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La Pologne, citoyenne du monde : regards croisés sur les écrivains voyageurs polonais (XIX-XXIe siècles) 

La Pologne, citoyenne du monde : regards croisés sur les écrivains voyageurs polonais (XIX-XXIe siècles)

Publié le par Emilien Sermier (Source : Anna Saignes)

 

« La Pologne, citoyenne du monde :

regards croisés sur les écrivains voyageurs polonais (XIX-XXIe siècles) »

Université Stendhal-Grenoble 3

21 - 23 octobre 2015

 

« On partait pour une guerre étrangère, on se sauvait devant les armées, on fuyait la misère et la faim.

Voilà pourquoi l’Europe centrale n’a jamais eu ses grands voyageurs. Elle était occupée à voyager dans ses propres limites. Partir en voyage par curiosité ? Pareille pensée ne peut venir à l’esprit que si nous sommes persuadés que rien n’arrivera à notre maison, si nous savons sans l’ombre d’un doute qu’à notre retour notre maison sera toujours là ». (A. Stasiuk, Mon Europe, (2000), Suisse, éd. Noir sur Blanc p. 109)

Vu de France, la Pologne est perçue à travers différents clichés : pays ami, pays catholique, ancien pays de l’Est, pays très atlantiste depuis 1989, pays slave, pays d’Europe centrale. Certains de ces clichés la dotent d’une forte identité, d’autres d’une identité indécise, entre monde slave et germanique. Mais assurément, ce n’est pas son ouverture sur le vaste monde qui vient immédiatement à l’esprit, malgré une ancienne tradition d’émigration. D’autant moins qu’en France, on associe volontiers l’intérêt pour les Ailleurs lointains à l’expérience coloniale. Le continent noir, pour ne prendre que cet exemple, serait partie intégrante de l’Histoire et de l’imaginaire britanniques, français, belges ou portugais, mais resterait étranger aux pays d’Europe centrale comme la Pologne. Pourtant, une simple consultation de la littérature polonaise suffit à remettre en cause pareil préjugé.

Il existe une tradition d’exploration, de reportage, de littérature de voyage polonaise qui trahit une vive curiosité pour les autres pays ou continents. Il faut au minimum remonter à Joseph Conrad, Melchior Wańkowicz et Ryszard Kapuściński. Il est d’ailleurs symptomatique que parmi les trop rares livres polonais traduits en français figure en bonne position la littérature de voyage. Ce sont sans doute les livres de Ryszard Kapuściński, abondamment traduits en français, qui ont ouvert la voie, avec Le Négus, Le Shah, Imperium consacré à l’URSS de 1989 à 1992 ou encore Ebène, son chef d’œuvre sur l’Afrique. Ces choix éditoriaux sont évidemment tributaires des goûts du public français actuel. Mais ils n’en sont pas moins révélateurs de la vie culturelle polonaise contemporaine.

Parmi les récits de voyage d’Andrzej Stasiuk, bon nombre sont traduits, tels que Mon Europe (2000), Sur la Route de Babadag (2004) qui retrace les pérégrinations de l’auteur en Europe centrale et balkanique, entre 1997 et 2004, Fado (2006), Mon Allemagne (2007). Mais Dziennik pisany później (2010), c’est-à-dire Journal écrit après-coup, relatant ses voyages en Albanie, richement illustré de photos, n’est pas traduit à ce jour. Le lecteur français peut lire Gottland de Mariusz Szczygieł, consacré à la passion d’un Polonais pour ses proches voisins tchèques. Les livres de Mariusz Wilk sont également accessibles en français. Cet auteur, désormais installé dans le Grand Nord russe évoque les Iles Solovki dans Journal d’un loup (1999), la Carélie dans La Maison au bord de l’Oniego (2006), et enfin la presqu’île de Kola peuplée de Saamis, à l’occasion de son livre Dans les pas du renne (2007)). En revanche, le lecteur français ne peut pas encore lire ceux de Wojciech Jagielski, Modlitwa o deszcz [Prière pour la pluie] (2002) consacré à l’Afghanistan, ni Wieże z kamiena [Les Tours de pierre] (2009), consacré à la Tchétchénie, ni le tout récent New York [Nowy York] de Magdalena Rittenhouse (2013).

