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Nouvelle parution
L'écriture d'invention, Pratiques, n° 127-128

L'écriture d'invention, Pratiques, n° 127-128

Publié le par Camille Esmein (Source : A. Petitjean)

PRATIQUES, n° 127-128, décembre 2005
L'écriture d'invention


On sait qu'une discipline comme le français est particulièrement travaillée, de l'intérieur comme de l'extérieur, par des finalités culturelles et des enjeux axiologiques dont l'existence se signale par les crispations idéologiques que suscite toute réforme le concernant. À cet égard, le n° 135 de la revue du Débat (juin 2005), est exemplaire : dans ce véritable brûlot éditorial, on trouvera, entre autres « hénaurmités » (Flaubert dixit) l'idée que les nouveaux programmes, sont orientés par « un socialisme décomposé qui semble ici tenir lieu de pensée », qu'on « n'enseigne plus la littérature », sacrifiée qu'elle est au profit de « la communication » et que les écrits d'invention « ouvrent la route à une épidémie de contresens, de dégradations et de débilités, non compensés par l'émergence de quelques talents rares ». Si de tels propos font sourire (cf. l'article de Clémence Coget, à paraître, qui en analyse la manière comme le contenu), c'est finalement moins pour leur caractère outrancier que pour l'ignorance de leurs auteurs en matière d'enseignement du français. Ignorance des recherches actuelles, comme l'atteste l'absence de toute mention tant aux 256 pages du numéro que Pratiques a consacré aux nouveaux programmes des lycées (n° 107-108, 2000) qu'aux numéros spéciaux de revues portant sur l'écriture d'invention ou la réécriture (voir, dans l'actualité éditoriale, respectivement le n° 144 du Français Aujourd'hui (« Réécritures »), le numéro 39 de Recherches (« Ecriture d'invention ») et le numéro 57 d'Enjeux (« Littérature et écriture d'invention »). Ignorance aussi de l'histoire de la discipline, en dépit des thèses et des articles portant sur le sujet : on citera par exemple les travaux de M. Jey (1998), qui a analysé la crise engendrée, à la charnière du XIXe et du XXe siècles, par l'institutionnalisation de l'enseignement de la littérature et de la dissertation en lieu et place de la rhétorique et des compositions de discours. On s'apercevra que les arguments utilisés par les partisans des exercices d'invention d'alors contre la dissertation (cette dernière est évaluée comme étant hors de portée des élèves ou comme le refuge de tous les lieux communs) sont les mêmes que ceux qu'utilisent aujourd'hui les défenseurs de la dissertation contre l'invention : preuve qu'il s'agit moins d'un débat épistémologique que l'indice d'une posture de domination culturelle.
Inversement, comprendre et analyser un objet d'enseignement comme l'écriture d'invention exige une approche théorique (qui s'abstienne des préjugés) et pratique (qui ne dénie pas la réalité des classes), visant à rendre compte des problèmes institutionnels, didactiques et pédagogiques qu'engendre son introduction dans des programmes. C'est évidemment dans une telle optique que s'inscrivent les articles qui composent ce numéro, dont l'objectif n'est pas de défendre l'écriture d'invention mais de l'interroger.
Les questions institutionnelles ouvrent le numéro : on sait, comme l'a montré A. Chervel (1988), que les innovations en matière de discipline scolaire (contenus, méthodes, exercices...) sont d'autant mieux acceptées et partagées par la communauté enseignante que la pratique nouvelle ne bouleverse pas trop profondément l'architecture de la discipline et les usages professionnels dominants, qu'elle est précisément définie, a fait l'objet d'une concertation, s'accompagne d'un plan de formation et s'appuie sur des moyens d'enseignement. En ce sens, l'introduction de l'écriture d'invention au niveau du lycée ne remplit pas vraiment ce cahier des charges : c'est ce qui ressort des articles de Y. Reuter, de B. Daunay et de N. Denizot.
