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La Mort du livre. Acte I : l’âge du papier (1800-1914)

La Mort du livre. Acte I : l’âge du papier (1800-1914)

Publié le par Matthieu Vernet (Source : Corinne Saminadayar-Perrin et Florence Thérond)

La Mort du livre

Acte I : l’âge du papier (1800-1914)

 

Tables rondes du 15 octobre et 28 novembre 2014

Université Paul-Valéry, RIRRA 21

 

 

« En vérité, Messieurs, je ne sais pas comment une âme peut garder son courage, à la pensée des immenses réserves d’écriture qui s’accumulent dans le monde. Quoi de plus vertigineux, quoi de plus confondant pour l’esprit que la contemplation des murs cuirassés et dorés d’une vaste bibliothèque ; et qu’y a-t-il aussi de plus pénible à considérer que ces bancs de volumes, ces parapets d’ouvrages de l’esprit qui se forment sur les quais de la rivière, ces millions de tomes, de brochures échouées sur les bords de la Seine, comme des épaves intellectuelles rejetées par le cours du temps qui s’en décharge et se purifie de nos pensées ? »

Paul Valéry, Discours de réception à l’Académie française au fauteuil d’Anatole France [1927].

 

En 1831, dans des pages immédiatement célèbres de Notre-Dame de Paris, Victor Hugo célèbre le sacre du livre, en même temps qu’il le dénonce comme un dangereux serial killer : « Le livre va tuer l’édifice. L’invention de l’imprimerie est le plus grand événement de l’histoire. C’est la révolution mère. C’est le mode d’expression de l’humanité qui se renouvelle totalement, c’est la pensée humaine qui dépouille une forme et en revêt une autre, c’est le complet et définitif changement de peau de ce serpent symbolique qui, depuis Adam, représente l’intelligence[1]. » Pour Hugo, l’imprimerie consacre la véritable naissance du livre, et en fait l’emblème offensif d’une modernité démocratique de la pensée : optimisme caractéristique du « moment 1830 », où les promesses du libéralisme politique, les progrès de la librairie et de l’édition, les reconfigurations de la société post-révolutionnaire font entrer l’Europe occidentale dans l’âge de la littérature-texte[2]. Le sacre de l’écrivain va de pair avec la célébration du Livre.

Le triomphe est bref et le désenchantement prompt. L’entrée de la France dans sa première ère médiatique de masse, en 1836, consacre une double évidence : le livre, de médiateur universel, devient objet médiatisé, tout comme son auteur et le discours qu’il porte ; la civilisation de l’imprimé menace de devenir très vite civilisation du journal[3]. Sous la Monarchie de Juillet s’amorce un discours dont la tonalité lugubre et les accents catastrophistes ne feront que s’accentuer sous le second Empire : le livre va mourir, le livre est mort. L’agonisant est tenace, le cauchemar aussi : alors même que la Troisième République, dans son dispositif scolaire, confie à la littérature française un rôle de premier plan dans la définition de l’identité nationale républicaine, alors que les lois Ferry forment des cohortes de nouveaux lecteurs, nombre d’artistes et d’intellectuels vivent dans l’angoisse la fin du livre.

 

Cette hantise de la mort du livre tient d’abord à des facteurs socio-économiques bien identifiés. Autour de 1830, alors même que le goût du public pour le roman s’affirme, la crise qui touche le secteur de la librairie accentue sa faiblesse structurelle, acculant plusieurs éditeurs importants à la faillite, et obligeant les débutants à se reconvertir dans l’écriture périodique : « La librairie est morte. Il n’y a pour moi de ressources que dans les journaux[4] », constate Balzac. Des évolutions considérables modifient en profondeur le monde de l’édition dans les décennies suivantes, cependant que le champ culturel se métamorphose radicalement ; reste qu’à la fin du siècle, une nouvelle crise, due à la surproduction, vient ébranler le marché du livre et la confiance de ses acteurs. Dès 1889, Marc Angenot repère des cris d’alarme récurrents[5]. Et Mallarmé évoque le plus récent accès de panique : « Une nouvelle courut, avec le vent d’automne, le marché […] il s’agissait du désastre de la librairie, on remémora le terme de “krach” ? Les volumes jonchaient le sol, que ne disait-on, invendus ; à cause du public se déshabituant de lire probablement pour contempler à même, sans intermédiaire, les couchers de soleils familiers à la saison et beaux[6]. » Retour amusé sur une terreur bien attestée chez les contemporains : l’âge de l’imprimé et son objet emblématique, le livre, succombent en dérisoires martyrs de papier, victimes d’un engorgement pléthorique autant que prolongé.

