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La Méditerranée à feu et à sang. Poétique du récit de guerre

La Méditerranée à feu et à sang. Poétique du récit de guerre

Publié le par Camille Esmein (Source : Jean-Yves Laurichesse)


Colloque international "La Méditerranée à feu et à sang : poétique du récit de guerre".

Université de Perpignan, 2-3-4 juin 2005

Coordination : Paul Carmignani, Jean-Yves Laurichesse, Joël Thomas
Equipe d'Accueil VECT (Voyages, Echanges, Confrontations, Transformations)

Programme : voir site web

En abordant l'étude du Mare Nostrum par le biais des sens, les deux précédents colloques internationaux organisés par le VECT Saveurs, senteurs : le goût de la Méditerranée (novembre 1997) et Rythmes et lumières de la Méditerranée (mars 2002) ont donné l'image d'une Méditerranée pacifique, mère des arts et des sciences, et promotrice d'un art de vivre qui exerce aujourd'hui encore une puissante fascination sur nos esprits. La vision de la Méditerranée sous son aspect de « machine à faire de la civilisation » (P. Valéry) en est sortie renforcée, mais s'en tenir là reviendrait à figer cette terre-mer dans une représentation incomplète et fallacieuse : il convient, à présent, d'aborder l'autre visage de la Méditerranée, non pas sa face solaire, mais sa face d'ombre tragique, sanglante et barbare, c'est-à-dire la Méditerranée dans son rapport primordial non plus au Logos, à l'harmonie et à la concorde, mais à l'excès, à la discorde et à la violence guerrière. Occasion de rappeler que la Méditerranée, trop souvent placée sous l'invocation d'Apollon et d'Aphrodite, est aussi fille d'Arès et soumise au redoutable principe héraclitéen selon lequel « Le Combat est Père et Roi de tout ». En effet, le monde méditerranéen a été et reste aujourd'hui encore déchiré par de violents conflits : batailles, massacres, croisades, djihâds, expéditions diverses, guerres civiles et coloniales ont ponctué son histoire mouvementée.
Ce nouveau colloque sera l'occasion de s'intéresser à la Méditerranée belliqueuse et cruelle, celle qui échappe à l'emprise de la raison et de la mesure pour cultiver « le savoir du rang. Et du sang » (M. Serres), et tombe ainsi sous le coup de l'hétérologie entendue au sens de « science de ce qui est tout autre », pensée de la déchirure, savoir de l'excès, de la violence et de la transgression.
Il ne s'agira point cependant de faire oeuvre d'historien ou de sociologue mais d'apporter à la polémologie, science de la guerre en tant que phénomène social, le complément indispensable d'une polémographie ou étude des discours littéraires ayant la guerre pour objet. Nous interrogerons l'empreinte que ces conflits ont laissée dans les livres (chroniques, carnets de guerre, mémoires, témoignages et oeuvres de fiction) ou plutôt, renversons la perspective : nous intéressera au premier chef le face-à-face des écrivains acteurs, témoins ou créateurs avec la guerre, ce summum de la dilapidation ou de la dépense improductive, qui marque l'irruption de l'inhumain et de la barbarie dans la trame paisible de la vie sociale, et relève de l'ordre de l'hétérogène au sens bataillien du terme (la réalité hétérogène est celle de la force et du choc ; elle se présente comme une charge).
Notre approche, qui se veut résolument littéraire, privilégiera la technique narrative ; elle s'inscrit fermement dans le cadre de la poétique (théorie généralisée de la littérature ou rhétorique restreinte) ou mieux encore de la poiétique « le faire qui s'achève en quelque oeuvre » (P. Valéry). Est ainsi clairement posée la problématique centrale du récit de guerre, c'est-à-dire la confrontation de l'écrivain avec une expérience-limite une expérience pour ainsi dire muette encore , qu'il s'agit d'amener à l'expression de son propre sens : comment traduire en mots et en images la guerre, cette « horreur sans phrase [] ce chaos de viande » ? Il est, en effet, « un degré de l'inhumain où le langage romanesque perd ses droits » (J. Hervier).
La guerre, phénomène singulier, relèverait de la catégorie de l'idiotie au sens originel d'Idiotès (seul de son espèce) que le philosophe C. Rosset a tiré de l'oubli pour désigner tout « être unilatéral dont le complément en miroir n'existe pas ». Étant sans reflet ni double, la guerre échapperait à la représentation comme le réel, qualifié d'idiot, auquel « il manque tout autre chose à partir de quoi l'interpréter ». Alors, comment l'écrivain aux prises avec un matériau par nature rebelle à toute expression s'y prend-il pour aborder son sujet ? Maintes fois, par la voie la plus inattendue et la plus paradoxale, non pas celle du réalisme poussé à son paroxysme comme on pourrait s'y attendre, mais par une stratégie narrative impliquant le détour par l'imagination qui fournira au phénomène unilatéral qu'est la guerre le complément en miroir lui faisant défaut. Mais n'est-ce pas là la fonction essentielle de la littérature, qui vise moins à copier le réel qu'à le doubler ? En outre, pour maîtriser son sujet, l'écrivain devra souvent « inventer dans la langue une nouvelle langue, une langue étrangère », c'est-à-dire son propre idiolecte répondant au caractère singulier de la guerre. Du coup, il « met à jour de nouvelles puissances grammaticales ou syntaxiques. Il entraîne la langue hors de ses sillons coutumiers, il la fait délirer. » (G. Deleuze).
Il sera donc essentiellement question de lexique, de syntaxe (l'art de disposer les troupes sur le champ de bataille), de rhétorique, d'images et de symboles : en un mot, de stratégie narrative. La prise en charge de l'agôn par la lexis problème fondamental voire classique (terme au double sens opportun : classis, c'est la troupe ou l'armée) nous conduira à examiner la spécificité du récit de guerre et la démarche paradoxale de l'écrivain, ce « pense-phrases » (R. Barthes), confronté à la gageure de rendre accessible au langage une expérience a priori ineffable qui risquait fort d'être à jamais condamnée à « l'aphasie du monstrueux ».

Ce troisième colloque marquera une nouvelle étape fondamentale dans la réalisation de l'objectif que s'est assigné le VECT : la réhabilitation d'une pensée méridienne, capable de concevoir à la fois l'unité, la diversité et les conflictualités. Il est, en effet, plus que jamais nécessaire d'élaborer un mode de réflexion apte à penser non seulement la civilisation méditerranéenne sous ses aspects les plus aimables mais aussi le fonds originel de barbarie et d'inhumanité sur et contre lequel elle s'est érigée.

Pr. Paul CARMIGNANI
Directeur du VECT-EA 2983