Afin de mieux comprendre, au-delà de cette dimension institutionnelle, ce qui fait obstacle à la généralisation de l'écriture d'invention, le numéro se poursuit par deux articles (de J.-A. Huynh et de F. Le Goff) qui livrent les résultats d'enquêtes auprès des professeurs, respectivement réalisées au moment de l'introduction de l'écriture d'invention dans les programmes et cinq années après. Il apparaît que les élèves manifestent un véritable intérêt pour les écrits d'invention et que les dispositifs d'échanges et de socialisation qui leurs sont associés suscitent un rapport actif à l'écriture et rejaillissent sur l'appétence des élèves à lire les textes littéraires. Ce que confirment, outre la réflexion générale d'A. Petitjean, les articles consacrés à des genres spécifiques ou à des écritures particulières : c'est le cas de ceux de M.-C. Penloup à propos de l'écriture autobiographique, de F. Le Goff pour un travail sur la fable ou de C. Bisenius pour les écritures à contraintes. Il apparaît, d'un autre côté, comme le souligne aussi Y. Maubant, que la mise en oeuvre de l'écriture d'invention révèle un certain nombre de difficultés : tensions entre le volume horaire alloué au français et le temps que nécessite un véritable apprentissage continué de l'écriture ; entre le nombre d'élèves par classe et une certaine individualisation pédagogique qu'implique l'acquisition du savoir écrire ; entre la place accordée à la lecture littéraire au détriment de la maîtrise, en production comme en réception, des écrits à l'aide desquels s'élaborent et se restituent les savoirs ; écarts entre l'écriture d'invention en cours d'année et la forme caricaturale qu'elle prend à l'examen ; entre les réels problèmes de langue de nombreux élèves et les critères stylistiques attendus par les enseignants (élégance, finesse, originalité...) ; problèmes liés à la formulation des consignes d'écriture et aux critères d'évaluation des écrits... Autant de preuves qu'il serait temps, comme le démontrent B. Daunay et Y. Reuter, de repenser en profondeur la configuration de la discipline français au lycée, mais aussi la formation universitaire des futurs professeurs de français dont on sait depuis longtemps (voir, par exemple, A. Petitjean, 1991) que leur curriculum initial se caractérise par un « encyclopédisme monodisciplinaire incontrôlé » bien peu rentable si l'on en juge par les enquêtes sur les pratiques culturelles et totalement inadapté aux besoins langagiers (en lecture comme en écriture) de la majorité des élèves.
Qu'il faille continuer au lycée l'apprentissage de l'écriture et qu'il importe, pour ce faire, de mettre en place des dispositifs d'enseignement/apprentissage adéquats, les deux articles d'A.-M. Tauveron le montrent plus particulièrement. Ce qui implique, comme le proposent aussi A. Petitjean ou F. Le Goff, de confronter les élèves à des problèmes d'écriture, de pratiquer la réécriture, d'effectuer des étayages sous la forme d'une décomposition/recomposition des tâches scripturales, de développer des attitudes méta-cognitives et des contrôles méta-scripturaux... sans perdre de vue, pour autant, les apprentissages incidents que procurent la lecture, la pratique même de l'écriture et les échanges verbaux dans la classe. Ce qui nécessite aussi et M.-C. Penloup argumente en ce sens la prise en compte, de façon globale mais aussi par des dispositifs didactiques spécifiques, des « écriture ordinaires » des lycéens et, plus généralement, des scripteurs non-experts.
On l'aura compris, le numéro porte essentiellement sur l'écriture d'invention au niveau du lycée : c'est que là se joue la « nouveauté » (relative, il faut le rappeler) de cet objet d'enseignement, dont N. Denizot montre qu'il se constitue, assez logiquement, en genre scolaire, précisément plus facilement identifiable au lycée où sa constitution comme objet scolaire est en cours qu'au collège ou au primaire, où les pratiques qui relèvent de l'écriture d'invention sont plus anciennes : ce qui veut dire d'une part qu'elles ont été pensées depuis plus longtemps mais aussi qu'elles sont en quelque sorte prises dans une tradition scolaire qui parfois en fait oublier le caractère construit. C'est pourquoi il était nécessaire dans ce numéro d'interroger l'écriture d'invention dans les niveaux d'enseignement précédent le lycée. C'est ainsi que S. Suffys revient sur les pratiques traditionnelles d'écriture au collège et sur les possibilités d'innovation qu'offre une pratique d'invention de l'écriture par le sujet scolaire (élève comme enseignant). F. Calame-Gippet, quant à elle, revient sur la question de l'articulation entre apprentissage métalinguistique et pratique de l'écriture à l'école et au collège question traditionnelle de l'enseignement du français à ces niveaux , en l'interrogeant à nouveaux frais au moyen d'une typologie des possibilités offertes par l'écriture d'invention. Enfin, pour mesurer les liens et les écarts entre le « nouvel » objet que serait l'écriture d'invention et la tradition de l'écriture scolaire, M.-F. Bishop interroge le rapport entre l'écriture d'invention et la pratique du texte libre.
Bertrand DAUNAY et André PETITJEAN