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La critique musicale dans l'espace hispanique au XX e siècle : formes, styles, écritures

La critique musicale dans l'espace hispanique au XX e siècle : formes, styles, écritures

Publié le par Vincent Ferré (Source : Thomas Le Colleter)

Appel à communications

S’agissant de la musique, le statut de l’Espagne dans le concert européen des nations au tournant du XXe siècle présente une particularité. Après une période de relative mise à l’écart, la Péninsule refait progressivement surface à la fin du XIXe siècle, pour connaître un essor sans précédent dans le premier tiers du XXe, à telle enseigne que la critique espagnole a pu parler d’Edad de plata (« Âge d’argent ») pour qualifier le rayonnement des arts et de la culture pendant cette période[i]. C’est ainsi que le pays cesse peu à peu de constituer l’alibi d’un orientalisme à portée de main, nourrissant principalement l’imaginaire des compositeurs français, de Chabrier à Debussy, pour s’affirmer comme véritable nation musicale, non plus seulement objet thématique à la mode porteur d’exotisme et de couleur locale, mais désormais sujet à part entière d’une aventure musicale, principalement à travers trois figures de compositeurs traversant les deux siècles, et qui initièrent le mouvement : Felipe Pedrell, Isaac Albéniz et Enrique Granados. Sortie de sa relative torpeur, l’Espagne rattrape progressivement son retard en faisant émerger sur la scène intellectuelle des problématiques issues il est vrai du XIXe siècle, notamment la question du développement et de l’affirmation d’une école nationale. Mais celles-ci se transforment et s’adaptent bientôt aux enjeux musicaux qui agitent le reste de l’Europe en ce début de XXe siècle, suivant en cela, à plus forte raison, le mouvement général d’ouverture du pays aux « vents européens » appelé de ses vœux et théorisé par Miguel de Unamuno dans son ouvrage En torno al casticismo (L’Essence de l’Espagne, dans la traduction de Marcel Bataillon). L’affirmation progressive d’une activité musicale importante, corrélative du développement d’une avant-garde, est aussi rendue possible par un changement dans les attitudes sociales : la nouvelle bourgeoisie demande de la musique et cesse de la regarder comme un art mineur. Dans cette perspective, l’Espagne se dote rapidement de la plupart des infrastructures musicales qui étaient déjà présentes dans le reste de l’Europe au milieu du XIXe siècle. Les sociétés philharmoniques connaissent un développement exponentiel et commencent à inviter des grands musiciens étrangers ; les orchestres et les chorales éclosent dans les différentes régions du pays. De manière emblématique, la Sociedad Nacional de Música, fondée en 1915 sur le modèle de la Société Nationale de Musique créée par Saint-Saëns une quarantaine d’années auparavant, se fait le vecteur d’une véritable « restauration musicale », selon l’expression de ses créateurs.

Or, cet essor général s’accompagne de ce que Raquel Sarría Márquez qualifie d’« âge d’or » de la critique musicale en Espagne. On assiste en effet durant cette période à un grand mouvement de rénovation de la musicographie, illustré par le travail de personnalités emblématiques du monde musical de l’époque : Rogelio Villar, José Subirá, Joaquín Nin, Adolfo Salazar ou Miguel Salvador. Ce mouvement de fond, qui s’illustre aussi par l’institutionnalisation progressive de la musicologie, jusqu’ici considérée comme une pratique amateur, et qui, à travers la figure du catalan Higini Anglès, accède progressivement au statut de science humaine, contribue à la naissance et à l’affirmation d’une critique musicale spécialisée. Parallèlement à la progressive formation intellectuelle et universitaire d’un grand nombre de musiciens, et à la publication d’essais de la part des grands penseurs du temps, la critique se développe également au sein de la presse, et les revues culturelles à vocation généraliste, comme la Revista de Occidente ou la Gaceta Literaria, publient fréquemment des articles consacrés à la musique.

À travers ces modifications, la critique devient non seulement un lieu de témoignage de l’activité musicale d’une région ou d’une ville, mais aussi l’espace de développement d’une véritable activité réflexive sur l’art musical. À ce titre, il semble qu’elle ait joué un rôle moteur dans la création et la valorisation de la musique espagnole, notamment sous l’influence de Manuel de Falla et Adolfo Salazar, aussi bien sur le plan théorique que pratique. De sorte que la vie critique de ces années apparaît comme une « critique créatrice », selon le mot d’Oscar Wilde : elle ne se limite pas à être le simple témoin de l’action, mais apporte une réflexion nouvelle sur la musique, susceptible d’impulser un nouvel élan aux compositeurs. Ainsi s’esquisse un mouvement de va-et-vient entre critique et création, qui s’illustre par la liste éloquente des compositeurs qui apportèrent une pierre à l’édifice de la critique musicale espagnole : non seulement Pedrell, Falla, Turina, mais aussi, entre autres, Joaquín Nin, Rodolfo Halffter, Roberto Gerhard. Grâce à eux, la musique change progressivement de statut, et finit par constituer un art à part entière, décisif dans l’élaboration d’une culture.

