Questions de société
L'évaluation : gouffre entre le projet gouvernemental et les réalités nord-américaines (Le Monde, 6/2/9).

L'évaluation : gouffre entre le projet gouvernemental et les réalités nord-américaines (Le Monde, 6/2/9).

Publié le par Vincent Ferré (Source : Le Monde)

"Une évaluation transparente et collégiale",

point de vue paru dans Le Monde du 5 février 2009

Nous, professeurs formés en France, vivons par choix,en Amérique du Nord, dans ce monde universitaire qui sert de modèle àla réforme. Nos universités sont "autonomes". Nous sommes évalués pardes comités internes, où siègent nos pairs, qui décident, après sixans, de notre titularisation, la promotion la plus importante.

Pour prendre cette décision, nos pairs évaluent laqualité de notre recherche en fonction de critères compréhensifs, entreautres par une collecte de jugements écrits envoyés par desuniversitaires du même domaine - c'est la fonction qu'est censéeremplir le Conseil national des universités (CNU). Ils disposent aussides évaluations que nos étudiants donnent chaque année. Nous necraignons pas non plus de savoir que c'est le président de notreuniversité qui décide en dernière instance de notre embauche et denotre progression de carrière, car ses décisions avalisent cellesprises par les instances collégiales.

CRITÈRES PLUS BUREAUCRATIQUES

Pourquoi, alors que la réforme actuelle se proposed'aligner la France sur ce modèle, nos collègues français craignent-ilsle pire ? C'est qu'entre le modèle et son application, il peut y avoirun gouffre selon les universités. Gouffre d'autant plus grand qu'iln'est pas précisé si les universités s'inspireront du modèle qui sediffuse de la Grande-Bretagne au reste de l'Europe, ou du modèlecollégial nord-américain. Il est flagrant que le gouvernement méconnaîtle modèle dont il prétend s'inspirer.

Le système précédent avait certes des défauts. Certainsde nos collègues travaillent dans des universités dont les procéduresde décision collective sont opaques. Ils redoutent de ne pas avoir leurmot à dire sur la définition des critères d'évaluation qui serontretenus par les futurs comités de recrutement que nommeront lesprésidents d'université. Comment s'assurer que c'est la collégialité,la responsabilité collective, et le travail en commun qui vontl'emporter sur les anciennes pratiques d'opacité et de népotisme ? Cetécueil est évité en Amérique du Nord, car nous sommes recrutés après unvote collégial, à l'unanimité, de l'ensemble des enseignants-chercheursdu département que nous intégrons, une spécificité que le gouvernementa ignorée lorsqu'il a réformé les commissions de spécialistes. Lacollégialité est ici la pierre de touche d'un système dans lequel lesoffres de recrutement, et donc le marché, sont les principauxproducteurs d'une évaluation de la qualité universitaire.

Les universités disposent-elles de moyens appropriéspour évaluer leurs professeurs ? Connaissent-elles la façon dont lesprocédures d'évaluation sont organisées de ce côté-ci de l'Atlantique ?Le gouvernement s'est-il assuré qu'une concertation préalable sur lesrègles d'évaluation avait été menée au sein des universités avant deleur accorder leur autonomie ? Non, il semble plutôt s'être lavé lesmains des conséquences concrètes de l'autonomisation. Pour que noscollègues français aient confiance dans la façon dont leur travail seraévalué, il aurait fallu que le gouvernement mette en marche leurautonomisation après une concertation.

On peut craindre le pire si les universités décident des'inspirer des méthodes de management soi-disant rationnelles. Or ledécret gouvernemental stipule que nos collègues français seront évaluéspar leur université tous les quatre ans. C'est le signe quel'évaluation sera organisée selon des critères plus bureaucratiques quecollégiaux. En Amérique du Nord, notre université ne nous évalue quedeux fois au cours de notre carrière : après six ans pour latitularisation, puis lorsque nous sommes prêts pour devenir fullprofessor.

Pourquoi ? Parce qu'une évaluation selon des critèresacadémiques, qui ne se réduisent pas à la simple réputation mesurée ennombre de publications et de citations, mais aussi en termesd'inventivité, demande une évaluation compréhensive, collégiale, quioblige nos pairs à lire nos publications afin de les évaluer à leurjuste valeur. Un tel effort ne peut être répété tous les quatre ans, àmoins de ne devenir qu'une formalité. Sinon, l'évaluation desuniversitaires s'assimile dès lors à un "bilan de compétences", et lafréquence fixe de ce bilan non seulement rigidifie les possibilités demoduler les services, mais retire aussi aux enseignants-chercheurs lamaîtrise du temps de l'évaluation.

UN ESPRIT COMPTABLE

Quel rôle ces évaluations bureaucratiques vont-ellesjouer dans la mobilité des enseignants ? Elles devraient leur servir ànégocier un meilleur statut. Mais la possibilité d'avoir des statutsdifférenciés crée un marché des enseignants-chercheurs, et ces derniersiront chercher ailleurs de meilleures conditions de travail.L'évaluation interne et bureaucratique est donc rendue caduque etinutile dès lors que le marché produit sa propre évaluation. Car pourgarder un chercheur qui obtient une offre alléchante, une universitédevra lui accorder les conditions qu'il exige.

On peut donc craindre que ce soit un esprit comptable,bureaucratique qui anime l'application de la réforme. Ceux d'entre nousqui travaillent aux Etats-Unis ont connu le mépris d'un gouvernement,même si c'est un universitaire qui dirige le pays. En France, il esttemps d'organiser une concertation transparente dans chaque universitépour éviter la mise en place de procédures de décision inadéquates quipèseront sur les générations futures.

Martial Foucault, professeur adjoint d'économie politique, université de Montréal ;Eléonore Lépinard, professeure adjointe de sciences politiques, université de Montréal ;Vincent Lepinay, professeur-assistant au MIT ;Grégoire Mallard, professeur-assistant de sociologie, Northwestern University.