Essai
Nouvelle parution
La Métamorphose des ruines

La Métamorphose des ruines

Publié le par Marielle Macé (Source : Sophie Basch)

La Métamorphose des ruines,

Influence des découvertes archéologiques sur les arts et les lettres, 1870-1914.

Ecole française d'Athènes, 2004. Textes édités par Sophie Basch.

Sommaire

 

Sophie Basch, Introduction : l'« archéologie subjective »

Alexandre Farnoux, Ruines, vestiges et patrimoine

Olga Polychronopoulou, Architecture en fragments et réalite imaginaire : le cas des reconstitutions graphiques des monuments préhistoriques en Grèce au xixe siècle et au début du xxe  siècle

Vassiliki Chryssovitsanou, Les figurines cycladiques : de la répulsion à la fascination

Panayotis Tournikiotis, La Grèce dans l'histoire et la théorie de l'architecture (1899-1902) : Choisy et Guadet

Jean-Claude Mossière, Les images de la métamorphose et les métamorphoses de l'image

Christine Peltre, Les « Tanagras de ces jours-ci » : archéologie et modernité

Georges Tolias, Usages et abus de l'hellénisme en Grèce, 1870-1914

Paolo Tortonese, Théophile Gautier, écrivain archéologue

Sophie Basch, Du Byzantinisme à Byzance et de l'histoire au théâtre.Autour de Théodora (1884) de Victorien Sardou

Jean-Yves Masson, Hofmannsthal à la rencontre de la Grèce : le voyage de 1908 et ses prolongements

Valérie Deshoulières, Heinrich Schliemann : épisodes ignorés d'une vie posthume.Ruines antiques et chagrins d'aujourd'hui : de l'espace au non-lieu

Yves Lenoir, Les musiques grecques et l'Europe occidentale (1870-1914

Liste des participants

Index

 

Résumés:

 

Sophie Basch. Du byzantinisme à Byzance et de l'histoire au théâtre. Autour de Théodora (1884) de Victorien Sardou.

Une byzantinomanie s'empare de la littérature française à la fin du xixe siècle. Aux Byzances métaphoriques de la littérature décadente s'ajoute, à partir de 1884, une Byzance littérale, accompagnant le retour de Byzance dans les études historiques : la représentation de Théodora de Victorien Sardou inaugure une nouvelle ère du byzantinisme. À partir de 1880, diverses publications érudites permettent à un paysage diffus de se fixer sous des teintes d'autant plus éclatantes que le culte des Byzantins pour le détail et pour la couleur, mis en relief par ces publications érudites, rencontre dans la syntaxe serpentine des années 1880-1890, dans le triomphe des arts décoratifs et dans toute l'esthétique fin-de-siècle, un maniérisme prolongeant dignement l'attrait immodéré de Byzance pour la surcharge ornementale. La pièce de Sardou, Théodora, dont le rôle-titre est interprété par Sarah Bernhardt, n'est que la première étape d'une mode suivie par de nombreux romanciers, Jean Lombard, Hugues Le Roux, Paul Adam.

Vassiliki Chryssovitsanou. Les figurines cycladiques : de la répulsion à la fascination

La redécouverte des idoles cycladiques intervient à la fin du xviiie siècle. L'intérêt se ravive à partir de 1880, quand les archéologues publient leurs appréciations sur les idoles cycladiques. Dans leurs textes, ils formulent des jugements esthétiques et essaient d'élaborer les premières théories concernant l'usage et l'origine des statuettes. Un premier dialogue s'instaure donc, même si ces trouvailles archéologiques surgissent de manière accidentelle, à la suite de fouilles clandestines, et sont étudiées en dehors de leur contexte archéologique. Les jugements esthétiques négatifs dérivent de la conception d'une beauté dominante. Omniprésent, l'idéal de la Grèce classique ne laisse aucune place aux approches divergentes. Les archéologues se laisseront séduire par les idoles cycladiques lorsque la préhistoire et, plus précisément, la protohistoire égéenne, gagnera du terrain. Les chercheurs commencent à s'intéresser véritablement au contexte archéologique des idoles afin de les étudier plus scientifiquement. Cette familiarité remplace les jugements négatifs par des positifs, qui libèrent et élargissent le terrain de la recherche.

 

Valérie Deshoulières. Heinrich Schliemann : épisodes ignorés d'une vie posthume. Ruines antiques et chagrins d'aujourd'hui : de l'espace au non-lieu

Schliemann a toujours cristallisé les passions de l'opinion européenne. Au tournant du siècle dernier, en France, il s'est attiré les foudres de tous ceux qui avaient des comptes à régler avec l'Allemagne comme ennemie politique et comme rivale scientifique. Tandis qu'en Allemagne il suscitait évidemment l'enthousiasme de tous ceux qui voyaient en lui l'archétype de l'homme ayant réalisé ses désirs d'enfant et réussi sa vie. Freud alla même jusqu'à placer symboliquement sous sa tutelle l'analogie qui le hantait depuis longtemps entre psychanalyse et archéologie. Cent ans plus tard, on continue de s'intéresser à lui, mais les représentations qu'on en propose, ni blanches ni noires, sont, pour reprendre la métaphore bachelardienne, comme « stymphalisées ». Maints artistes de la fin du xxe siècle (Alain Nadaud, Nina Berberova, Bruno Bayen, Betsy Jolas...) ont ainsi brossé du mythique explorateur un portrait mélancolique. L'inconscient romantique de notre modernité se cherchait un visage : c'est vers Schliemann, « l'homme voilé », que sa propre fréquentation du paradoxe devait l'orienter. Un Schliemann étonnamment rompu aux exercices de l'idéalisme allemand.