Cette journée d’études a pour vocation de faire porter la réflexion sur une période qui inclut la Edad de plata sans nécessairement s’y limiter. Après 1939, « la musique hiberne », selon les mots d’Emilio Casares Rodicio, du fait de l’exil imposé à de nombreux acteurs du champ musical par le bouleversement politique issu de la guerre civile : on pourra notamment se demander quelles sont les modalités de réinvention de la critique dans la deuxième partie du siècle, et quelles perspectives esthétiques se dégagent dans un champ musical de plus en plus caractérisé par son atomisation, mais aussi son isolement, qui tient à nouveau une Espagne « livrée à elle-même » (Tomás Marco) à l’écart des principales innovations du panorama musical européen : que l’on songe à la diffusion du sérialisme intégral par exemple, qui ne trouve d’écho que très tard dans la Péninsule. Toute contribution concernant les mutations de la critique musicale dans le monde post-franquiste sera également bienvenue.

Dans ce contexte, il s’agira d’interroger ce qui fait la spécificité de la zone linguistique hispanophone dans l’élaboration de la critique musicale au XXe siècle, en étant sensible à son évolution au cours du siècle. Cette interrogation se fera en centrant la réflexion sur une approche principalement littéraire, susceptible de proposer en premier lieu un questionnement relatif à des problématiques d’écriture. Il s’agit moins d’esquisser à grands traits une histoire de la critique que d’en éclairer les enjeux esthétiques et réceptifs. On pourra notamment s’interroger sur l’interaction entre les supports et les genres de la critique pratiqués : presse (El Sol, la Revista Musical Hispano-americana, Ritmo, Música, etc.), écrits de musicographes (Villar, Subirá, Salazar), de compositeurs (Falla, Turina), de poètes (Gerardo Diego, Juan Ramón Jiménez) ou de romanciers, et sur la manière dont ces supports et l’identité des différents acteurs sont susceptibles d’influencer le genre, aussi bien d’un point de vue stylistique qu’idéologique, ainsi que sa réception ; sur les débats esthétiques parfois virulents qui opposèrent les tenants d’écoles musicales antagonistes (par exemple Villar ou Julio Gómez vs. Salazar) et qui portent en eux des conceptions implicites sur la forme et les fonctions de la critique musicale ; sur la manière dont la critique est susceptible de se penser elle-même, en délivrant un métadiscours relatif aux conditions de possibilité d’écrire sur ou avec la musique, pour reprendre le mot de Vladimir Jankélévitch. De ce point de vue, on rappellera par exemple l’hostilité éloquente et paradoxale de Salazar à l’égard de la musicologie, sciences de « rats de bibliothèque » qui n’aiment « que l’odeur du vieux papier »[ii] : de telles déclarations supposent une orientation idéologique alternative de la critique qu’il pourrait être intéressant de mettre en valeur.

 On pourra insister par ailleurs sur la comparaison entre deux façons d’écrire sur un même artiste ou une même œuvre ; ou sur la manière dont la naissance et l’affirmation de la critique s’accompagne d’un questionnement sur ce qui fonde la légitimité de son propre discours, notamment dans une perspective qui pourra être élargie aux débats de l’époque consacrés au rôle et à la fonction sociale de la critique artistique en général, par exemple sous la plume de José Ortega y Gasset, ou à l’influence du krausisme sur l’affirmation récurrente d’une vertu éducative de la critique[iii]. Une attention particulière pourra enfin être portée au rôle joué par la critique hispanophone dans le processus de création musicale, étant donnée l’intensité de l’interaction qui caractérise les échanges entre critique et création en Espagne au moins durant la première partie du siècle ; inversement on pourra voir comment cette influence de la critique sur les évolutions de la pratique et de la création musicales a pu contribuer à la légitimer comme genre à part entière.

Les propositions de communication (environ 500 mots) assorties d’une brève notice bio-bibliographique (5 à 10 lignes rédigées) sont à envoyer simultanément à Timothée Picard (timothee.picard@gmail.com) et Thomas Le Colleter (thomas.lecolleter@gmail.com) avant le 15 novembre 2015.

Ce projet s’inscrit dans le cadre d’un programme concernant « la critique musicale au XXe siècle » (Institut Universitaire de France). On trouvera un descriptif des journées d’études passées ou à venir sur le site du CELLAM (www.cellam.fr). Les communications feront l’objet d’une publication en fin de programme.

 

[i] Sur cette question, voir notamment les travaux de José Carlos Mainer et Francisco Abad Nebot dans l’ouvrage collectif Música y cultura en la Edad de Plata, 1915-1939, réf. en bibliographie. Le terme est employé dès les années 1940, notamment par Ernesto Giménez Caballero, puis, surtout, par José María Jover dans son Introducción a la Historia de España, Barcelona, Teide, 1963.

[ii] « Ratones de biblioteca [a quienes] sólo les interesa el olor a papel viejo », Adolfo Salazar : « Los festivales de la Sociedad Internacional de Música Contmporánea en Barcelona, II », El Sol, 24 avril 1936. Il ajoute : « Si les langues mortes ne sont pas le véhicule favori des musiciens de la SIMC, en revanche c’est le cas des musicologues ».

[iii] Voir Claude Debussy, Monsieur Croche : « l’éducation artistique du public me paraît la chose la plus vaine qu’on puisse s’imaginer au monde ».