Questions de société

"L'Europe, le monde et l'enseignement supérieur", par P. Crépel + "L'université malade du modèle néolibéral", par R. Charvin (L'Humanité - 26/05/09)

Publié le par Bérenger Boulay (Source : SLU)

Ci-dessous:

- PierreCrépel, Mathématicien et historien des sciences, "L'Europe, lemonde et l'enseignement supérieur", L'Humanité, l'invité de la semaine,26 mai 2009.

- "L'université malade du modèle néolibéral", parRobert Charvin, professeur émérite de l'université de Nice, doyenhonoraire de la faculté de droit, tribune libre dans L'Humanité, 26 mai2009.

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PierreCrépel, Mathématicien et historien des sciences (*), "L'Europe, lemonde et l'enseignement supérieur", L'Humanité, l'invité de la semaine,26 mai 2009.

http://www.humanite.fr/2009-05-26_Tribune-libre_Pierre-Crepel-L-Europe-le-monde-et-l-enseignement-superieur

Hier, j'évoquais l'appelinternational signé en trois semaines par cinq mille universitaires desoixante-quinze pays. Plus intéressants encore sont les messages quenous avons reçus en retour. 1. Le service public d'enseignementsupérieur et de recherche français n'est pas du tout jugé à l'étrangercomme archaïque et décadent ; il est souvent montré en exemple pour sonniveau, son organisation et sa stabilité. Le fait que les chercheurs,même jeunes, puissent devenir titulaires, que les études restent (enprincipe) gratuites, cela n'apparaît pas ridicule, mais plutôt àimiter. 2. Au-delà des différences, les attaques portées en Francecontre ce service public sont vécues par nos collègues comme soeurs oucousines de ce qui leur est arrivé (Japon, Italie…) ou de ce qui est encours (Espagne, Finlande…) ou d'aggravations annoncées (Allemagne…). 3. Il y a des luttes un peu partout. Rien qu'en Europe, après celles deGrèce et d'Italie fin 2008, c'était au tour de l'Espagne et de laFinlande en février-mars, de la Croatie en avril, bientôt del'Allemagne. Malheureusement ces luttes sont restées un peucloisonnées. Tous les deux ans, depuis 1999, les ministres del'Enseignement supérieur et de la Recherche des quarante-six pays du« processus de Bologne » se réunissent pour faire le point et préparerla sauce à laquelle ils vont nous manger. Jusqu'ici tout se passaitdans la discrétion feutrée, voire l'harmonie avec la gauche molle etdes syndicats bien tempérés. Cette année, la rencontre a eu lieu àLouvain (Belgique) les 28 et 29 avril… et ils se sont payé uncontre-sommet (comme pour le G8) : un millier d'étudiants d'unedouzaine de pays ont débattu, manifesté et avalé des gaz lacrymogènes ;à la mi-mai rebelote à Turin face à un autre sommet de recteurs despays riches. Ces initiatives ont certes été un peu organisées àl'arraché et ont surtout concerné des étudiants ; mais ceux-ci en sontsouvent revenus enthousiasmés et grandis d'avoir pu enfin confronterleur expérience à celle des pays voisins, nouer des contacts,construire l'espoir d'actions communes et coordonnées. Jusqu'ici lesassociations et syndicats les plus combatifs sur le plan internationalrestaient isolés, voire déprimés, et les autres « collaboraient ». Laprise en compte des questions internationales par les acteurs dumouvement est l'une des clés pour s'en sortir.

(*) Coéditeur des oeuvres complètes de d'Alembert.

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"L'université malade du modèle néolibéral", parRobert Charvin, professeur émérite de l'université de Nice, doyenhonoraire de la faculté de droit, tribune libre dans L'Humanité, 26 mai2009.

http://www.humanite.fr/2009-05-26_Tribune-libre_L-universite-malade-du-modele-neoliberal


Chaque générationd'étudiants connaît sa crise. Elle la croit inédite. Il en est de mêmepour les enseignants les plus jeunes. En réalité, depuis des décennies,l'université connaît à la fois une paupérisation désastreuse et unemassification exigeant au contraire des moyens matériels et surtouthumains supplémentaires. De surcroît, le monde des affaires et ses VRPpolitiques exigent aujourd'hui, après une série de contre-réformes plusmodestes, un alignement rapide, pur et simple sur les besoins à courtterme d'une économie elle-même malade, tout en réduisant le coût desdépenses publiques.La « professionnalisation » et l'« alternance », présentées comme despanacées, ne sont en fait qu'une éducation marchande mettantprogressivement à l'écart des disciplines culturelles, visant àproduire de la « ressource humaine » employable le plus rapidementpossible et à bas prix. Cette entreprise rencontre des complices chezles enseignants et les étudiants qui croient « bien faire » en oubliantque le chômage est structurel dans le cadre du capitalisme financier.Les sciences humaines et sociales, qui ont une moindre utilitémarchande et qui produisent des citoyens critiques, sont évidemmentsacrifiées, à l'exception de la formation d'une super-éliteidéologiquement soumise à la logique du système et formatée dansquelques « pôles d'excellence » afin qu'elle admette avec indulgencenon seulement le marché roi mais aussi ses perversions naturelles (lacorruption, la liquidation des services publics, les licenciementsboursiers, les délocalisations, les concentrations, etc.) Dans le mêmeesprit, il n'est de recherche rentable à court terme qu'« appliquée »,selon une logique absurde bien digne de l'économie capitaliste : auxchercheurs de contracter avec les firmes ayant besoin d'innovations.