Le colloque pourrait permettre de défricher ce domaine en abordant les questions suivantes :

Questions épistémologiques, historiques, et idéologiques :

Quelle est l’archéologie intellectuelle de cette tradition d’ouverture de la culture polonaise ? Quel a été le rôle respectif des savants, des artistes, ou des journalistes ? L’universalisme catholique entre-t-il en ligne de compte ?

Y-a-t-il une spécificité des productions d’époque soviétique ? Un intérêt politique du pouvoir, des occasions créées par les réseaux d’alliance et de coopération propres au bloc de l’Est ? Ou au contraire un désir d’Ailleurs (et de liberté) proportionnel à l’enfermement subi à l’époque ? Ou encore une façon détournée de parler de soi, de contourner la censure ?

Enfin, comment s’infléchit ce courant littéraire depuis 1989 ? Sur le mode de la rupture ou de la continuité ? Sous l’influence des positions de la diplomatie polonaise ou dans une relation autonome, voire critique par rapport à celle-ci ? Ou bien est-ce l’influence de la vie culturelle qui est la plus déterminante, notamment grâce à la plus grande facilité d’accès aux sources de « l’Ouest » et aux traductions ? N’y-a-t-il pas, parallèlement, un mouvement de « redécouverte » du proche (les Kresy ou territoires perdus), lié à une levée des censures et à l’engagement d’un travail de mémoire ? Comment la pensée du lointain et celle du proche interagissent-elles ?

Y a-t-il un regard, voire une lecture polonaise spécifiques, tant au niveau des textes que des images ou photographies ? Ou bien le voyage est-il pour les voyageurs polonais l’occasion d’un décentrement, d’une mise à distance de leur identité nationale ? Par exemple, que pense un Africaniste d’Ebène de Kapuściński ? Que racontent les auteurs polonais de récits de voyage en France, Russie ou Amérique ?

Comment les récits de voyage coexistent-ils avec les souvenirs de déportation ou d’émigration et s’en distinguent-ils ? On s’en tiendra aux voyages désirés et choisis, car la littérature des camps constitue en soi un sujet de colloque à part entière.

Questions de genre, de forme et de réception :

Quand il échappe à l’écriture scientifique et au genre documentaire, le récit de voyage hésite traditionnellement entre deux genres : l’autobiographie et l’essai. Szkice piórkiem, traduit sous le titre En guerre et en paix. Journal 1940-44, où Andrzej Bobkowski raconte, entre autres, sa traversée de la France à vélo, durant la Seconde Guerre mondiale, illustre plutôt le premier cas de figure. Les essais de Zbigniew Herbert, Un barbare dans le jardin, heureusement complété par la récente traduction du Labyrinthe au bord de la mer, consacrés aux pays et à l’art de l’Europe du Sud, illustrent le second cas de figure. Or, dans ce domaine, la critique polonaise a forgé la notion de « reportage littéraire », sans véritable équivalent français. Ce colloque veut être l’occasion de présenter cette notion au public français et d’examiner comment elle s’apparente à d’autres catégories littéraires ou s’en distingue. On pense au « road movie » américain ou à la « fiction biographique » telle qu’elle a été récemment théorisée par les chercheurs français. En effet, le récit de voyage pose plusieurs questions si l’on s’interroge sur ses limites ou sur les phénomènes d’hybridation et d’éclatement des genres qui l’affectent désormais comme le reste de la production contemporaine. Tout d’abord, qu’est-ce qui constitue le récit de voyage ? Son « objet », à savoir la découverte de lieux étrangers ? Le « pur mouvement » comme le revendique parfois Andrzej Stasiuk à la suite de Jack Kerouac ? Ou encore le regard, la capacité de mise à distance, de décentrement, qui permet de « défamiliariser » des lieux ou des gens proches et de voyager y compris dans son propre pays ? Le recueil Busz po polsku [Le bush à la polonaise] de Kapuściński, encore jamais traduit en français, certains textes d’Hanna Krall, l’anthologie La Vie est un reportage publiée par en français par Margot Carlier, ou le recueil de Jacek Milewski, Chyba za nami nie traficie (2013) consacré aux Tsiganes, pourraient s’inscrire dans cette perspective.