 

Alexandre Farnoux. Ruines, vestiges et patrimoine

Jusqu'en 1914 la fébrilité des archéologues ne se dément pas. L'archéologie qui se fait empiriquement dans ces entreprises, c'est d'abord une autopsie, accompagnée ou non de fouilles. En Grèce, il s'agit avant tout de confronter les données testimoniales de l'érudition classique à la réalité concrète d'un monde observable. Les archéologues ont eu à coeur de faire connaître cette Grèce rénovée, satisfaisant tout en la suscitant la curiosité enthousiaste du public et offrant à l'inspiration des écrivains et des artistes une Antiquité renouvelée de fond en comble. En même temps le travail des archéologues a changé le regard des contemporains sur les ruines. C'est ce triple phénomène qui est analysé dans la présente étude : d'abord, les moyens de la diffusion de ces découvertes en France; ensuite, l'impact de cette irruption de l'Antiquité concrète dans le domaine des lettres et des arts ; enfin, la métamorphose des ruines en savoir scientifique et en bien patrimonial.

Yves Lenoir. Les musiques grecques et l'Europe occidentale (1870-1914)

Expression du temps, la musique a toujours occupé une place à part dans le concert des arts. Tributaire d'une notation difficile à maîtriser et de formes qui mettent des années à se stabiliser, l'art d'Euterpe est souvent en retard par rapport aux autres manifestations artistiques. À la fin du xixe et au début du xxe, la musique grecque sous ses formes profane et religieuse, antique et moderne, ne pénétra que très lentement la culture du Vieux continent et n'exerça qu'une influence réduite sur les musiciens d'Europe occidentale. Peu étudiée par les savants et ignorée des créateurs, elle était une terre inconnue que les connaissances de l'époque et les méthodes scientifiques de l'heure ne permettaient pas encore d'appréhender dans toute sa richesse et sa diversité. Si l'Occident manifesta un réel intérêt à l'égard des musiques grecques - intérêt souvent motivé par le prestige de l'art grec de l'Antiquité, la guerre d'indépendance ou les persécutions en terres ottomanes -, il faut reconnaître que les résultats ne furent pas à la hauteur des espérances.

 

 

Jean-Yves Masson, Hofmannsthal à la rencontre de la Grèce : le voyage de 1908 et ses prolongements

Le voyage de Hofmannsthal en Grèce fut une courte expédition assez peu dans la manière du poète, qui aimait à séjourner longuement à l'étranger, notamment en Italie. Parti de Vienne le 25 avril 1908, il se rendit seul à Trieste où il s'embarqua sur un vapeur de la Lloyd pour Corfou puis Patras ; le 1er mai, à Athènes, il rejoignit le sculpteur Aristide Maillol et le comte Harry Kessler, arrivés de France peu auparavant. Il passa huit jours dans la capitale grecque avant d'accomplir avec ses deux compagnons excursion jusqu'à Delphes, où il passa les 7 et 8 avril ; dès le 11, revenu à Athènes par Chéronée, il repartait pour l'Italie. Ce départ était une fuite. Ce voyage fut-il pour autant un échec ? Le projet en avait été conçu par Kessler ; pour Hofmannsthal, il s'agissait presque d'un devoir mondain. Il ressort de ses textes qu'il faut venir en Grèce pour être délivré de la Grèce historique. Si le moment de violent rejet est bien plus radical que chez Barrès, si la déception de Hofmannsthal devant les ruines de l'Acropole s'exprime sans retenue, c'est parce que la Grèce véritable est ailleurs que dans ses ruines. Son expérience d'extase n'a de sens que si se pose sur les vestiges, d'époque en époque, un regard capable de se livrer à une telle expérience et d'accueillir l'initiation.

 

Jean-Claude Mossière. Les images de la métamorphose et les métamorphoses de l'image

 

À bien regarder, le lien entre le texte et l'image n'est pas à proprement parler éloquent. À bien lire, l'association de l'image et du texte n'est pas sans faille. En réalité cette image sert de contrepoint à un discours d'esthétique général et l'étroite parenté entre le sujet et son illustration n'est peut-être pas absolument nécessaire. La consultation des revues d'archéologie et d'histoire de l'art entre 1870 et 1914 nous livre des renseignements précis sur l'utilisation de l'image dans la construction de la science archéologique, dans la mise en scène de la présentation des objets, et dans la diffusion des connaissances. Ces expériences nous montrent que l'image cherche sa place au propre comme au figuré, et n'épuise pas la perception de l'objet dans la mesure où elle se situe dans le cycle de l'interprétation et de la métamorphose. Sculpture et photographie s'associent et concentrent leurs efforts pour tenter de montrer ce que la description écrite ne peut épuiser.

 

Christine Peltre. Les « Tanagras de ces jours-ci » : archéologie et modernité

Depuis leurs premières exhumations en 1872 les figurines de Tanagra ont connu une faveur fulgurante et durable à la fois. Elles sont d'abord des accessoires de la décoration contemporaine, des figurantes de la scène bourgeoise. Les Tanagras, tellement populaires qu'elles sont devenues rapidement un nom commun, employé pour qualifier une silhouette élégante, ont été adoptées par les artistes de la fin du siècle, créant à leur image des oeuvres qui semblent de simples pastiches, ou, dans leurs peintures, citant les figurines pour meubler gracieusement un coin du tableau. La citation de l'objet, pourtant, ne résume pas le rayonnement des figurines béotiennes. Signe d'un engouement profond, celles-ci  sont  en effet réinvesties par les artistes, dans leur globalité ou leurs composantes, de significations nouvelles, plastiques, sociales ou philosophiques. Au jeu de ces métamorphoses, les archéologues ont prêté leur concours, livrant leurs analyses aussitôt après la découverte des Tanagras. Entre le discours scientifique et les variations artistiques, d'abord liés par la simultaneïté, se développent des correspondances significatives du rôle de l'archéologie en cette fin de siècle.