Dans ce climat destructeur de l'intelligence, développé avecpersévérance par la plupart des ministres successifs, les mêmescomportements se reproduisent. Quelques professeurs (de moins en moinsnombreux cependant), carriéristes et opportunistes, à la recherche de« médailles en chocolat », se font les champions des contre-réformesmassives en cours, sous couvert d'une approbation de leur « modernité »et de leur « nécessité »(le soutien à une pseudo-autonomie est significatif) ; ce petitcontingent s'appuie sur ceux qui, traditionnellement, ne supportent nirevendication ni contestation, le désordre établi suffisant à leurconservatisme. Quelques étudiants, les plus liés aux milieux dominants(comme l'UNI financée dès l'origine par le MEDEF), sous des étiquettesvariées « apolitiques » ou ouvertement de droite, s'agitent en mettanten avant (c'est une vieille pratique) « la question des examens »,faisant preuve, entre deux sorties en boîte organisées par leurs soins,de la démagogie la plus basse vis-à-vis des étudiants les moinsinformés. Ces petits jeunes gens ne perdent pas leur temps : ilspréparent, à cette occasion, leur avenir en nouant des relationsétroites avec « l'élite » locale ou nationale en faisant ladémonstration de leur « engagement ».

Ce qui est plus nouveau en 2009, c'est la disparition chez un nombrenon négligeable d'enseignants de tout esprit de service public, ce quiles conduit à une indifférence profonde vis-à-vis de leur mission. Ducoup, ils oublient aussi les « franchises » traditionnelles exprimantl'esprit d'indépendance qui caractérise une université digne de ce nom.Certains doyens et présidents irresponsables n'hésitent plus à faireappel à la police alors que leurs prédécesseurs faisaient l'impossiblepour éviter ce recours.Les crises à répétition sont de plus en plus profondes dans uneuniversité de plus en plus démunie, mais ce ne sont pas des phénomènesisolés des autres. Elles sont liées à la dégradation de toute lasociété ; c'est pourquoi elles se produisent dans toutes lesuniversités du monde néolibéral (1). Le travail humain est devenuobjet, maltraité dans son rapport au capital. Il s'agit pourl'université de produire de la « ressource humaine » dont la valeur estdéterminée par le bilan de l'entreprise, modèle et référence exclusive,selon le ministre et ses satellites. Se profilent déjà à l'horizon des« universités » virtuelles financées par les grandes firmes privées,définissant des programmes standards, privilégiant les domainestechno-scientifiques et managériaux.

Les valeurs diffusées doivent permettre l'acquisition d'une« culture de guerre » (mieux réussir que les autres et à leur place) etnon une culture de vie, apprenant le vivre ensemble avec lapréoccupation de l'intérêt général et du bien commun. Ces « formatés »doivent pouvoir être des « employables » peu coûteux, faciles àremplacer, et aptes à s'inscrire dans la logique de la compétitivitécapitaliste et à accepter cette vie impossible pour tous qu'elleimpose. L'université est transformée en usine à fabriquer desgladiateurs destinés à se battre pour leur survie. Les inégalités etl'exploitation du plus grand nombre par une petite minorité étantconsidérés comme « naturelles », « inévitables », « objectives », iln'est pas logique de travailler à corriger ces phénomènes afin derendre plus viable la société humaine. Au contraire, il convientd'exalter la fonction sélective du système éducatif (d'où l'espritobnubilé de certains par l'examen et les concours qui éliminent selondes modalités à remettre pourtant en cause (2) qui aurait les mêmesvertus que la soi-disant « libre » concurrence, source del'« efficacité » des entreprises.

À la persévérance gouvernementale à faire dépérir l'universitédepuis des décennies, s'ajoute désormais le désir pécressiend'accélérer le mouvement : finances et patronat obligent ! Avec enprime le mépris pour la masse des étudiants (jugés inaptes) et pournombre d'enseignants tournés davantage vers les travaux réalisés parl'Unesco que vers les exigences du MEDEF. Au sein de cette institutioninternationale dont les recherches ne sont jamais médiatisées, ontravaille à l'apprentissage du respect de l'autre, de la démocratie,c'est-à-dire de la participation lucide et du développement humain.Les tristes collaborateurs qui se soumettent (pour pas cher) à lapolitique sarkozyenne jouent à un jeu dangereux. Ces enseignants, àvouloir à tout prix - y compris en piétinant les libertésuniversitaires et les droits des étudiants, en maniant la provocationet en appelant à la violence - refonder une université visant àfabriquer des guerriers de la concurrence et du marché, au lieu d'aiderà promouvoir la création d'une richesse commune, ne méritent pas letitre de professeur : ils n'enseignent rien si ce n'est latoute-puissance de l'argent. Le pire, peut être, est que certainsd'entre eux pensaient et agissaient autrement hier. Ces « ex » estimentsans doute que seuls les imbéciles ne changent pas. À l'évidence,alors, ils sont devenus géniaux. En face, comme jamais, des massesd'enseignants et d'étudiants, y compris dans les facultéstraditionnellement les plus conservatrices, se sont levés et, sous desformes diverses, refusant de plier devant le diktat sarkozyen. La prisede conscience de la communauté universitaire est plus large qu'elle nel'a jamais été et plus profonde aussi. Quel que soit le résultat de cecombat, le divorce avec la politique de liquidation de l'université estprononcé. La médiocrité marchande, si le gouvernement l'emporte, nesera que provisoire.

(1) Voir l'Éducation, victime de cinq pièges, de Riccardo Petrella (Montréal 2000).

(2) André Santini, secrétaire d'État à la Fonctionpublique, a cru génial de réduire la part de la culture générale dansles concours administratifs, en la remplaçant par des « questions debon sens » ! Il s'inscrit ainsi dans la « jurisprudence Bigardélyséenne » !