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Le cahier 46 de Marcel Proust : Transcription et interprétation

Le cahier 46 de Marcel Proust : Transcription et interprétation

Publié le par Matthieu Vernet (Source : Julie André)

Thèse de doctorat
Langue, littérature et civilisation françaises

présentée et soutenue publiquement par Julie ANDRE

LE CAHIER 46 DE MARCEL PROUST : TRANSCRIPTION ET INTERPRETATION

19 mai 2009, 14h

Thèse dirigée par M. Pierre-Louis Rey,
Professeur émérite à l'Université de Paris III – Sorbonne nouvelle

Jury :

Mme Annick Bouillaguet, Professeure émérite à l'Université de Marne-la-Vallée
M. Philippe Chardin, Professeur à l'Université de Tours
Mme Nathalie Mauriac Dyer, Chargée de recherche au CNRS
M. Pierre-Edmond Robert, Professeur à l'Université de Paris III - Sorbonne nouvelle


RESUME
La thèse comporte deux volumes. Le premier volume intitulé Interprétation (283 p.) contient l'interprétation génétique et littéraire du Cahier 46 de Marcel Proust transcrit dans le second volume intitulé Transcription (167 p.).


Le Cahier 46 de Marcel Proust, qui compte 101 folios et porte la cote NAF 16686 à la Bibliothèque nationale de France, relate d'abord les différentes visites d'Albertine au héros à Paris marquées notamment par le « mieux vaut tard que jamais » (folio 55 r°) que celle-ci lance à Françoise lors de sa venue tardive. L'attente et ce mot scelleront le commencement de l'amour du héros pour elle. Le Cahier 46 raconte donc, l'une à la suite de l'autre, ces visites d'Albertine qui apparaîtront dans Le Côté de Guermantes et Sodome et Gomorrhe. Le récit se poursuit ensuite dans le Cahier avec le début du deuxième séjour à Balbec. C'est lors de ce séjour que l'on assiste à la véritable naissance de l'amour du héros qui est « intoxiqué » (folio 84 v°) en même temps qu'à celle des soupçons de saphisme à l'égard d'Albertine, initiés par la scène que Proust avait nommée la « danse contre seins » dans le Cahier 13. Au sein de cette histoire, s'intercalent différents épisodes : le « débarquage des Cambremer » (folio 68 v°) au Grand-Hôtel de Balbec, la rencontre de Charlus et Santois – le futur Morel – sur le quai de la gare de Doncières ainsi que les voyages en train du « petit clan » (folio 98 r°) des Verdurin. Toute cette deuxième partie du Cahier est intitulée « deuxième séjour à Balbec » (folio 57 r°) et sera publiée dans le volume Sodome et Gomorrhe après la guerre.
Au-delà de cette architecture relativement complexe, l'objet du Cahier est bien d'écrire « tout ce qui concerne Albertine depuis Ba le chapitre : Jeune à l'ombre des jeunes filles en fleurs » comme l'annonce Proust au folio 46 v°. C'est sans doute ici que réside l'intérêt principal de l'étude de ce cahier de brouillon. Il s'agit en effet de montrer comment Proust procède pour insérer ce personnage essentiel et nouveau dans la trame d'un roman déjà organisé bien avant la guerre et dont le premier volume, Du côté de chez Swann, avait été publié à la fin de l'année 1913. Albertine, un personnage nouveau ? On sait que la nébuleuse des jeunes filles aussi bien que le thème du saphisme étaient déjà très présents dans les premiers brouillons, dans les Carnets et même dans les récits de Proust publiés en revue. Mais il semble cependant que l'histoire d'Albertine telle qu'on la connaît, histoire tragique d'un amour qui conduit à l'emprisonnement et à la mort, n'a été rédigée que durant les années 1913 et surtout 1914 dans les Cahiers 54 et 71. Ce récit ressemble à des éléments vécus par Proust avec l'amour, le départ et la mort d'Alfred Agostinelli qui fut son chauffeur puis son secrétaire. Le Cahier 46, écrit en grande partie au cours des années 1914-1915, a donc pour vocation de compléter ces deux cahiers en introduisant le personnage d'Albertine dans l'amont du roman et d'écrire ce qui précède la catastrophe et que Proust appelle lui-même la « péripétie » d'Albertine.
