Essai
Nouvelle parution
J.-Y. Tadié, De Proust à Dumas.

J.-Y. Tadié, De Proust à Dumas.

Publié le par Marc Escola (Source : Livre reçu (Gallimard))

Jean-Yves TADIÉ

De Proust à Dumas

Gallimard, 2006

394 p.

ISBN: 2070781062

Spécialiste reconnu de Proust, mais aussi admirateur passionné d'Alexandre Dumas et de Jules Verne, amateur de musique en général et d'opéra en particulier, cinéphile de longue date, grand lecteur, grand voyageur, Jean-Yves Tadié n'a cessé d'écrire depuis ses vingt ans. Cet ensemble constitue une véritable autobiographie intellectuelle d'un homme curieux de tout, qui réussit à concilier en sa personne et sous sa plume ces trois figures souvent adverses que sont l'universitaire, l'écrivain et le critique. On lira ici des études sur Dumas et Proust, qui se complètent et se ressemblent par l'attrait des grandes sagas, du romanesque et du temps. D'autres essais s'interrogent sur les rapports entre littérature et musique. D'autres enfin n'ont pour but que de montrer l'évolution des goûts de l'auteur, pour qui la critique est moins une science qu'un art, de 1960 à nos jours.



LIVRE EN ATTENTE DE RÉDATEUR POUR COMPTE RENDU DANS ACTA FABULA.

AVANT-PROPOS

 

Il y a des enfants de la balle. Nous sommes desenfants de la plume, qui écrivons, lisons, vivons des livres. Si loin que jeremonte dans le temps, je me vois un livre à la main  On ne trouvera rien ici sur Babar, Bécassine, La famille Fenouillard,Le Tour de France par deux enfants. Ils ont pourtant.été la première couche duvernis qui fait l’épaisseur d’une culture—et qui n’en a pas ? J’ai vudisparaître, à la suite de catastrophes, la bibliothèque familiale, au milieude laquelle nous vivions. Je revois cet instant cruel, et aussi la joie de lavoir peu à peu reconsituée. Adolescent, je pensais, à raison d’un ou deuxvolumes par jour, pouvoir tout lire, peu conscient qu’un livre en cachait centautres, tant celui que je lisais me paraissait unique. C’est ainsi qu’entretreize et seize ans je découvris Malraux, Mallarmé, Proust, avec une passiontelle que j’ai à peine besoin de les relire.  :

La littérature ne racontait pas seulement une histoirepassionnante et toujours recommencée, comme dans une assemblée populaire, de laGrèce à mai 1968, où les orateurs se levaient à tour de rôle pour prendre la parole. Elle créaitsans cesse des images et des sons nouveaux. Au même âge,dans la musique et lecinéma la même chose que dans les textes,  j’éprouvais  un enchantement dont la vie parfois meprivait, une solitude repeuplée.

Ecrire sur les écrivains était naturel aux lycéensRemettre sa dissertation bimensuelle, c’était déjà faire de la critiquelittéraire. Chaque fois que j’ai rédigé un article, j’ai remis mon devoir, quiétait devenu un plaisir. Je libérais aussi ce trop plein de langage produit enmoi par la lecture :  transposer end’autres mots ceux de l’auteur, c’est le traduire pour soi et pour les autres.A cette opération seuls les grands écrivains résistent, parce qu’ils sont seulsà l’appeler. Mallarmé m’avait montré pourquoi un grand artiste étaitnaturellement obscur :  unepluralité de significations se cache dans un énoncé qui , dans la vie courante, est univoque. Il pensait aussi qu’un grand artiste mesure sa condition finieà un infini qui le dépasse : secret, mystère, non dit, indicible,profondeur, les écrivains que nous aimons les cachent et le critique s’efforced’apporter un peu de lumière dans cette nuit.