 

Olga Polychronopoulou. Architecture en fragments et réalité imaginaire : le cas des reconstitutions graphiques des monuments préhistoriques en Grèce au xixe siècle et au début du xxe siècle

Les reconstitutions graphiques du xixe siècle et du début du xxe conservent leur valeur multiple aujourd'hui encore. Elles retracent une histoire de l'archéologie protohistorique dès sa naissance ; elles illustrent par ailleurs les étapes que la jeune discipline a dû franchir avant de devenir une discipline autonome. L'étude et la lecture de ces images ne font que démontrer l'interférence, l'impact de l'horizon culturel, du paysage intellectuel de ces premiers temps de l'archéologie. D'autre part, Schliemann et Dörpfeld, les premiers pionniers dans leur effort pour confronter les épopées homériques avec des paysages et des vestiges concrets, ont utilisé la reconstitution comme moyen et comme outil de l'interprétation archéologique. Ces premières images des monuments protohistoriques, non seulement reflètent les idées de ceux qui les inventèrent mais constituent en même temps la trace illustrée des références majeures, des mentalités et des attitudes d'un contexte socioculturel et d'une époque précis. Comme elles ont aussi l'avantage d'être des produits médiatiques, leur diffusion dans le grand public a contribué au changement d'état d'esprit et à l'émergence d'un autre regard vis-à-vis de l'Antiquité des Mycéniens et des Minoens. Ces images constituent un véritable domaine à explorer dans les futures études historiographiques.

 

Paolo Tortonese. Théophile Gautier, écrivain archéologue

1870 est l'année la plus noire de la vie de Gautier, comme sans doute de beaucoup de Français ; il vit la fin de l'Empire comme une catastrophe personnelle, et la Commune comme un orage qui obscurcit la civilisation ; il craint pour son avenir, il se sent menacé aussi bien dans ses intérêts que dans ses convictions. C'est alors qu'il entreprend d'écrire une suite de descriptions de Paris assiégé, publiées dans le Journal officiel de septembre 1870 à octobre 1871. L'un de ces articles, qui seront réunis plus tard sous le titre Tableaux de siège, est consacré non pas à un lieu, mais à une oeuvre d'art, la Vénus de Milo. Gautier nous apprend comment, pendant la guerre et la Commune, la statue grecque la plus célèbre de Paris a été préservée des risques de destruction et des convoitises de l'ennemi. Après avoir raconté l'enterrement et la résurrection de la Vénus de Milo en 1870, Gautier se livre, dans le même article, à un compte rendu détaillé de ce que les conservateurs du Louvre ont pu apprendre à cette occasion. Il se demande s'il ne faudrait pas lui rendre sa posture originelle, et sans oser trancher en ce sens, montre bien qu'il le souhaite.

 

Heinrich Schliemann : épisodes ignorés d'une vie posthume. Ruines antiques et chagrins d'aujourd'hui : de l'espace au non-lieu

 

Schliemann a toujours cristallisé les passions de l'opinion européenne. Au tournant du siècle dernier, en France, il s'est attiré les foudres de tous ceux qui avaient des comptes à régler avec l'Allemagne comme ennemie politique et comme rivale scientifique. Tandis qu'en Allemagne il suscitait évidemment l'enthousiasme de tous ceux qui voyaient en lui l'archétype de l'homme ayant réalisé ses désirs d'enfant et réussi sa vie. Freud alla même jusqu'à placer symboliquement sous sa tutelle l'analogie qui le hantait depuis longtemps entre psychanalyse et archéologie. Cent ans plus tard, on continue de s'intéresser à lui, mais les représentations qu'on en propose, ni blanches ni noires, sont, pour reprendre la métaphore bachelardienne, comme « stymphalisées ». Maints artistes de la fin du xxe siècle (Alain Nadaud, Nina Berberova, Bruno Bayen, Betsy Jolas...) ont ainsi brossé du mythique explorateur un portrait mélancolique. L'inconscient romantique de notre modernité se cherchait un visage : c'est vers Schliemann, « l'homme voilé », que sa propre fréquentation du paradoxe devait l'orienter. Un Schliemann étonnamment rompu aux exercices de l'idéalisme allemand.

 

Alexandre Farnoux. Ruines, vestiges et patrimoine

Jusqu'en 1914 la fébrilité des archéologues ne se dément pas. L'archéologie qui se fait empiriquement dans ces entreprises, c'est d'abord une autopsie, accompagnée ou non de fouilles. En Grèce, il s'agit avant tout de confronter les données testimoniales de l'érudition classique à la réalité concrète d'un monde observable. Les archéologues ont eu à coeur de faire connaître cette Grèce rénovée, satisfaisant tout en la suscitant la curiosité enthousiaste du public et offrant à l'inspiration des écrivains et des artistes une Antiquité renouvelée de fond en comble. En même temps le travail des archéologues a changé le regard des contemporains sur les ruines. C'est ce triple phénomène qui est analysé dans la présente étude : d'abord, les moyens de la diffusion de ces découvertes en France; ensuite, l'impact de cette irruption de l'Antiquité concrète dans le domaine des lettres et des arts ; enfin, la métamorphose des ruines en savoir scientifique et en bien patrimonial.

 

Yves Lenoir. Les musiques grecques et l'Europe occidentale (1870-1914)

 

Expression du temps, la musique a toujours occupé une place à part dans le concert des arts. Tributaire d'une notation difficile à maîtriser et de formes qui mettent des années à se stabiliser, l'art d'Euterpe est souvent en retard par rapport aux autres manifestations artistiques. À la fin du xixe et au début du xxe, la musique grecque sous ses formes profane et religieuse, antique et moderne, ne pénétra que très lentement la culture du Vieux continent et n'exerça qu'une influence réduite sur les musiciens d'Europe occidentale. Peu étudiée par les savants et ignorée des créateurs, elle était une terre inconnue que les connaissances de l'époque et les méthodes scientifiques de l'heure ne permettaient pas encore d'appréhender dans toute sa richesse et sa diversité. Si l'Occident manifesta un réel intérêt à l'égard des musiques grecques - intérêt souvent motivé par le prestige de l'art grec de l'Antiquité, la guerre d'indépendance ou les persécutions en terres ottomanes -, il faut reconnaître que les résultats ne furent pas à la hauteur des espérances.