L'objet de ce travail est d'étudier ce cahier de brouillon dans son ensemble en en proposant d'une part la transcription intégrale et diplomatique – transcription qui respecte l'organisation de la page et des blocs d'écriture (volume II) – et d'autre part l'interprétation génétique et littéraire (volume I). La perspective de ce travail est en effet d'abord génétique puisqu'il s'agit de comprendre l'organisation du cahier, de distinguer les différentes couches d'écriture qui le composent ou encore de tisser des liens entre ce cahier et quelques-uns des 74 autres cahiers du fonds Proust de la BNF. Mais elle est également littéraire, puisqu'il semble important de donner un sens à l'ensemble de ces changements dans le but de mieux comprendre l'oeuvre ainsi que ses évolutions. C'est principalement à ces transformations du roman depuis l'année 1913 jusqu'aux années 1915-1916 que la thèse s'attache en associant analyse génétique et littéraire. Le Cahier 46 est à la fois considéré ici comme un objet génétique – lieu d'un travail de l'écriture au brouillon – et comme un objet littéraire – lieu de recomposition du roman qui informe également son interprétation. Il s'agit de montrer que ce Cahier est un cahier de transition entre le roman d'avant-guerre et le roman tel qu'il sera publié après la guerre, qu'il est, au coeur des bouleversements du roman, le lieu de naissance de cette prolifération interne qui d'un roman en trois volumes a fait un roman fleuve, le lieu aussi où l'on assiste à la métamorphose d'Albertine.
La première partie est consacrée à une analyse génétique du Cahier et de la pratique de l'écriture au brouillon de Proust. Elle s'intéresse aux traits principaux de son écriture manuscrite et notamment à la question de l'espace, l'espace ouvert par la page tout comme celui dessiné par le Cahier, qui apparaît ainsi comme un objet génétique pertinent. La deuxième partie met en évidence cette pertinence de la notion de cahier dans l'analyse du brouillon en étudiant l'organisation interne du Cahier 46, le jeu des écritures qui s'y entrecroisent et les relations qu'il entretient avec les autres cahiers de brouillon. Enfin, la troisième partie, qui consiste en une interprétation littéraire des données génétiques ainsi récoltées, montre que cette recomposition du roman prend appui sur les métamorphoses de l'héroïne. L'évolution du roman entraîne une modification en profondeur du personnage : le roman des filles devient un roman d'Albertine en même temps qu'on assiste à la création d'une première ébauche de l'articulation du volume plus tard intitulé Sodome et Gomorrhe.
Au terme de cette étude, les résultats auxquels nous sommes parvenus sont les suivants. Sur le plan génétique, l'étude des pratiques de l'écriture au brouillon telles que le Cahier en porte la trace a permis de montrer l'intérêt particulier de l'interprétation génétique en ce qui concerne une oeuvre comme À la recherche du temps perdu. En effet, si cette oeuvre a été, et est encore, louée et célébrée pour sa modernité, c'est notamment parce qu'elle est censée contenir les principes même de sa propre écriture et de sa propre lecture. Dès lors, il est tentant de considérer l'écriture de Proust au brouillon comme une écriture déjà dialogique car elle instaure d'emblée un dialogue entre les deux instances écrivantes que sont l'auteur-scripteur et l'auteur-relecteur. De même, la multiplication des espaces de l'addition avec les célèbres paperoles, le remplissage parfois jusqu'à saturation des marges ou des versos des folios et la pratique récurrente de la note qui entourent le texte initial d'une glose perpétuelle montrent bien que, dans l'avant du texte, il y a bien déjà une fusion de la note, de l'addition et du texte, le commentaire sur l'écriture étant inclus, dès l'avant-texte, dans l'écriture même. De ce fait, il semble que l'approche génétique se justifie d'elle-même comme seule apte à percevoir et à capter les sources d'une écriture, les sources d'un style. S'immiscer au coeur du brouillon en mettant à jour les processus de ratures, de réécritures, d'ajouts dans l'écriture d'un cahier permet aussi de mesurer combien les notions de texte, d'auteur et même celles de réalité et de fiction si prégnantes dans le monde de la critique littéraire peuvent être, non pas, bien sûr, déconsidérées, mais, tout du moins, remises en cause par ce qu'on aperçoit d'une pratique qui entrelace le vécu et l'inventé, le moi de l'auteur et celui du héros, le texte et le commentaire sur le texte.
