Questions de société
L'ANR:

L'ANR: "une agence à produire des mandarins"? (Sauvons la recherche).

Publié le par Bérenger Boulay

 

Sur le site de Sauvons la recherche:

L’ANR contre la recherche.Témoignage d’un "jeune chercheur" en colère

 

Par Bianco Ferdinand, le 29 mai 2008

A l’heure du démantèlement du CNRS et de la baisse des crédits attribués aux laboratoires, l’Agence nationale de la recherche (ANR) se présente comme le nouvel organisme public de pilotage par projets de la recherche, appelé à monter en puissance et à supplanter toute autre forme de financement. Ce qui suit est le témoignage d’un « jeune chercheur » en sciences humaines et sociales (SHS), appelé récemment à présenter – avec beaucoup d’autres – sa recherche en cours aux cadres de l’ANR. Chronique d’une incompréhension radicale.

La scène se passe tout récemment, en mai 2008, au bord de la Méditerranée. C’est un village de vacances VVF, dans la pinède de la presque-île de Giens, à deux pas de la plage. L’Agence nationale de la recherche a choisi ce lieu pour le moins agréable pour écouter les « jeunes chercheurs » venus rendre des comptes sur l’utilisation des fonds qui leur ont été octroyés dans le cadre des programmes du même nom. C’est ce qu’on appelle le compte-rendu de « mi-parcours », au bout de 18 mois (le contrat dure 3 ou 4 ans). Des neurosciences à l’histoire de l’art, les présentations s’étalent sur une semaine. Je suis un « jeune chercheur » en sciences humaines et sociales, je m’y rends pour représenter mon équipe. Il fait beau.

Acte I. Le repas du soir.

A table, je retrouve de nombreux chercheurs en sciences humaines et sociales : historiens, géographes, sociologues, anthropologues, économistes. Premier étonnement : nous, « jeunes » chercheurs qui avons été financés par l’ANR, avons tous autour d’une quarantaine d’années. La jeunesse a pris un petit coup de vieux. Après les présentations, la discussion s’anime. Il est question de la lettre de l’ANR qui enjoignait d’être présents aujourd’hui. Une lettre signée de la directrice de l’Unité support de l’Agence nationale de la recherche (USAR). Elle précise notamment :

nous attendons que votre intervention éclaire l’assemblée sur :
puce.png l’état de l’Art de votre domaine scientifique aux plans mondial et européen ;
puce.png le positionnement actuel ou au début de votre projet (à préciser) de la France par rapport à cet état de l’art ; il serait ainsi intéressant que vous précisiez les principaux compétiteurs internationaux - le positionnement de votre projet par rapport aux travaux des autres laboratoires français ;
puce.png le positionnement recherché pour la France : leader ou suiveur, en justifiant votre choix ; et l’apport de votre projet pour atteindre cet objectif ;
puce.png les principaux résultats obtenus depuis 18 mois replacés par rapport à ce que vous aviez prévu de réaliser ;
puce.png les potentialités de retombées économiques et sociales du travail de votre équipe.

Tout le monde est d’accord pour dire que ces exigences n’ont pas beaucoup de sens :
puce.png en SHS, les retombées économiques et sociales du travail de l’équipe sont loin d’être évidentes (impact économique d’une étude historique sur le Moyen-Âge ?), surtout au bout de 18 mois. Cherchons-nous vraiment à avoir un impact économique ? sommes-nous là pour ça ?
puce.png l’auto-évaluation de leader ou suiveur suscite la perplexité : que veulent dire ces termes, tout droit importés du monde de l’entreprise ? sommes nous capables de nous définir en ces termes ? n’est-ce pas la postérité de notre travail qui en jugera ? La concurrence entre chercheurs français et étrangers et entre les chercheurs d’un même domaine, est-elle véritablement le meilleur moyen de produire du savoir neuf ? … sans compter les résultats, alors que nous n’en sommes qu’à la mise en place des enquêtes…

C’est alors qu’un cadre permanent de l’ANR se joint à notre conversation et défend mot pour mot la missive. « Il peut être bon parfois d’être suiveur dans certains domaines, bien sûr dans la mesure où l’on est leader dans d’autres champs » explique-t-il, croyant apaiser les esprits. Les « jeunes chercheurs » en présence n’hésitent pas à hausser la voix, oubliant un instant qu’ils se trouvent face à leur « financeur »... Tous réfutent ce que l’un d’eux appelle une « vision managériale de la science » : non, nous ne sommes pas des chercheurs en pharmacie en concurrence avec des laboratoires américains pour découvrir de nouveaux médicaments dans le cadre d’une compétition économique internationale… non, nous ne sommes pas non plus des entrepreneurs, qui présentent l’ensemble de leur activité comme « innovante » afin de décrocher un « marché » (le « marché » des études sur tel ou tel groupe social, sur telle ou telle période historique ?)… Une collègue souligne qu’une démarche innovante en recherche se construit dans la transmission des savoirs, dans les déplacements, même infimes, plutôt que dans la concurrence et le « secret industriel »… La communauté de vues de ces « jeunes chercheurs » issus de disciplines différentes est surprenante, de même que l’énorme fossé avec le discours de l’ANR. La discussion se clôt sur une note amère, on se dit bonsoir, chacun traverse la pinède odorante pour gagner sa chambre.