On peut s’étonner à première vue qu’il failleredoubler un texte –alors qu’il s’agit d’exprimer ce qu’il ne dit pas. Lamusique, le cinéma répondent directement à cette interrogation. Rendre compted’une partition, ou d’un film, c’est manifester par des mots ce qui a étépensé, senti, exprimé et construit  sanseux. La critique pratiquée par les écrivains—au XXe siècle la plupart lefont—reconstitue en une synthèse rapide l’objet premier : elle produit uneœuvre d’art : le Wagner de Baudelaire, le Flaubert de Proust, le Proust deCocteau. La critique des journaux, des revues, de l’université ne se donne pluscomme objet d’art, soit qu’elle propose une rapide incitation à lire (plus rarement à ne pas lire), soit qu’ellemontre en détail comment et pourquoi une œuvre a été faite.

Il peut y avoir une critique sans passion : laplus belle, pourtant, naît d’un combat : Clio,Contre Sainte-Beuve, Le Degré zéro de l’écriture.  Léo Spitzer en faisait unprincipe de ses Etudes de style . Nedonnons pas à nos lecteurs, à nos élèves, l’impression que nous n’aimons ni ceque nous faisons ni  ce dont nousparlons. Ne soyons pas, comme disent les Anglais, des poissons froids.  Une passion s’incarne dans une méthode ;quand je suis venu à la littérature, personne n’en avait ; maintenant,personne n’en a plus Entre les deux, l’obsession scientifique des annéessoixante-dix, l’espoir qu’une science de la littérature en donnerait le secretpar des techniques empruntées aux sciences humaines.

J’avais forgé mes instruments d’analyse  grâce aux esthéticiens de la première moitiédu XXe siècle, de Wölfflin à Focillon—en littérature de Valéry à Malraux.Ce queje voulais faire à propos de Proust, dans un livre, Proust etle roman , qui m’a occupé dix ans,c’était montrer comment , par quels moyens techniques, celui qu’on présentaitencore dans les années cinquante comme un psychologue avait fabriqué, montépièce à pièce, son roman.

Cette enquête, je l’ai étendue ensuit e à de grandsensembles qui souffraient moins qu’un individu , du rapprochement avec l’auteurd’A la recherche du temps perdu.J’ai alors reconstitué deux objets, deux ensembles alors méconnus, le récitpoétique, le roman d’aventures. Ces questions de genre me passionnaient :je les ai retrouvées encore à propos de la critique au XXe siècle et du roman.Il s’agissait toujours de raconter l’histoire des formes.

Et pourquoi pas l’histoire d’un homme ? MarcelProust par exemple ? au moment où on note, dans les publications savantes,à l’université, dans les thèses de doctorat, un retour au positivisme, dudétail pour lui-même, de l’érudition pure, le pari était d’arracher un sens auxfaits, à tous les faits. « Qu’est-ce que cela veut dire ? De quoi s’agit-il ?» répétait Foch.Dans la biographie, ou le portrait, tels que je les conçois, tout détailrenvoie à un ensemble, à une totalité. L’œuvre vit et palpite à chaque momentde l’existence de l’artiste. I tanti palpiti,le cœur révélateur d’Edgar Poe, l’agoniedu prince André où Tolstoï et Prokofiev ont caché leur peur de la mort.

Tout s’interprète. De là vient la grandeur, ou aumoins la mission , de la critique. Art secondaire, qu’on ne peut, hélas !, mettreà la place de l’œuvre première, comme Barthes et ses amis en avaient rêvé, artindispensable, comme le prouve son origine, qui remonte à la Grèce antique.Comme M. Jourdain, tout le monde en fait sans le savoir. Supprimons-la :notre chance d’arriver à la vérité disparaît. Les œuvres garderont à jamaisleur secret, dans le vertige sans fin de la sensation pure. J’ai, étudiant, entenduun camarader, à l’intérieur de la Chapelle Sixtine,demander : »Qu’est-ce qu’il y a à voir ici ? ». Donner unevoix, donner à voir, c’est ce dont il s’agit. En retrouvant les idées sous lesmots, nous avons l’impression de pénétrer le sens du monde.