 

Jean-Yves Masson, Hofmannsthal à la rencontre de la Grèce : le voyage de 1908 et ses prolongements

 

Le voyage de Hofmannsthal en Grèce fut une courte expédition assez peu dans la manière du poète, qui aimait à séjourner longuement à l'étranger, notamment en Italie. Parti de Vienne le 25 avril 1908, il se rendit seul à Trieste où il s'embarqua sur un vapeur de la Lloyd pour Corfou puis Patras ; le 1er mai, à Athènes, il rejoignit le sculpteur Aristide Maillol et le comte Harry Kessler, arrivés de France peu auparavant. Il passa huit jours dans la capitale grecque avant d'accomplir avec ses deux compagnons excursion jusqu'à Delphes, où il passa les 7 et 8 avril ; dès le 11, revenu à Athènes par Chéronée, il repartait pour l'Italie. Ce départ était une fuite. Ce voyage fut-il pour autant un échec ? Le projet en avait été conçu par Kessler ; pour Hofmannsthal, il s'agissait presque d'un devoir mondain. Il ressort de ses textes qu'il faut venir en Grèce pour être délivré de la Grèce historique. Si le moment de violent rejet est bien plus radical que chez Barrès, si la déception de Hofmannsthal devant les ruines de l'Acropole s'exprime sans retenue, c'est parce que la Grèce véritable est ailleurs que dans ses ruines. Son expérience d'extase n'a de sens que si se pose sur les vestiges, d'époque en époque, un regard capable de se livrer à une telle expérience et d'accueillir l'initiation.

 

Jean-Claude Mossière. Les images de la métamorphose et les métamorphoses de l'image

 

À bien regarder, le lien entre le texte et l'image n'est pas à proprement parler éloquent. À bien lire, l'association de l'image et du texte n'est pas sans faille. En réalité cette image sert de contrepoint à un discours d'esthétique général et l'étroite parenté entre le sujet et son illustration n'est peut-être pas absolument nécessaire. La consultation des revues d'archéologie et d'histoire de l'art entre 1870 et 1914 nous livre des renseignements précis sur l'utilisation de l'image dans la construction de la science archéologique, dans la mise en scène de la présentation des objets, et dans la diffusion des connaissances. Ces expériences nous montrent que l'image cherche sa place au propre comme au figuré, et n'épuise pas la perception de l'objet dans la mesure où elle se situe dans le cycle de l'interprétation et de la métamorphose. Sculpture et photographie s'associent et concentrent leurs efforts pour tenter de montrer ce que la description écrite ne peut épuiser.

 

Christine Peltre. Les « Tanagras de ces jours-ci » : archéologie et modernité

Depuis leurs premières exhumations en 1872 les figurines de Tanagra ont connu une faveur fulgurante et durable à la fois. Elles sont d'abord des accessoires de la décoration contemporaine, des figurantes de la scène bourgeoise. Les Tanagras, tellement populaires qu'elles sont devenues rapidement un nom commun, employé pour qualifier une silhouette élégante, ont été adoptées par les artistes de la fin du siècle, créant à leur image des oeuvres qui semblent de simples pastiches, ou, dans leurs peintures, citant les figurines pour meubler gracieusement un coin du tableau. La citation de l'objet, pourtant, ne résume pas le rayonnement des figurines béotiennes. Signe d'un engouement profond, celles-ci  sont  en effet réinvesties par les artistes, dans leur globalité ou leurs composantes, de significations nouvelles, plastiques, sociales ou philosophiques. Au jeu de ces métamorphoses, les archéologues ont prêté leur concours, livrant leurs analyses aussitôt après la découverte des Tanagras. Entre le discours scientifique et les variations artistiques, d'abord liés par la simultaneïté, se développent des correspondances significatives du rôle de l'archéologie en cette fin de siècle.

 

Olga Polychronopoulou. Architecture en fragments et réalité imaginaire : le cas des reconstitutions graphiques des monuments préhistoriques en Grèce au xixe siècle et au début du xxe siècle

Les reconstitutions graphiques du xixe siècle et du début du xxe conservent leur valeur multiple aujourd'hui encore. Elles retracent une histoire de l'archéologie protohistorique dès sa naissance ; elles illustrent par ailleurs les étapes que la jeune discipline a dû franchir avant de devenir une discipline autonome. L'étude et la lecture de ces images ne font que démontrer l'interférence, l'impact de l'horizon culturel, du paysage intellectuel de ces premiers temps de l'archéologie. D'autre part, Schliemann et Dörpfeld, les premiers pionniers dans leur effort pour confronter les épopées homériques avec des paysages et des vestiges concrets, ont utilisé la reconstitution comme moyen et comme outil de l'interprétation archéologique. Ces premières images des monuments protohistoriques, non seulement reflètent les idées de ceux qui les inventèrent mais constituent en même temps la trace illustrée des références majeures, des mentalités et des attitudes d'un contexte socioculturel et d'une époque précis. Comme elles ont aussi l'avantage d'être des produits médiatiques, leur diffusion dans le grand public a contribué au changement d'état d'esprit et à l'émergence d'un autre regard vis-à-vis de l'Antiquité des Mycéniens et des Minoens. Ces images constituent un véritable domaine à explorer dans les futures études historiographiques.

