Essai
Nouvelle parution
Lassaad Jamoussi, Les chemins croisés de l'art abstrait, Orient-Occident

Lassaad Jamoussi, Les chemins croisés de l'art abstrait, Orient-Occident

Publié le par Bérenger Boulay (Source : Lassaad Jamoussi)

Les chemins croisés de l'art abstrait, Orient-Occident

Auteur: Lassaad Jamoussi

Editeur, Wassiti, Atep, coll. "Les chemins de la création", Tunis,2007.

Préface de Didier Coste :

"C'est avec le triple plaisir de la remémoration, de la découverte d'éléments d'information nouveaux et d'une certaine jubilation théoricienne et méthodologique, que j'ai lu l'étude de Lassaad Jamoussi.

Tout d'abord, ayant consacré cinq de mes années de jeune chercheur à une thèse d'esthétique intitulée Vol d'une flamme à l'extrême. Essai sur la littérature française Art Nouveau (University of Sydney, 1978), j'y avais été confronté à nombre de problèmes et d'interrogations que je retrouve ici déplacés, renouvelés ou relus à partir d'une localisation culturelle différente et d'une sémiologie et d'une rhétorique très évoluées par rapport à celle dont on disposait alors (on en était aux débuts d'Umberto Eco, de Deleuze, du Groupe µ). Mon travail, dans une perspective que je qualifiais de « structuralisme historique », portait sur une correspondance et un système des arts, autour de 1900, dont la signification esthétique, éthique et politique, était, à mon sens, gravement détournée par les notions de symbolisme et de post-symbolisme —ce qui me valut bien évidemment l'approbation de Mikel Dufrenne et l'indignation de Michel Décaudin. Il s'agissait, dans une large mesure, de décider quel statut assigner aux interprétations, souvent spiritualistes, voire ésotériques ou mystiques, dont écrivains et artistes (plasticiens, architectes, chorégraphes, musiciens) ou leur entourage immédiat paraient ou affublaient inconsidérément leur geste et leur poïétique.

De Cazalis en conversation avec Mallarmé au Kandinsky du Spirituel dans l'Art, en passant par Isadora Duncan, Eiffel et Gaudí, Debussy et Schönberg, ne cesse de se poser la question de ce qui motive et du sens sur lequel peut ou doit déboucher un phénomène large et général que j'appelais « stylisation ». La stylisation n'est pas anti-mimétique dans son principe, elle peut être au contraire, et classiquement, d'ailleurs, une condition de la représentation, mais en pousser le souci pour lui-même est certainement, en revanche, la voie qui mène à l'abstraction. Or, de même que la stylisation peut être motivée par un « désenchantement du réel », par la volonté de parer à son illisibilité, ou tout au contraire se déclencher dans un esprit de progrès machinique et/ou fonctionnaliste, l'abstraction vers laquelle elle tend peut se donner à lire comme rêverie de l'imprécis et du mouvant ou comme codification conceptuelle rigoureuse. En fait, en termes transculturels généraux, et qu'il soit dicté par une optique théologique ou par une optique matérialiste, l'« abstractionnisme », comme le nomme L. Jamoussi, se montre toujours dans une tension entre ces deux limites du regard : le vertige et la fascination. La stylisation hésite au carrefour entre la courbe « libre » et la géométrisation des droites contraintes, entre des plans sans bords et des surfaces opaques et délimitées, entre le tridimensionnel et le bidimensionnel, etc. C'est cette belle hésitation que l'on nous donne ici à percevoir à mainte reprise.

Mais les pistes ouvertes par cette étude sont multiples. Malgré ma grande ignorance des fondements de l'art arabo-musulman, je me garderai de trop la tirer du côté européen, je veux m'initier à d'autres grilles de lecture. Si ce travail critique souligne en effet les aberrations symétriques de l'orientalisme « occidental » et d'un « orientalisme à l'envers » issu du monde arabe, elle ne le fait que pour permettre à la fois un va-et-vient productif « entre les deux rives », selon une expression à la mode, et aussi et surtout pour chercher une tierce position qui ne soit pas pour autant surplombante, quelque part entre la sémanalyse deleuzienne et une épistémé arabo-musulmane dont on vise la lecture mutuelle. C'est là que les mises en garde ne sont pas en vain multipliées par L. Jamoussi et que sa méthode comparatiste est du meilleur aloi : il prend un très louable soin de ne laisser le dernier mot ni à l'un ou l'autre historicisme, européen ou arabe, ni à l'une ou l'autre sémantique, ni à l'une ou l'autre éthique du signe, dans leur apparente opposition ; montrant que ces formations discursives sont l'une et l'autre traversées par leurs contraires, il évite aussi de les confondre dans l'indifférencié. Sachant faire la part des déterminants historiques comme des universaux et des substrats anthropologiques, il donne tour à tour la parole aux premiers peintres abstraits européens à travers leurs oeuvres, leurs carnets de bord et leurs manifestes, et aux artistes-artisans arabes à travers leurs productions et à travers la glose du texte coranique pré-verbalisant leur action artistique ; il se retire pour réfléchir, revient pour animer le débat et demander aux uns et aux autres quelles sont les questions muettes auxquelles ils proposent ou imposent des réponses visibles. On espère donc que les riches apports de cette brève étude susciteront à l'avenir, de la part de son auteur et d'autres chercheurs, les prolongements qu'elle mérite.

Ce qui me ramène, pour conclure, à quelques questions intrigantes sur la peinture et les arts décoratifs européens des années 1880-1940 (Art Nouveau et Art Déco) que j'avais pu envisager de me poser il y a trente ans sans bien les formuler et qui recommencent à s'agiter à la lecture du présent opuscule. Il est aisé de constater que c'est dans le Modernismo espagnol et dans les Jugend hollandais et d'Europe centrale que l'on rencontre le plus d'éléments cités ou transposés de l'architecture, de la peinture ou des objets du monde musulman. Curieusement, en « France métropolitaine », le style mauresque pénètre très peu, sa pratique, et parfois assez tardivement, est plutôt limitée à l'architecture coloniale de ce que l'on appelait Afrique du Nord ; il en va de même en ce qui concerne la Grande-Bretagne : l'hybridation a lieu en Inde. Pour l'Espagne, on pourrait dire que les emprunts ou influences sont largement d'ordre historique, par une sorte de romantisme attardé (présence du mudejar). Pour la Hollande, ce sont sans doute les rapports et les échanges coloniaux complexes avec les « Indes néerlandaises » qui sont déterminants. Pour le Sezession hongrois, c'est la proximité ottomane, mais aussi ce que les cultures slaves voisines ont par ailleurs d'« oriental ». Nous assistons donc, dans tous ces espaces, qui ne sont d'ailleurs pas du tout isolés les uns des autres, à une multiplicité de contacts, directs et indirects, avec des résultats différents, tandis que, dans d'autres espaces, le chemin de l'abstraction semble indépendant de tels contacts ou leur tourne le dos, se justifie et se motive différemment. La vie des formes et l'esprit des formes —pour reprendre deux titres d'ouvrages célèbres— paraissent dans une certaine mesure dissociés, ce qui nous conduirait à des considérations sémioculturelles de fond sur lesquelles le travail novateur de L. Jamoussi a encore le mérite de nous interroger."

Didier Coste