Questions de société

"L'université française existe-t-elle ?" par Lise Wajeman (Vacarme n°48 - été 2009)

Publié le par Bérenger Boulay

 « En somme, si le mouvement n'a pas gagné, il n'a pas exactementperdu : rien n'empêche de continuer une lutte sans résultat, mais sanstrêve. Il n'y aura pas de retour à la normale. »

Lise WAJEMAN, "L'université française existe-t-elle ? ", Vacarme n°48, été 2009 (texte achevé le 17 mai 2009)

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L'université française existe-t-elle ? par Lise Wajeman

Duprintemps 2009, l'histoire des mouvements sociaux retiendra ceparadoxe : rarement, dans le champ universitaire, une mobilisation auraà ce point « pris » ; et rarement, pourtant, elle aura trouvé si peu deprises, se heurtant moins à un refus qu'à une forme d'indifférence, dela part d'un gouvernement apparemment prêt à se passerd'interlocuteurs. En tenant l'université pour quantité négligeable, lepouvoir, passé maître dans l'usage politique de l'agenda, nie celles etceux qu'il entend gérer : comment, dans ce contexte, imaginer à larentrée un retour à la normale ?

Enfin.Il y a eu sans aucun doute une forme de soulagement à voir se déployercet hiver et ce printemps une contestation universitaire profonde,massive, réunissant — tant bien que mal — enseignants, chercheurs,étudiants, personnel administratif. Le gouvernement nommé par Sarkozyest ainsi parvenu à susciter ce qui semblait depuis quelques annéesimprobable, un mouvement collectif de contestation dans lequel lepersonnel du supérieur s'est largement engagé. Il y a une sorted'ironie tragique (comme toujours) à ce que cette mobilisation ne sesoit pas étendue au lycée, Xavier Darcos ayant désamorcé à temps laprotestation contre la réforme — reportée mais toujours prévue — desclasses de seconde. Cette ironie tient au fait que la contestation despolitiques menées par les gouvernements de droite dans l'éducationnationale est surtout venue, ces dernières années, des enseignants dusecondaire et des étudiants : les premiers — qui ont très chèrementpayé les grèves de 2003 — comme les seconds — qui n'ont pas obtenugrand-chose du mouvement anti-LRU de 2007-2008 — n'avaient reçu que peude soutien du personnel du supérieur. C'est au tour des universitaires,aujourd'hui, de regretter que le mouvement ne se diffuse pas pluslargement dans les collèges et lycées, alors que la réforme desconcours d'enseignement va très largement modifier les conditionsd'exercice dans l'éducation nationale, ouvrant la voie à uneprécarisation généralisée. Mais c'est aussi leur désintérêt pour lesréformes du primaire et du secondaire, l'absence de mobilisationd'ensemble contre la LRU que paient les universitaires aujourd'hui, etqui explique que le mouvement ne semble pas constituer une menacesuffisante pour contraindre le gouvernement à renégocier ses réformes.

Certes, le décret pris le 23 avril, qui régit le statut desenseignants-chercheurs, n'est pas exactement le même que celui quiavait été initialement rédigé, mais la logique entrepreneuriale globalequi doit désormais régir les universités est établie. Elle l'est enfait depuis la création de l'AERES, agence d'évaluation et dedistribution de moyens, et le vote, il y a deux ans, de la LRU. Ils'agit, dans les deux cas, de mettre les personnels et lesétablissements en concurrence, et de briser les formes de gouvernancecollégiale qui régissaient jusqu'à maintenant les organismes derecherche et d'enseignement publics du supérieur, au profit del'édification du seul modèle politique que ce gouvernement sembleconnaître : tout pouvoir au président. La collégialité « à lafrançaise » n'empêchait en rien les dérives et les coups d'État ; maisil est frappant que le modèle qui lui est substitué se réclame del'efficience d'un capitalisme pourtant ébranlé par la crise, alors que,justement, un pays comme les États-Unis, vers lequel lorgne legouvernement, ne se réfère pas à une logique patronale lorsqu'il s'agitd'organiser les universités, préférant des systèmes qui préserventl'indépendance des choix scientifiques.

La contestation dans le supérieur cette saison est donc une sorte desurgeon tardif de la mobilisation de l'année dernière ; si le mouvementest plus large cette fois-ci, c'est que les nouveaux décrets ont desapplications immédiates qui touchent de près aussi bien les étudiants(avec l'invention du « contrat doctoral », les nouvelles modalités desconcours d'enseignement, dites « masterisation »), les enseignants (quiseraient désormais soumis aux aléas d'une gestion locale et non plusnationale), que les personnels administratifs qui subissent déjàdurement les effets de « l'autonomie ». Ce surgeon a cependant unequalité remarquable : il est incroyablement vivace. La mobilisationdure depuis des mois maintenant, et il n'est pas sûr aujourd'huiqu'elle s'achève avant la fin de l'année universitaire. Et pourtant, etc'est proprement inouï, pour la France du moins, la contestation n'estabsolument pas entendue par le pouvoir politique. Alors que lesmanifestants et grévistes ne cessent de marteler qu'ils souhaitent quele supérieur soit réformé, mais pas comme l'entend Nicolas Sarkozy, leprésident et ses ministres n'envisagent depuis le début la protestationque selon les termes d'une logique sempiternellement égale àelle-même : si vous récusez ma réforme (qui ferait de vous des hommes modernes, dynamiques, etc.), c'est que vous refusez laréforme (car vous êtes d'abominables réactionnaires). Cette logiquebinaire, qui suppose en fait que le général (le changement) s'abolissedans le particulier (le changement comme l'entend Sarkozy) n'estévidemment qu'une des modalités de la rengaine thatchérienne, TINA :There Is No Alternative. Le principe n'a rien de surprenant, venantd'un gouvernement qui se targue d'incarner le bon sens, et l'universitén'est pas la première à en éprouver les douloureuses conséquences. Ilreste cependant une forme de sidération devant la situation tellequ'elle se présente aujourd'hui, début mai. On a abondamment célébrél'année dernière l'anniversaire de mai 68, mais il semble bien que cesoit cette année que se joue la farce : la fronde, pourtantexceptionnellement consensuelle au sein de l'université, échoue, etelle échoue parce qu'elle ne trouve pas les moyens d'établir un rapportde forces, parce qu'elle reste confinée dans une solitude qui lui estimposée par le trop grand silence (médiatique, politique) quil'entoure. Comme le dit un slogan en vogue : « la masterisation rendsourd », et il n'y a pire sourd que celui qui ne veut entendre. […]

L'intégralité de cet article est disponible dans le numéro 48 de la revue Vacarme en vente en librairies ou sur commande:

Ce texte, achevé le 17 mai 2009, s'est nourri des suggestions,propositions, formulations de Marie-Pierre Gaviano, Vanessa Van Renterghem, Sophie Rabau et Bérenger Boulay.