Ces défaillances ponctuelles mais traumatisantes aggravent les effets d’un autre agent délétère : l’essor conquérant de la presse, caractéristique de la période, aurait des effets désastreux sur le livre, à tous les niveaux. Les écrivains journalistes doivent renoncer à la mythologie valorisante de l’Artiste pour devenir des salariés de la culture : obligés de créer selon la triple contrainte de la périodicité, de la rubricité et de la ligne éditoriale du journal, ils dépensent en dérisoires jeux d’esprit et en microtextes éphémères le talent que réclamait l’Œuvre à venir. C’est le scénario classique des « romans de journaliste », dont Illusions perdues (1843) et Charles Demailly (1860) développent le paradigme. Quant au public, le voilà habitué aux formats réduits des microformes journalistiques, et conditionné à l’impalpable légèreté des causeries ou des chroniques ; il ne peut que se détourner des lectures « sérieuses ». Et que dire des nouveaux lecteurs récemment alphabétisés, que leur incapacité culturelle condamne à une consommation effrénée de mauvais feuilletons, ou de faits divers largement relayés par la presse à un sou ? La décadence intellectuelle détourne les élites du livre, et empêche « la classe la plus nombreuse et la plus pauvre » d’y avoir accès, sinon sous ses formes les plus indignes et les plus dévoyées.

D’où l’obstination avec laquelle, périodiquement, les écrivains tentent de parer la double menace – la disparition du livre, ou sa mort spirituelle – en le réinventant, en faisant de sa matérialité constitutive l’œuvre de l’art. Les premiers militants du romantisme cultivent volontiers la rêverie bibliophile ; Des Esseintes fait relier sa bibliothèque comme un livre, et la peuple d’ouvrages aussi uniques que les textes qu’ils incarnent ; Mallarmé rêve le Livre comme instrument spirituel total : « Le livre, expansion totale de la lettre, doit d’elle tirer, directement, une mobilité et spacieux, par correspondance, instituer un jeu, on ne sait, qui confirma la fiction[7]. » Au moment où la mise en page du journal, désormais révolutionnée, exploite toutes les possibilités visuelles et graphiques qu’offre la page déployée, rompant avec l’ordre du discours et donnant à voir autant qu’à lire, le livre se métamorphose, faisant du volume l’âme corporifiée du texte et, à ce titre, une œuvre au sens plein du terme.

 

Les lamentations apocalyptiques prédisant, voire accompagnant en direct la mort du livre témoignent d’un malaise persistant face aux mutations majeures de la forme et des fonctions de l’objet-livre, mais aussi à de la concurrence d’autres supports alternatifs (le journal et la revue, au premier chef). Le discours sur la fin du livre traduit la déstabilisation qu’induit la médiatisation de la littérature et la naissance des industries culturelles, corollaires de la démocratisation de la pensée et des savoirs. D’où, parfois, son essentielle ambiguïté, philosophique et idéologique.

Dans Quatrevingt-treize, la bibliothèque de la Tourgue, adossée tardivement au donjon médiéval, fragilise la place forte féodale en l’ouvrant à la modernité : c’est entre ces murs que Gauvain, élevé par Cimourdain, devient homme et citoyen. C’est là aussi que les enfants de Michelle Fléchard (dix ans à eux trois) procèdent à un deuxième martyre (et un troisième massacre) de Saint-Barthelémy, dépeçant impitoyablement l’ancien évangile apocryphe relatant la vie du saint. En écorchant vif le vieux livre, objet de vénération par tout le voisinage, les petits paysans font, à leur manière, œuvre révolutionnaire, et « taillent en pièces l’histoire, la légende, la science, les miracles vrais ou faux, le latin d’église, les superstitions, les fanatismes, les mystères, déchir[ant] toute une religion de haut en bas[8]. » Le dépeçage du livre, prélude à l’holocauste de la bibliothèque, constitue une innocente (quoique impitoyable) réplique de la violence historique contemporaine ; mais il ouvre aussi « l’immense avenir ».

De manière plus radicale, et ouvertement provocatrice, Jules Vallès, qui s’avoue lui-même « victime du livre[9] », s’insurge contre le terrorisme culturel qu’exerce ce mini-monument en papier, attirail portatif de toutes les tyrannies (celles du passé, et celles de l’imaginaire). Engagé volontaire dans le journalisme, Vallès cherche dans l’écriture périodique, incessamment recommencée, l’envers et la rédemption du livre. D’où une violence paradoxale, qui voit dans la mort du livre le salut de la littérature : « Jetez-moi par les fenêtres, sur le pavé, dans le Tibre, les statues, les tableaux, les livres ; jetez tout ! / Jetez même leurs cendres au vent[10] ! »

 