Certains de ces textes soulèvent une autre question : celle du passage à la fiction. La biographie de Ryszard Kapuściński par Artur Domosławski (2010) a alimenté la polémique sur ce sujet au nom du principe d’exclusion entre récit de voyage et fiction. Mais la réflexion sur les « fictions biographiques » a conduit les chercheurs à distinguer entre la fiction inavouée qui pose un problème éthique et la fiction signalée et assumée qui relève d’une forme de création appelée « fiction biographique » et de ce que D. Viart appelle «une écriture du scrupule». Le terme de fiction possède, par son étymologie, au moins deux sens : celui de mise en forme (élaboration poétique, choix esthétique) et celui d’invention. Or la fiction, dans ces deux acceptions, est présente dans les récits de voyage. Tout d’abord, aucune écriture, fût-elle documentaire, n’est neutre ni transparente. D’autre part, l’imagination, et plus largement la subjectivité, tiennent une grande place dans certaines œuvres. Par exemple, Andrzej Stasiuk s’en réclame sans cesse. Il ne faut pas perdre de vue que l’un des textes fondateurs du récit de voyage contemporain, Sur la route [On The Road/ W drodze] de Jack Kerouac, est un roman. Il en va de même du chef d’œuvre de Bruce Chatwin, Le Chant des pistes. [The Songlines (1987)] La formule d’Andrzej Stasiuk selon laquelle il aurait inventé le « reportage de fiction » nous encourage à creuser la question des rapports entre récit de voyage et nouvelle ou roman.

Quel rôle a joué la lecture des récits de voyage, en traduction ou en version originale ? On pense aux livres de Joseph Roth et Alexandre Döblin, auteurs respectivement de reportages et d’un récit de voyage en Pologne, d’André Gide, de Michel Leiris ou de Jean Hatzfeld, arpenteurs critiques de l’Afrique coloniale ou contemporaine, de Claude Levy-Strauss et de Jack Kerouac pour les deux Amériques, de Patrick Leigh Fermor, de Nicolas Bouvier, de Claudio Magris pour l’Europe centrale et balkanique, de Bruce Chatwin pour le Grand Sud. Comment est accueillie à son tour la littérature de voyage polonaise en Pologne et à l’étranger, en particulier en France ? Y a-t-il, pour ses passeurs, une spécificité de la traduction du récit de voyage ou seulement des univers stylistiques propres à chaque auteur ?

Ce colloque s’inscrit dans le prolongement de travaux publiés antérieurement par M. Delaperrière et F. Ziejka (Joseph Conrad, un Polonais aux confins de l’Occident, La Pologne multiculturelle,), ou par M. Smorag-Goldberg et M. Tomaszewski (Mémoire(s) des lieux dans la prose européenne après 1989), dans la continuité avec notre ouvrage collectif La Chute de l’URSS : Une fin d’empire, ainsi qu’avec le colloque Le Voyage politique organisé par Daniel Lançon et Didier Coureau de l’équipe grenobloise Traverses 19-21, en partenariat avec l’Université de Lyon II.

Cet appel s’adresse, entre autres, à des comparatistes et des polonisants, mais aussi aux spécialistes d’autres langues, à des spécialistes des rapports entre les arts (récit de voyage et photographie), des spécialistes des études postcoloniales et de l’Altérité. Le colloque se propose, à travers une approche pluridisciplinaire, de croiser les regards sur des corpus de textes polonais ou comparatistes.

Les travaux devraient être publiés dans la revue Recherches et Travaux du Centre de recherches Traverses 19-21 de l’UFR LLASIC à l’Université Stendhal de Grenoble. Les propositions devront nous parvenir avant le 15 septembre 2014 (titre, corpus d’étude, résumé d’une dizaine de lignes, affiliation (équipe de recherche et établissement de rattachement)).

Anne-Marie Monluçon et Anna Saignes

Anne-Marie.Monlucon@u-grenoble3.fr

Anna.Saignes@u-grenoble3.fr

Maîtres de conférences en littératures comparées, équipe de recherche Traverses 19-21, EA 3748, Université Stendhal-Grenoble 3, BP 25, 38 040 Grenoble cedex 9, France.