 

Paolo Tortonese. Théophile Gautier, écrivain archéologue

1870 est l'année la plus noire de la vie de Gautier, comme sans doute de beaucoup de Français ; il vit la fin de l'Empire comme une catastrophe personnelle, et la Commune comme un orage qui obscurcit la civilisation ; il craint pour son avenir, il se sent menacé aussi bien dans ses intérêts que dans ses convictions. C'est alors qu'il entreprend d'écrire une suite de descriptions de Paris assiégé, publiées dans le Journal officiel de septembre 1870 à octobre 1871. L'un de ces articles, qui seront réunis plus tard sous le titre Tableaux de siège, est consacré non pas à un lieu, mais à une oeuvre d'art, la Vénus de Milo. Gautier nous apprend comment, pendant la guerre et la Commune, la statue grecque la plus célèbre de Paris a été préservée des risques de destruction et des convoitises de l'ennemi. Après avoir raconté l'enterrement et la résurrection de la Vénus de Milo en 1870, Gautier se livre, dans le même article, à un compte rendu détaillé de ce que les conservateurs du Louvre ont pu apprendre à cette occasion. Il se demande s'il ne faudrait pas lui rendre sa posture originelle, et sans oser trancher en ce sens, montre bien qu'il le souhaite.

 

et ses prolongements

Valérie Deshoulières, Heinrich Schliemann : épisodes ignorés d'une vie posthume.

 

Ruines antiques et chagrins d'aujourd'hui : de l'espace au non-lieu

Yves Lenoir, Les musiques grecques et l'Europe occidentale (1870-1914

 

Liste des participants

Index

 

Résumés:

 

Sophie Basch. Du byzantinisme à Byzance et de l'histoire au théâtre. Autour de Théodora (1884) de Victorien Sardou.

Une byzantinomanie s'empare de la littérature française à la fin du xixe siècle. Aux Byzances métaphoriques de la littérature décadente s'ajoute, à partir de 1884, une Byzance littérale, accompagnant le retour de Byzance dans les études historiques : la représentation de Théodora de Victorien Sardou inaugure une nouvelle ère du byzantinisme. À partir de 1880, diverses publications érudites permettent à un paysage diffus de se fixer sous des teintes d'autant plus éclatantes que le culte des Byzantins pour le détail et pour la couleur, mis en relief par ces publications érudites, rencontre dans la syntaxe serpentine des années 1880-1890, dans le triomphe des arts décoratifs et dans toute l'esthétique fin-de-siècle, un maniérisme prolongeant dignement l'attrait immodéré de Byzance pour la surcharge ornementale. La pièce de Sardou, Théodora, dont le rôle-titre est interprété par Sarah Bernhardt, n'est que la première étape d'une mode suivie par de nombreux romanciers, Jean Lombard, Hugues Le Roux, Paul Adam.

Vassiliki Chryssovitsanou. Les figurines cycladiques : de la répulsion à la fascination

La redécouverte des idoles cycladiques intervient à la fin du xviiie siècle. L'intérêt se ravive à partir de 1880, quand les archéologues publient leurs appréciations sur les idoles cycladiques. Dans leurs textes, ils formulent des jugements esthétiques et essaient d'élaborer les premières théories concernant l'usage et l'origine des statuettes. Un premier dialogue s'instaure donc, même si ces trouvailles archéologiques surgissent de manière accidentelle, à la suite de fouilles clandestines, et sont étudiées en dehors de leur contexte archéologique. Les jugements esthétiques négatifs dérivent de la conception d'une beauté dominante. Omniprésent, l'idéal de la Grèce classique ne laisse aucune place aux approches divergentes. Les archéologues se laisseront séduire par les idoles cycladiques lorsque la préhistoire et, plus précisément, la protohistoire égéenne, gagnera du terrain. Les chercheurs commencent à s'intéresser véritablement au contexte archéologique des idoles afin de les étudier plus scientifiquement. Cette familiarité remplace les jugements négatifs par des positifs, qui libèrent et élargissent le terrain de la recherche.

 

Valérie Deshoulières. Heinrich Schliemann : épisodes ignorés d'une vie posthume. Ruines antiques et chagrins d'aujourd'hui : de l'espace au non-lieu

Schliemann a toujours cristallisé les passions de l'opinion européenne. Au tournant du siècle dernier, en France, il s'est attiré les foudres de tous ceux qui avaient des comptes à régler avec l'Allemagne comme ennemie politique et comme rivale scientifique. Tandis qu'en Allemagne il suscitait évidemment l'enthousiasme de tous ceux qui voyaient en lui l'archétype de l'homme ayant réalisé ses désirs d'enfant et réussi sa vie. Freud alla même jusqu'à placer symboliquement sous sa tutelle l'analogie qui le hantait depuis longtemps entre psychanalyse et archéologie. Cent ans plus tard, on continue de s'intéresser à lui, mais les représentations qu'on en propose, ni blanches ni noires, sont, pour reprendre la métaphore bachelardienne, comme « stymphalisées ». Maints artistes de la fin du xxe siècle (Alain Nadaud, Nina Berberova, Bruno Bayen, Betsy Jolas...) ont ainsi brossé du mythique explorateur un portrait mélancolique. L'inconscient romantique de notre modernité se cherchait un visage : c'est vers Schliemann, « l'homme voilé », que sa propre fréquentation du paradoxe devait l'orienter. Un Schliemann étonnamment rompu aux exercices de l'idéalisme allemand.

 

Alexandre Farnoux. Ruines, vestiges et patrimoine

Jusqu'en 1914 la fébrilité des archéologues ne se dément pas. L'archéologie qui se fait empiriquement dans ces entreprises, c'est d'abord une autopsie, accompagnée ou non de fouilles. En Grèce, il s'agit avant tout de confronter les données testimoniales de l'érudition classique à la réalité concrète d'un monde observable. Les archéologues ont eu à coeur de faire connaître cette Grèce rénovée, satisfaisant tout en la suscitant la curiosité enthousiaste du public et offrant à l'inspiration des écrivains et des artistes une Antiquité renouvelée de fond en comble. En même temps le travail des archéologues a changé le regard des contemporains sur les ruines. C'est ce triple phénomène qui est analysé dans la présente étude : d'abord, les moyens de la diffusion de ces découvertes en France; ensuite, l'impact de cette irruption de l'Antiquité concrète dans le domaine des lettres et des arts ; enfin, la métamorphose des ruines en savoir scientifique et en bien patrimonial.

