sera ainsi expertisée cette année, en 2010. C'est ce qu'onpeut appeler le caractère à la fois dissociant et auto-engendrant del'évaluation. Les différentes agences d'évaluation évaluent à intervallesréguliers les établissements qui sont déjà sommés de s'auto-évaluer et sontelles-mêmes régulièrement évaluées sur leurs évaluations et auto-évaluations.Quant aux modes d'évaluation externe et interne de l'EQAR, ne doutons pasqu'ils existent. Comme lemanagement de la recherche ne se veut pas normatif mais évolutif, respectueuxde la complexité de son objet, capable de toujours remettre en cause et affinerses méthodes, on comprend que la chose est infinie, merveilleuse donc.

Or, merveille des merveilles,celle-ci est aussi fructueuse, capable d'attirer à soi et de redistribuer desflux, de pognon s'entend, et ce avec une munificence, une fébrilité, une joie inconsciente,peut-être, qui dépasse de loin les mesquineries de l'utilité et de larentabilité.

2) Le marché des agences d'évaluation

En effet, pourquoi l'EQAR doit-ilexpertiser plusieurs agences? On pourrait penser que chaque pays signataire duProcessus de Bologne est doté de son agence, nationalement reconnue, dontl'EQAR vérifierait la conformité aux normes européennes. Il n'en est rien :l'EQAR souhaite en fait encourager l'émergence d'une multiplicité d'agences,européennes ou non, nationalement reconnues ou non. C'est ce qu'on lit dans les Référenceset lignes directrices pour le management de la qualité dans l'espace européende l'enseignement supérieur, document qui a présidé, rappelons-le, à lacréation de l'EQAR. Parlant du futur registre, les rédacteurs écrivent :

Le paysage des prestataires et opérateurs demanagement externe de la qualité de l'enseignement supérieur (..)sera, sans aucun doute, plus compliqué dans le futur. (..).Le registre doitêtre ouvert aux candidatures de toutes les agences offrant leurs services en Europe, y compris celles qui opèrent depuis des paysextra-européens ou celles qui ont une base transnationale ouinternationale. (pp 29-31)

Et ce afin, est-il dit, depermettre aux différents Etats signataires de recourir à telle ou telle agencede leur choix, voire de laisser les établissements évalués choisir l' agencequi les évaluera :

Le registre intéressera lesétablissements d'enseignement supérieur et les gouvernements dans la mesure oùil leur permettra d'identifier les agences d'évaluation professionnelles etdignes de foi opérant en Europe. (…) la possibilité devient de plus en plusgrande, pour les établissements d'enseignement supérieur, de rechercher unmanagement externe de la qualité auprès d'agences étrangères. Lesétablissements pourraient bien sûr y être aidés s'ils pouvaient identifier desagences qualifiées grâce à un registre fiable. L'aspect le plus important duregistre serait donc sa valeur d'information pour les établissements et lesautres parties prenantes, et il pourrait être un outil très précieux pour latransparence et la comparabilité des agences d'évaluation. (pp.30-31)

Dans la suite des directives deBologne, l'EQAR a donc jeté, en 2008, les bases d'un marché des agencesd'évaluation, marché où elles seront en concurrence les unes avec les autres, oùcette concurrence sera censée leur permettre de toujours s'améliorer.

Ce marché est aussi, bien sûr, un marché de la peur et de lasuspicion, ce pourquoi il est sans fin : mettre les agences en continuellesituation de « transparence » (c'est à dire sous la pression du« name and shame ») et de « comparabilité », les soumettrerégulièrement à une évaluation dont les critères sont évolutifs, c'estsuspecter que le travail des évaluateurs, tout comme celui des universitaires,ne commence, hors contrôle, à se déliter, voire à nourrir des complicitéshonteuses avec le monde universitaire ; c'est penser qu'il ne sera valable quesi on le met sous la menace constante de ne plus être homologué, de ne pas êtreassez compétitif. Les effets inhibant de cette menace constante ont étésuffisamment évoqués pour que nous n'y revenions pas ici.

Nous voulons juste souligner quela suspicion, la soif insatiable de tout contrôler s'articulent avecl'apparition d'un marché de l'évaluation et de la connaissance extrêmementdispendieux : il va en falloir en effet des experts sous surveillanced'experts, des fins connaisseurs de l'enseignement et de la recherche pouralimenter toutes ces procédures d'évaluation interne et externe, pour nourrirles rivalités d'agence, trouver de nouvelles méthodes de management,...En cesens les buts avoués des agences d'évaluation -améliorer la recherche, larentabiliser -sont aussi des leurres dont l'effet est de mettre en appétit lescircuits financiers du capitalisme de la connaissance.

Du reste, ce marché fonctionnedéjà, et l'EQAR ne vient que lui préciser ses règles. On se souvient en effetde cet épisode fin 2008 : alors que les délégués del'AERES refusaient de classer nominativement les revues scientifiques delittérature, une autre institution, l'ESF (EuropeanScientific Foundation) proposait un classement qui a été fort décrié, etsur lequel elle est revenue. Certes l'ESF est une fondation pour la rechercheeuropéenne, et non une agence d'évaluation. Cependant, cet épisode nous montreque la production d'un savoir, hâtif mais apparemment facilement utilisable (unclassement), permet de se positionner sur un marché : celui du management de larecherche européenne. Arrivera peut-être le moment où l'ESF ajoutera à sonvolet d'activités celui de conseil en management de la recherche.

Certes l'AERES est une agencefinancée par l'Etat qui l'a créée. Mais l'Etat français ne financera sans doutepas les expertises qu'elle espère mener à l'étranger. Est-elle destinée às'auto-financer en partie? Cherchera-t-elle alors à faire des bénéfices? Demême, comment des établissements qui feront appel à des agences d'évaluationautres que celle proposée par leur Etat – si celui-ci continue à en proposer-financeront-ils leur évaluation? Cela, le choix puis le financement de l'agencequi les évaluera ne sera—t-il pas, finalement, mis au compte de leur« autonomie » budgétaire, de leur « responsabilité managériale »?Ne leur demandera-t-on pas, de temps à autre, d'accroitre leurs ressources enparticipant de-ci, de-là, à des procédures de management externe, visant àévaluer et conseiller d'autres établissements, ou à produire des classements,pour la plus grande amélioration de tous, s'entend?

Claire Paulian (Paris 8) 

Sur l'Aeres, lire aussi sur le site de SLU: Lettre ouverte de Sophie Roux, MCF en philosophie (Grenoble II), à propos de l'AERES (21 février 2010)

Sur l'évaluation en général, voir le blog Évaluation de la recherche en SHS.

À noter dans l'agenda militant de mars 2010:

Samedi 13 mars 2010, Paris: Colloque : la passion évaluative à partir de 8h30 - ESCP EUROPE - 79 avenue de la République, 75011 (Métro Saint‐Maur). Autour de "L'idéologie de l'évaluation : un nouveau dispositif de servitude volontaire ?", dossier de  la Nouvelle Revue de psychosociologie, n°8.