Questions de société
L'idéologie de l'évaluation. La grande imposture (revue Cités)

L'idéologie de l'évaluation. La grande imposture (revue Cités)

Publié le par Bérenger Boulay (Source : Polartblog)

La revue Citésrelance la polémique sur les nouvelles modalités d'évaluation dansl'enseignement supérieur et notamment sur le rôle de l'AERES (l'agencede l'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur).


Dansl'éditorial, le directeur de la revue, Yves Charles Zarka, définitd'emblée l'évaluation comme un « simple exercice de pouvoir». «Lepouvoir politique, quelle que soit sa légitimité, n'a aucun droit surle savoir, ni sur sa production, ni sur sa transmission, parce que lesavoir relève d'un autre ordre que lui. S'il veut étendre son empiresur le savoir, il devient tyrannique», écrit-il.

Cette revue dephilosophie, de politique et d'histoire donne la parole à une quinzained'universitaires et de chercheurs, dont cinq ont ou ont eu desresponsabilités au Comité national de la recherche scientifique, encharge du conseil et de l'évaluation au CNRS. Barbara Cassin, SophieBasch, Michel Blay, François Simonet, Agnès Aflalo, Bertrand Guillaume,Emmanuel Picavet, Roland Gori et Michela Marzano ont entre autresapporté leur contribution.

Éditorial

Qu'est-ce que tyranniser le savoir ? par Yves Charles Zarka


Allons sans détour au coeurdu problème par deux thèses : 1 / il existe une idéologie del'évaluation ; 2 / cette idéologie est une des grandes impostures de ladernière décennie.

Commençons par la première thèse. Le terme «idéologie » est à prendre au sens qu'il a acquis depuis Marx : unevision du monde ou, plus modestement, une représentation illusoire quitransforme et même inverse la réalité et qui, pourtant, suscite lacroyance ou l'adhésion. La réalité n'est pas ici simplement locale.Elle concerne l'ensemble des pratiques et des activités quis'inscrivent dans les institutions, les organismes, les établissementspublics ou privés. L'idéologie de l'évaluation se répand comme unetraînée de poudre. Elle se déploie partout, aussi loin qu'il estpossible d'aller. Elle ne connaît pas de limite, ni d'âge (on évalueles enfants en maternelle), ni de secteur (l'enseignement, larecherche, la culture, l'art, etc., y sont soumis), pas même lesdimensions les plus retirées de la personnalité, voire de l'intimité,des acteurs n'y échappent. Ainsi l'hôpital, la justice, l'école, lesuniversités, les institutions de recherche, les productionsculturelles, l'accréditation de formes d'art, les politiques publiquessont investies par l'idéologie de l'évaluation.

L'inversion idéologique consiste à faire passer pourune mesure objective, factuelle, chiffrée ce qui est un pur et simpleexercice de pouvoir. L'évaluation est un mode par lequel un pouvoir(politique ou administratif, général ou local) exerce son empire surles savoirs ou les savoir-faire qui président aux différentes activitésen prétendant fournir la norme du vrai. L'évaluation se pose en effetelle-même comme un sur-savoir, un savoir sur le savoir, unesur-compétence, une compétence sur la compétence, une sur-expertise,une expertise sur l'expertise. Les experts évaluateurs sont donc poséspar le pouvoir, qu'ils le reconnaissent ou non, comme plus savants queles savants, plus experts que les experts et cela en vertu d'un actearbitraire de nomination. Le pouvoir n'est, et n'a jamais été,indifférent au savoir, mais il a trouvé avec l'évaluation un instrumentpour s'assurer une domination universelle sur tous les secteursd'activité, sur tous les ordres de la société.

Dans une société démocratique, la contraintearbitraire, la censure explicite ou l'interdit brutal ont beaucoup demal à être acceptés. Ils apparaissent même comme tout à faitinsupportables. Les citoyens exigent de comprendre les raisons d'unepratique, d'une décision ou d'un choix. L'explication, lajustification, la persuasion sont des exigences essentielles de l'hommedémocratique, pour lequel l'autorité ne vaut pas par elle-même, maisdoit rendre raison de sa pertinence, de son domaine d'exercice et deses limites. La démocratie ne récuse pas le principe d'autorité, commeon a pu parfois le penser, mais elle demande que l'autorité soitjustifiée, qu'elle rende périodiquement des comptes aux citoyens surlesquels précisément elle s'exerce. Or l'évaluation est cette procédureextraordinaire par laquelle le pouvoir se donne unilatéralement lestatut d'autorité, d'autorité sans contrôle : on ne va tout de même pasévaluer l'évaluation ou les évaluateurs ! Ainsi, l'évaluation devientune idéologie qui cache un système de pouvoir s'exerçant sur tous lessecteurs de la société. Mais, objectera-t-on, les politiques publiqueset les ministres eux-mêmes sont évalués. En résulte-t-il quel'évaluation, contrairement à ce qui a été dit jusqu'ici, loin d'êtreun pouvoir sans contrôle, implique au contraire un contrôle dupouvoir ? Mais précisément, c'est là le piège, la grande imposture :faire croire qu'il existe un système de valeur objective, alors qu'ilest toujours possible de lui opposer un autre système de valeur ; fairecroire que ce système de l'évaluation s'applique à lui-même et aupouvoir qui le produit ; faire croire qu'en dehors du système del'évaluation il n'y aurait aucune possibilité d'examiner, d'apprécierou de juger des différentes activités d'enseignement, de recherche,mais aussi de soin, d'exercice de la justice ou autres.