Yves Lenoir. Les musiques grecques et l'Europe occidentale (1870-1914)

Expression du temps, la musique a toujours occupé une place à part dans le concert des arts. Tributaire d'une notation difficile à maîtriser et de formes qui mettent des années à se stabiliser, l'art d'Euterpe est souvent en retard par rapport aux autres manifestations artistiques. À la fin du xixe et au début du xxe, la musique grecque sous ses formes profane et religieuse, antique et moderne, ne pénétra que très lentement la culture du Vieux continent et n'exerça qu'une influence réduite sur les musiciens d'Europe occidentale. Peu étudiée par les savants et ignorée des créateurs, elle était une terre inconnue que les connaissances de l'époque et les méthodes scientifiques de l'heure ne permettaient pas encore d'appréhender dans toute sa richesse et sa diversité. Si l'Occident manifesta un réel intérêt à l'égard des musiques grecques - intérêt souvent motivé par le prestige de l'art grec de l'Antiquité, la guerre d'indépendance ou les persécutions en terres ottomanes -, il faut reconnaître que les résultats ne furent pas à la hauteur des espérances.

 

 

Jean-Yves Masson, Hofmannsthal à la rencontre de la Grèce : le voyage de 1908 et ses prolongements

Le voyage de Hofmannsthal en Grèce fut une courte expédition assez peu dans la manière du poète, qui aimait à séjourner longuement à l'étranger, notamment en Italie. Parti de Vienne le 25 avril 1908, il se rendit seul à Trieste où il s'embarqua sur un vapeur de la Lloyd pour Corfou puis Patras ; le 1er mai, à Athènes, il rejoignit le sculpteur Aristide Maillol et le comte Harry Kessler, arrivés de France peu auparavant. Il passa huit jours dans la capitale grecque avant d'accomplir avec ses deux compagnons excursion jusqu'à Delphes, où il passa les 7 et 8 avril ; dès le 11, revenu à Athènes par Chéronée, il repartait pour l'Italie. Ce départ était une fuite. Ce voyage fut-il pour autant un échec ? Le projet en avait été conçu par Kessler ; pour Hofmannsthal, il s'agissait presque d'un devoir mondain. Il ressort de ses textes qu'il faut venir en Grèce pour être délivré de la Grèce historique. Si le moment de violent rejet est bien plus radical que chez Barrès, si la déception de Hofmannsthal devant les ruines de l'Acropole s'exprime sans retenue, c'est parce que la Grèce véritable est ailleurs que dans ses ruines. Son expérience d'extase n'a de sens que si se pose sur les vestiges, d'époque en époque, un regard capable de se livrer à une telle expérience et d'accueillir l'initiation.

 

Jean-Claude Mossière. Les images de la métamorphose et les métamorphoses de l'image

 

À bien regarder, le lien entre le texte et l'image n'est pas à proprement parler éloquent. À bien lire, l'association de l'image et du texte n'est pas sans faille. En réalité cette image sert de contrepoint à un discours d'esthétique général et l'étroite parenté entre le sujet et son illustration n'est peut-être pas absolument nécessaire. La consultation des revues d'archéologie et d'histoire de l'art entre 1870 et 1914 nous livre des renseignements précis sur l'utilisation de l'image dans la construction de la science archéologique, dans la mise en scène de la présentation des objets, et dans la diffusion des connaissances. Ces expériences nous montrent que l'image cherche sa place au propre comme au figuré, et n'épuise pas la perception de l'objet dans la mesure où elle se situe dans le cycle de l'interprétation et de la métamorphose. Sculpture et photographie s'associent et concentrent leurs efforts pour tenter de montrer ce que la description écrite ne peut épuiser.

 

Christine Peltre. Les « Tanagras de ces jours-ci » : archéologie et modernité

Depuis leurs premières exhumations en 1872 les figurines de Tanagra ont connu une faveur fulgurante et durable à la fois. Elles sont d'abord des accessoires de la décoration contemporaine, des figurantes de la scène bourgeoise. Les Tanagras, tellement populaires qu'elles sont devenues rapidement un nom commun, employé pour qualifier une silhouette élégante, ont été adoptées par les artistes de la fin du siècle, créant à leur image des oeuvres qui semblent de simples pastiches, ou, dans leurs peintures, citant les figurines pour meubler gracieusement un coin du tableau. La citation de l'objet, pourtant, ne résume pas le rayonnement des figurines béotiennes. Signe d'un engouement profond, celles-ci  sont  en effet réinvesties par les artistes, dans leur globalité ou leurs composantes, de significations nouvelles, plastiques, sociales ou philosophiques. Au jeu de ces métamorphoses, les archéologues ont prêté leur concours, livrant leurs analyses aussitôt après la découverte des Tanagras. Entre le discours scientifique et les variations artistiques, d'abord liés par la simultaneïté, se développent des correspondances significatives du rôle de l'archéologie en cette fin de siècle.

 

Olga Polychronopoulou. Architecture en fragments et réalité imaginaire : le cas des reconstitutions graphiques des monuments préhistoriques en Grèce au xixe siècle et au début du xxe siècle

Les reconstitutions graphiques du xixe siècle et du début du xxe conservent leur valeur multiple aujourd'hui encore. Elles retracent une histoire de l'archéologie protohistorique dès sa naissance ; elles illustrent par ailleurs les étapes que la jeune discipline a dû franchir avant de devenir une discipline autonome. L'étude et la lecture de ces images ne font que démontrer l'interférence, l'impact de l'horizon culturel, du paysage intellectuel de ces premiers temps de l'archéologie. D'autre part, Schliemann et Dörpfeld, les premiers pionniers dans leur effort pour confronter les épopées homériques avec des paysages et des vestiges concrets, ont utilisé la reconstitution comme moyen et comme outil de l'interprétation archéologique. Ces premières images des monuments protohistoriques, non seulement reflètent les idées de ceux qui les inventèrent mais constituent en même temps la trace illustrée des références majeures, des mentalités et des attitudes d'un contexte socioculturel et d'une époque précis. Comme elles ont aussi l'avantage d'être des produits médiatiques, leur diffusion dans le grand public a contribué au changement d'état d'esprit et à l'émergence d'un autre regard vis-à-vis de l'Antiquité des Mycéniens et des Minoens. Ces images constituent un véritable domaine à explorer dans les futures études historiographiques.