L'analyse des réécritures au sein du Cahier souligne également les grandes étapes du développement du projet romanesque. Si l'insertion d'Albertine dans le grand oeuvre a déjà commencé avec la rédaction de son histoire dans les Cahiers 54 et 71, le Cahier 46 marque une étape, en ce sens qu'on voit clairement le processus par lequel Proust intègre le personnage dans le roman. En commençant directement à écrire la première visite d'Albertine au héros à Paris alors que celui-ci s'apprête à se raser, Proust entend mettre en évidence le faible intérêt du héros pour elle. Ensuite, lorsqu'il écrit le plan qui figure sur le folio 2 r°, il propose une nouvelle organisation du « 3e volume » (folio 2 r°) en intégrant Albertine dans le tissu du roman déjà écrit et, notamment, en intercalant le motif des visites d'Albertine aux motifs mondains – la Soirée de Mme de Villeparisis, le milieu Guermantes, la soirée chez la Princesse de Guermantes – déjà rédigés avant 1914 dans d'autres cahiers. La première partie du Cahier en témoigne puisque chacune des visites d'Albertine est bien entrecoupée d'épisodes mondains qui se déroulent du côté de Guermantes. Ce faisant, Proust orchestre la naissance de l'amour avec le motif de l'attente et, en contrepoint, le désir éprouvé pour Mlle de Silaria, la future Mme de Stermaria. C'est au sein de la deuxième partie du Cahier, « deuxième séjour à Balbec » (folio 57 r°), que l'organisation du roman se met finalement progressivement en place avec la structure des deux séjours à Balbec et le déplacement de l'épisode de la mort de la grand-mère qui se situait auparavant à la fin du roman. Ce deuxième séjour s'ouvre sur les intermittences du coeur et le « chagrin de la mort de [l]a gd mère » (folio 59 r°) qui a lieu à Balbec et se poursuit avec l'écriture de la « danse contre seins » et de l'arrivée des Cambremer au Grand-Hôtel. Dans une deuxième étape de l'écriture de la deuxième partie, Proust rédige l'alternance des épisodes de soupçons et de regrets jusqu'à cet équilibre incertain que constitue la très belle clôture provisoire : « la sagesse eut été alors de considérer avec curiosité, de posséder avec délices cette petite parcelle de bonheur […] j'aurais dû partir […] » (folio 81 v°). Lors d'une troisième campagne d'écriture, il rédige la fin du Cahier, les voyages dans le train du héros et d'Albertine et la rencontre fortuite de Charlus et d'un « jeune militaire » appelé encore Santois, puis pour finir, la description des membres du clan Verdurin dans le petit wagon du chemin de fer. En reconstituant ainsi les grandes étapes de la rédaction dont les trajectoires s'entremêlent dans le Cahier, ce travail est en mesure d'établir une chronologie plus précise de l'écriture des différentes parties du Cahier. Ainsi, s'il reste difficile de proposer une datation pour l'écriture très raturée et sans cesse recommencée de la première visite d'Albertine, la rédaction du plan qui ouvre le Cahier pourrait dater de la deuxième moitié de l'année 1914, après le mois de juin ; la première partie du Cahier ainsi que le début du deuxième séjour à Balbec dateraient de la deuxième moitié de l'année 1914. La deuxième campagne d'écriture de la deuxième partie du Cahier se serait déroulée quant à elle, entre les mois d'octobre 1914 et de novembre 1915 et la fin du Cahier, aurait été rédigée après le mois de novembre 1915. En tout état de cause, la rédaction du Cahier serait achevée en 1917 et vraisemblablement légèrement avant, sans doute en 1916. L'écriture du Cahier serait ainsi un peu plus tardive que ce que l'on a pu parfois envisager.