Cette rencontre prolonge les débats ouverts à l'occasion de la journée d'études « La Fin du livre. Une histoire sans fin », organisée par Florence Thérond et Jean-Christophe Valtat le 22 mars 2013 (Université Paul-Valéry / RIRRA 21). Cette première journée avait pour objectif de penser « la fin du livre » dans le contexte actuel des mutations de l'édition, technologiques comme économiques (« La civilisation du livre se lézarde », écrit Fabrice Piault en 1995, dans Le Livre, la fin d'un règne : la démocratisation de l'écriture dans l'espace internet, contre l'autarcie aristocratique du livre, conduit-elle à une mort de la culture littéraire ?), mais aussi de retracer la généalogie et les présupposés d'une question contemporaine (François Bon cite, dans son essai Après le livre, Walter Benjamin : « Tout indique maintenant que le livre sous sa forme traditionnelle approche de sa fin »).

La littérature de l'extrême contemporain a été largement abordée : Frédéric Beigbeder, Michel Houellebecq, Chloé Delaume (Martina Stemberger a présenté les implications idéologiques du discours actuel sur le livre, son dénigrement ou sa défense), et John Barth dont le roman hybride Coming soon !!! A Narrative (2001) est centré sur le traitement thématique du dilemme médiatique que connaît aujourd'hui la littérature : entre le livre et l'écran (Anaïs Guilet : « Coming Soon !!! A Narrative de John Barth : la bataille des anciens et des modernes »). La fin du livre a été envisagée sous sa forme pessimiste et apocalyptique (Benoît Tane a analysé la notion de biblioclasme en comparant Fahrenheit 451 de Ray Bradbury (1953) et l'oeuvre de Canetti, Die Blendung (1935), mais aussi, pour la littérature d' avant-garde, comme la promesse d'un renouvellement formel : Catherine Soulier s'est intéressée à la poésie sonore ( « Une fin heureuse ?, La fin du livre versant poésie sonore »), à son projet d' « immensifier » la poésie, de la « hisser hors de la page, ce terrain mort ». Pour Anne Coignard (« Du livre à l'écriture : la “ fin du livre ” comme problème »), qui fondait son étude sur les théories de Derrida, la fin du livre ne se laisse pas penser simplement dans un avant et un après du livre, mais doit avant tout être envisagée comme problème, qui continue de travailler nos pratiques d'écriture.

 

Deux communications enfin ont tenté une archéologie de la mort du livre en explorant l'extrême fin du XIXe siècle : Jean Christophe Valtat a rappelé l'importance de l'essai intitulé La fin des livres (1895), d'Octave Uzanne et Albert Robida, qui voient dans le phonographe le successeur de la transmission écrite, et Evanghelia Stead a présenté son ouvrage La Chair du livre (PUPS, 2012) consacré au livre de bibliophilie à la toute fin de l'ère qui connut l'explosion de l'imprimé, à l'époque du triomphe de la publicité et de l'iconographie et déjà d'une crise de la « Galaxie Gutenberg ».

C'est cette archéologie que la prochaine journée d'études voudrait poursuivre et approfondir en s'engageant cette fois au coeur du XIXe siècle.

 

 

Merci de nous adresser vos propositions de contribution

avant le 1er juillet 2014.

 

Contacts : corinne.saminadayar-perrin@univ-montp3.fr

therond.florence@wanadoo.fr


[1] Victor Hugo, Notre-Dame de Paris [1831], Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1975, p. 182.

[2] Cette notion a été développée et théorisée par Alain Vaillant, notamment dans L’Amour-fiction. Discours amoureux et poétique du roman à l’époque moderne, Presses universitaires de Vincennes, 2002, p. 22 sq.

[3] Cf. La Civilisation du journal, D. Kalifa, P. Régnier, M. È. Thérenty et A. Vaillant dir., Paris, Nouveau Monde éditions, 2012.

[4] Lettre d’Honoré de Balzac à Charles Sédillot, 24 novembre 1830, extrait cité par Marie-Ève Thérenty, Mosaïques. Etre écrivain entre presse et roman (1829-1836), Paris, Champion, 2003, p. 23.

[5] Marc Angenot, 1889. Un état du discours social, Le Préambule, « L’Univers du discours », 1989, p. 75 notamment.

[6] Stéphane Mallarmé, “Étalages”, Divagations [1897], « Quant au livre », Paris, Gallimard, « nrf Poésie », 1976, p. 259.

[7] Ibid., “Le livre, instrument spirituel”, p. 269.

[8] Victor Hugo, Quatrevingt-treize [1873], Paris, GF, 2002, p. 323.

[9] Jules Vallès, « Les Victimes du livre », Le Figaro, 9 octobre 1862, repris dans le recueil Les Réfractaires [1865], Œuvres, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, tome 1, p. 230-246.

[10] J. Vallès, « Rome », La Rue, 26 octobre 1867, Œuvres, op. cit., p. 992.