 

Paolo Tortonese. Théophile Gautier, écrivain archéologue

1870 est l'année la plus noire de la vie de Gautier, comme sans doute de beaucoup de Français ; il vit la fin de l'Empire comme une catastrophe personnelle, et la Commune comme un orage qui obscurcit la civilisation ; il craint pour son avenir, il se sent menacé aussi bien dans ses intérêts que dans ses convictions. C'est alors qu'il entreprend d'écrire une suite de descriptions de Paris assiégé, publiées dans le Journal officiel de septembre 1870 à octobre 1871. L'un de ces articles, qui seront réunis plus tard sous le titre Tableaux de siège, est consacré non pas à un lieu, mais à une oeuvre d'art, la Vénus de Milo. Gautier nous apprend comment, pendant la guerre et la Commune, la statue grecque la plus célèbre de Paris a été préservée des risques de destruction et des convoitises de l'ennemi. Après avoir raconté l'enterrement et la résurrection de la Vénus de Milo en 1870, Gautier se livre, dans le même article, à un compte rendu détaillé de ce que les conservateurs du Louvre ont pu apprendre à cette occasion. Il se demande s'il ne faudrait pas lui rendre sa posture originelle, et sans oser trancher en ce sens, montre bien qu'il le souhaite.

 

Heinrich Schliemann : épisodes ignorés d'une vie posthume. Ruines antiques et chagrins d'aujourd'hui : de l'espace au non-lieu

 

Schliemann a toujours cristallisé les passions de l'opinion européenne. Au tournant du siècle dernier, en France, il s'est attiré les foudres de tous ceux qui avaient des comptes à régler avec l'Allemagne comme ennemie politique et comme rivale scientifique. Tandis qu'en Allemagne il suscitait évidemment l'enthousiasme de tous ceux qui voyaient en lui l'archétype de l'homme ayant réalisé ses désirs d'enfant et réussi sa vie. Freud alla même jusqu'à placer symboliquement sous sa tutelle l'analogie qui le hantait depuis longtemps entre psychanalyse et archéologie. Cent ans plus tard, on continue de s'intéresser à lui, mais les représentations qu'on en propose, ni blanches ni noires, sont, pour reprendre la métaphore bachelardienne, comme « stymphalisées ». Maints artistes de la fin du xxe siècle (Alain Nadaud, Nina Berberova, Bruno Bayen, Betsy Jolas...) ont ainsi brossé du mythique explorateur un portrait mélancolique. L'inconscient romantique de notre modernité se cherchait un visage : c'est vers Schliemann, « l'homme voilé », que sa propre fréquentation du paradoxe devait l'orienter. Un Schliemann étonnamment rompu aux exercices de l'idéalisme allemand.

 

Alexandre Farnoux. Ruines, vestiges et patrimoine

Jusqu'en 1914 la fébrilité des archéologues ne se dément pas. L'archéologie qui se fait empiriquement dans ces entreprises, c'est d'abord une autopsie, accompagnée ou non de fouilles. En Grèce, il s'agit avant tout de confronter les données testimoniales de l'érudition classique à la réalité concrète d'un monde observable. Les archéologues ont eu à coeur de faire connaître cette Grèce rénovée, satisfaisant tout en la suscitant la curiosité enthousiaste du public et offrant à l'inspiration des écrivains et des artistes une Antiquité renouvelée de fond en comble. En même temps le travail des archéologues a changé le regard des contemporains sur les ruines. C'est ce triple phénomène qui est analysé dans la présente étude : d'abord, les moyens de la diffusion de ces découvertes en France; ensuite, l'impact de cette irruption de l'Antiquité concrète dans le domaine des lettres et des arts ; enfin, la métamorphose des ruines en savoir scientifique et en bien patrimonial.

 

Yves Lenoir. Les musiques grecques et l'Europe occidentale (1870-1914)

 

Expression du temps, la musique a toujours occupé une place à part dans le concert des arts. Tributaire d'une notation difficile à maîtriser et de formes qui mettent des années à se stabiliser, l'art d'Euterpe est souvent en retard par rapport aux autres manifestations artistiques. À la fin du xixe et au début du xxe, la musique grecque sous ses formes profane et religieuse, antique et moderne, ne pénétra que très lentement la culture du Vieux continent et n'exerça qu'une influence réduite sur les musiciens d'Europe occidentale. Peu étudiée par les savants et ignorée des créateurs, elle était une terre inconnue que les connaissances de l'époque et les méthodes scientifiques de l'heure ne permettaient pas encore d'appréhender dans toute sa richesse et sa diversité. Si l'Occident manifesta un réel intérêt à l'égard des musiques grecques - intérêt souvent motivé par le prestige de l'art grec de l'Antiquité, la guerre d'indépendance ou les persécutions en terres ottomanes -, il faut reconnaître que les résultats ne furent pas à la hauteur des espérances.