Enfin, l'analyse des réécritures nécessite également d'instaurer un dialogue entre le Cahier 46 et les autres cahiers de brouillon. Cette étude souligne combien le processus de réécriture est constant chez Proust : chaque nouvelle rédaction est, en partie au moins, reprise de motifs antérieurs. Différents tableaux permettent ainsi de retracer la source des principaux motifs et épisodes du Cahier ainsi que les liens que celui-ci instaure d'abord avec les Cahiers 54 et 71 dont la rédaction est légèrement antérieure et, ensuite, avec des cahiers plus anciens comme le Cahier 64 et le Cahier 25. Enfin, il a aussi paru important de prendre en compte les « suites » du Cahier telle qu'elles apparaissent dans le Cahier 72 ou dans les Cahiers de mise au net afin de mettre en évidence que l'évolution du roman dont témoigne le Cahier 46 est encore en cours à la fin de sa rédaction. L'enjeu de ce travail sur les réécritures consisterait à poser les premiers jalons d'un inventaire complet des cahiers de brouillon de Proust qui pourrait conduire à une meilleure compréhension des réseaux et des liens qui les unissent les uns aux autres.
Cette lecture génétique ayant permis une analyse précise du Cahier, il s'est agi ensuite de proposer une interprétation littéraire de ces résultats. L'analyse entend s'intéresser à la fois aux personnages et à l'action, mais également au style, aux métaphores et aux références artistiques afin de présenter une image en mouvement du roman proustien dans ce tournant que constituent les années 1914-1915. L'hypothèse que je défends ici est de comprendre l'introduction d'Albertine dans le roman comme un triple retournement : retournement dans les thématiques, puisque le roman des filles devient un roman d'Albertine associant au désir et au plaisir, les thèmes de Gomorrhe et de la mort ; retournement de l'action, puisque le roman se recentre autour de son personnage féminin et se dramatise ; retournement du roman enfin et de sa construction, car la naissance du personnage a pour conséquence la création de Sodome et Gomorrhe dont les prolongations semblent, au moins pour un temps, être infinies aux yeux de Proust. Au sein du Cahier 46, se rejoignent l'ancien roman à travers la reprise de passages, de métaphores et d'épisodes des Cahiers d'avant 1914 et le nouveau, avec le recentrage de tous ces éléments sur un seul personnage : Albertine.
Albertine est ainsi perçue comme le centre de l'action. En introduisant la « péripétie » d'Albertine, Proust transforme le cours du roman et en change le ton : le roman devient théâtral, dramatique si ce n'est tragique. Les thèmes de la culpabilité et de la mort, qui apparaissaient, dans des cahiers plus anciens, autour de personnages comme la femme de chambre de la Baronne Putbus ou encore la grand-mère mais étaient absents dans la description des jeunes filles, viennent se greffer sur Albertine. L'héroïne, si elle rassemble les caractéristiques de plusieurs personnages féminins évoqués dans les brouillons antérieurs, les sublime en devenant celle qui réunit autour d'elle « les plus belles images de Balbec » (folio 46 v°), images dont on s'aperçoit qu'elles forment progressivement une trame empruntée à l'univers naturel et à l'art sur laquelle s'inscrit la scène symbolique de la « danse contre seins ». Replacée dans le contexte de sa création, cette scène apparaît finalement comme le premier volet d'un diptyque qui comprend également l'épisode de l'arrivée des Cambremer : elle peut ainsi être relue comme une interrogation sur la question de l'interprétation. C'est aussi un des enjeux du personnage, de susciter encore et toujours l'interprétation du héros, interprétation qui ne s'arrêtera qu'avec l'oubli. Les métaphores qui gravitent autour du personnage changent, elles aussi, dans le cours de la rédaction du Cahier et l'Albertine guerrière, lorsqu'elle revêt son caoutchouc au début du Cahier, se métamorphose en une nouvelle Ève, compagne du héros. L'influence de Baudelaire dont Proust semblait, en insérant ses vers dans son texte, avoir fait son maître dans les relations du héros avec Albertine cède la place à celle de Vigny dont il réécrit « La Maison du berger » et qui finalement présidera à l'unification de Sodome et Gomorrhe. C'est au moment même où Albertine est comparée à la première femme que le « jeune militaire » que rencontre Charlus prend également « l'air mâle et décidé » (folio 95 r°). L'évolution des métaphores témoigne des modifications introduites dans la structure du roman : Proust souligne, par les transformations parallèles de ses deux parangons, la structure en écho des deux mondes, celui de Sodome et celui de Gomorrhe, et trace ainsi comme une première esquisse du volume de Sodome et Gomorrhe.