On comprend donc la seconde thèse énoncée ci-dessuset qui désigne l'idéologie de l'évaluation comme l'une des grandesimpostures de la dernière décennie. Cette idéologie n'est pas née cesdernières années, mais son extension et sa généralisation commeprocédure de contrôle se sont déployées ces derniers temps (l'AERESpour l'enseignement et la recherche n'existe que depuis deux ans).Disons plutôt de sur-contrôle. Les institutions et les procédures quise donnent pour objet d'indiquer sur une échelle de valeurl'efficacité, la qualité ou les performances d'un individu ou d'unorganisme constituent un système parallèle qui quelquefois double,quelquefois se substitue à des procédures antérieurement existantesd'examen et de jugements des mêmes activités. Prenons un cas tout àfait emblématique : celui de l'école. Il va de soi que l'école examine,note, juge les travaux et les résultats des élèves. Elle apprécie leursprogrès ou souligne leurs difficultés. C'est là sa raison d'être. Maisalors pourquoi établir un système parallèle d'évaluation qui, pour unepart, discrédite le premier ? Ce dédoublement n'est pas gratuit.L'évaluation entend dire autre chose que ce que disent les notes. Parexemple quels sont les enfants ou les adolescents potentiellementdangereux, les délinquants virtuels, les délinquants qui n'ont pasencore commis d'actes délictueux, mais dont un expert psychologue oupsychiatre (qui lit sans doute dans le marc de café) soupçonne qu'ilspourraient un jour en commettre. On voit donc comment l'évaluationdouble et surplombe les procédures existantes d'appréciation desactivités. L'évaluation veut porter l'inquisition jusque dansl'intériorité et jusqu'aux possibilités de vie future d'un enfant oud'un adolescent, ce que l'école s'interdit de faire.

Notre temps est celui des grandes impostures.Celles-ci ont été à l'origine de guerres, de la crise financière etéconomique gravissime que le monde connaît aujourd'hui, mais aussi dela mise en place de dispositifs plus discrets à leur niveau, trèsnocifs et même pervers. L'idéologie de l'évaluation a envahi la sociétépresque sans que l'on s'en rende compte, presque sans réaction et sansrésistance, sauf du côté des psychanalystes qui ont vu le danger avantles autres. Une des grandes impostures s'installe dansl'indifférence et le silence. Un système inquisitorial, qui double etsurplombe toutes les procédures existantes d'examen, d'appréciation etde jugement, continue à se mettre en place en dénonçant ceux qui, parhasard, oseraient s'y opposer comme partisans du statu quo, del'inefficacité et du déclin. Cet effet paradoxal se développe enparticulier dans le domaine de l'enseignement supérieur et de larecherche. Universitaires et chercheurs n'ont pas attendu le système del'évaluation pour être examinés dans leurs travaux et dans leursrésultats. Ils l'ont toujours été régulièrement par des instancesencore existantes (le Conseil national des universités, le comiténational de la recherche scientifique, et plusieurs autres conseils oucomités). Le système de l'évaluation vient donc doubler ou infléchirces instances. Certes, il y avait avant le système de l'évaluation deserreurs commises, il y avait même, il ne faut pas le cacher, des abusde pouvoirs et des règlements de compte. Il aurait donc fallu modifierla constitution de ces conseils ou commissions et certaines de leursprocédures pour empêcher ces distorsions. Au lieu de cela, on a mis enplace un système qui non seulement n'empêche pas les abus de pouvoir,mais les généralise. Le système de l'évaluation ouvre la possibilitéd'un abus de pouvoir permanent, d'un abus de pouvoir quis'auto-accrédite et s'autojustifie.

Pascal donnait deux définitions de la tyrannie. L'unes'énonce ainsi : « La tyrannie est de vouloir avoir par une voie cequ'on ne peut avoir que par une autre » (Pensées, Lafuma,fr. 58). Il précisait : « On rend différents devoirs aux différentsmérites, devoir d'amour à l'agrément, devoir de crainte à la force,devoir de créance à la science. » Il est juste de rendre ces devoirs etinjuste de les refuser. Mais c'est être tyrannique que d'exiger que lacréance soit due à la force, alors qu'elle n'est due qu'à la science.Appliquons cela à notre cas : le pouvoir politique, quelle que soit salégitimité, n'a aucun droit sur le savoir, ni sur sa production, ni sursa transmission, parce que le savoir relève d'un autre ordre que lui.S'il veut étendre son empire sur le savoir, il devient tyrannique.L'autre définition précise : « La tyrannie consiste au désir dedomination, universel et hors de son ordre » (ibid.).Appliquons cette définition à notre objet : l'idéologie de l'évaluationdans sa prétention à se généraliser à tous les domaines d'activitécache et révèle à la fois un désir de domination universel, un pouvoirqui entend étendre son contrôle sur tous les aspects de la vie socialeet de la vie de l'esprit.