 

Jean-Yves Masson, Hofmannsthal à la rencontre de la Grèce : le voyage de 1908 et ses prolongements

 

Le voyage de Hofmannsthal en Grèce fut une courte expédition assez peu dans la manière du poète, qui aimait à séjourner longuement à l'étranger, notamment en Italie. Parti de Vienne le 25 avril 1908, il se rendit seul à Trieste où il s'embarqua sur un vapeur de la Lloyd pour Corfou puis Patras ; le 1er mai, à Athènes, il rejoignit le sculpteur Aristide Maillol et le comte Harry Kessler, arrivés de France peu auparavant. Il passa huit jours dans la capitale grecque avant d'accomplir avec ses deux compagnons excursion jusqu'à Delphes, où il passa les 7 et 8 avril ; dès le 11, revenu à Athènes par Chéronée, il repartait pour l'Italie. Ce départ était une fuite. Ce voyage fut-il pour autant un échec ? Le projet en avait été conçu par Kessler ; pour Hofmannsthal, il s'agissait presque d'un devoir mondain. Il ressort de ses textes qu'il faut venir en Grèce pour être délivré de la Grèce historique. Si le moment de violent rejet est bien plus radical que chez Barrès, si la déception de Hofmannsthal devant les ruines de l'Acropole s'exprime sans retenue, c'est parce que la Grèce véritable est ailleurs que dans ses ruines. Son expérience d'extase n'a de sens que si se pose sur les vestiges, d'époque en époque, un regard capable de se livrer à une telle expérience et d'accueillir l'initiation.

 

Jean-Claude Mossière. Les images de la métamorphose et les métamorphoses de l'image

 

À bien regarder, le lien entre le texte et l'image n'est pas à proprement parler éloquent. À bien lire, l'association de l'image et du texte n'est pas sans faille. En réalité cette image sert de contrepoint à un discours d'esthétique général et l'étroite parenté entre le sujet et son illustration n'est peut-être pas absolument nécessaire. La consultation des revues d'archéologie et d'histoire de l'art entre 1870 et 1914 nous livre des renseignements précis sur l'utilisation de l'image dans la construction de la science archéologique, dans la mise en scène de la présentation des objets, et dans la diffusion des connaissances. Ces expériences nous montrent que l'image cherche sa place au propre comme au figuré, et n'épuise pas la perception de l'objet dans la mesure où elle se situe dans le cycle de l'interprétation et de la métamorphose. Sculpture et photographie s'associent et concentrent leurs efforts pour tenter de montrer ce que la description écrite ne peut épuiser.

 

Christine Peltre. Les « Tanagras de ces jours-ci » : archéologie et modernité

Depuis leurs premières exhumations en 1872 les figurines de Tanagra ont connu une faveur fulgurante et durable à la fois. Elles sont d'abord des accessoires de la décoration contemporaine, des figurantes de la scène bourgeoise. Les Tanagras, tellement populaires qu'elles sont devenues rapidement un nom commun, employé pour qualifier une silhouette élégante, ont été adoptées par les artistes de la fin du siècle, créant à leur image des oeuvres qui semblent de simples pastiches, ou, dans leurs peintures, citant les figurines pour meubler gracieusement un coin du tableau. La citation de l'objet, pourtant, ne résume pas le rayonnement des figurines béotiennes. Signe d'un engouement profond, celles-ci  sont  en effet réinvesties par les artistes, dans leur globalité ou leurs composantes, de significations nouvelles, plastiques, sociales ou philosophiques. Au jeu de ces métamorphoses, les archéologues ont prêté leur concours, livrant leurs analyses aussitôt après la découverte des Tanagras. Entre le discours scientifique et les variations artistiques, d'abord liés par la simultaneïté, se développent des correspondances significatives du rôle de l'archéologie en cette fin de siècle.

 

Olga Polychronopoulou. Architecture en fragments et réalité imaginaire : le cas des reconstitutions graphiques des monuments préhistoriques en Grèce au xixe siècle et au début du xxe siècle

Les reconstitutions graphiques du xixe siècle et du début du xxe conservent leur valeur multiple aujourd'hui encore. Elles retracent une histoire de l'archéologie protohistorique dès sa naissance ; elles illustrent par ailleurs les étapes que la jeune discipline a dû franchir avant de devenir une discipline autonome. L'étude et la lecture de ces images ne font que démontrer l'interférence, l'impact de l'horizon culturel, du paysage intellectuel de ces premiers temps de l'archéologie. D'autre part, Schliemann et Dörpfeld, les premiers pionniers dans leur effort pour confronter les épopées homériques avec des paysages et des vestiges concrets, ont utilisé la reconstitution comme moyen et comme outil de l'interprétation archéologique. Ces premières images des monuments protohistoriques, non seulement reflètent les idées de ceux qui les inventèrent mais constituent en même temps la trace illustrée des références majeures, des mentalités et des attitudes d'un contexte socioculturel et d'une époque précis. Comme elles ont aussi l'avantage d'être des produits médiatiques, leur diffusion dans le grand public a contribué au changement d'état d'esprit et à l'émergence d'un autre regard vis-à-vis de l'Antiquité des Mycéniens et des Minoens. Ces images constituent un véritable domaine à explorer dans les futures études historiographiques.

 

Paolo Tortonese. Théophile Gautier, écrivain archéologue

1870 est l'année la plus noire de la vie de Gautier, comme sans doute de beaucoup de Français ; il vit la fin de l'Empire comme une catastrophe personnelle, et la Commune comme un orage qui obscurcit la civilisation ; il craint pour son avenir, il se sent menacé aussi bien dans ses intérêts que dans ses convictions. C'est alors qu'il entreprend d'écrire une suite de descriptions de Paris assiégé, publiées dans le Journal officiel de septembre 1870 à octobre 1871. L'un de ces articles, qui seront réunis plus tard sous le titre Tableaux de siège, est consacré non pas à un lieu, mais à une oeuvre d'art, la Vénus de Milo. Gautier nous apprend comment, pendant la guerre et la Commune, la statue grecque la plus célèbre de Paris a été préservée des risques de destruction et des convoitises de l'ennemi. Après avoir raconté l'enterrement et la résurrection de la Vénus de Milo en 1870, Gautier se livre, dans le même article, à un compte rendu détaillé de ce que les conservateurs du Louvre ont pu apprendre à cette occasion. Il se demande s'il ne faudrait pas lui rendre sa posture originelle, et sans oser trancher en ce sens, montre bien qu'il le souhaite.