Acte II. La journée de présentations.

Au petit déjeuner, on sentait déjà que ça n’allait pas être facile. Nous revenons sur le débat de la veille. Nous nous rendons compte que nous avons du mal à opposer de la résistance à ce discours managérial. Il va être tentant de glisser dans nos présentations du jour, les termes de leader ou de suiveur, cela tout le monde en est capable ; mais employer ces catégories contribue à rendre plus réel ce monde de la science compétitive. La matinée de travail débute. Tous les « jeunes » chercheurs quarantenaires sont assis d’un côté de la salle. De l’autre côté, se trouvent, comment le dire autrement, les « vieux » chercheurs, en tout cas « plus si jeunes », assis en groupe. On se regarde en chiens de faïence. Les « jeunes chercheurs » défilent à la tribune : quinze minutes de présentation, cinq minutes de « discussion ». Le président de session est sur les nerfs : dès qu’une présentation évoque un peu les détails de la recherche en cours, il coupe sèchement les intervenants, et leur ordonne d’être moins longs. La série d’interventions laisse apparaître que plus l’intervenant est jeune parmi les « jeunes chercheurs », plus il a de chances de se faire interrompre et réprimander de façon désagréable. De même si l’intervenant a le malheur d’être une femme plutôt qu’un homme… Les cinq minutes de « discussion » sont bien loin dans leur forme des débats qui peuvent avoir lieu dans n’importe quel colloque scientifique, et bien plus proches de ce qui se pratique lors des oraux d’examen ou de concours. On a le sentiment désagréable d’être « rajeuni » plus qu’on ne le souhaiterait, à entendre les questions posées et le ton sur lequel elles sont dites, toujours réprobateur et jamais constructif : « pourquoi donc employez-vous ce terme ? », « pourquoi ne faites-vous pas référence à tels travaux incontournables ? »… Heureusement pour les intervenants désarçonnés, entre eux les « jeunes chercheurs » se font des remarques pertinentes et souvent encourageantes : ils soulignent la qualité des prestations entendues, les points positifs, les originalités. Ils posent des questions précises, appelant donc des développements plus longs, et ils obtiennent rarement des réponses, faute de temps. Le président de séance met fin brutalement à chaque présentation par un martial : « Au suivant ! » Au fur et à mesure de la matinée, la tension entre les deux côtés de la salle, palpable depuis le début, monte continûment. Elle finit par exploser lorsqu’un cadre permanent de l’ANR, prend la parole en fin de matinée : « Jusqu’à présent, je n’ai vu aucune équipe ! » s’exclame-t-il sur le même ton réprobateur que ses collègues. L’indignation est alors à son comble, la colère des chercheurs éclate au grand jour. Comment cela, aucune équipe ? Alors que toutes les interventions portent sur des travaux collectifs, qui réunissent parfois une quinzaine de chercheurs et de doctorants, qui font de la recherche de terrain ensemble, qui se partagent le travail d’archives, qui se réunissent en séminaire, qui mettent en commun leurs matériaux, leurs idées ? Nous n’entendons visiblement pas la même chose par le terme d’ « équipe ». Le responsable précise alors les objectifs du programme « jeunes chercheuses, jeunes chercheurs » de l’ANR. Le but est, selon lui, de détecter dans la jeune génération des leaders de leur discipline qui, à partir des financements reçus, doivent bâtir une équipe au sens institutionnel et hiérarchique du terme : une équipe où une personne prend le pouvoir sur son laboratoire de rattachement ; une équipe où chacun des membres travaille pour le chef d’équipe, plutôt qu’avec lui. L’ANR enfin dévoilée : une agence à produire des mandarins !

La rupture entre deux camps, deux âges, deux conceptions de la recherche était alors consommée. Tous les projets présentés depuis le matin coordonnaient des recherches construites par plusieurs chercheurs, dans plusieurs laboratoires, sur plusieurs sites. Les « jeunes chercheurs » avaient tous souligné que l’intérêt du financement reçu était de permettre un fonctionnement en équipes horizontales et coopératives : il n’y avait pas de chef dans leur équipe, ils ne souhaitaient ni devenir des chefs, ni avoir des chefs. Les cadres de l’ANR n’étaient pas là pour entendre notre modèle de fonctionnement, nos recherches, nos avancées, mais bien pour imposer leur modèle de fonctionnement mandarinal et hiérarchique, leur conception du champ scientifique où les arrangements institutionnels comptent davantage que la production de savoirs nouveaux.

Acte III : à construire ensemble…

Ces journées humiliantes et infantilisantes ont eu au moins un avantage. Elles ont soudé tous les « jeunes chercheurs », sans exception, contre l’ANR. Nous avons même trouvé quelques oreilles attentives parmi les « conseillers scientifiques » — des universitaires chargés de missions d’évaluation dans leur discipline. Certains d’entre eux ont reconnu les difficultés de leur génération à passer la main à la suivante, et l’incapacité de l’ANR à soutenir nos innovations organisationnelles. La résistance gronde bel et bien contre le « pilotage » arbitraire de la recherche : il ne nous reste qu’à agir si nous souhaitons nous la réapproprier pleinement.

Un "jeune chercheur" en sciences humaines et sociales