Essai
Nouvelle parution
J.-P. Manchette, Journal (inédit).

J.-P. Manchette, Journal (inédit).

Publié le par Marc Escola

Jean-Patrick Manchette, JOURNAL
(édition de Doug Headline)
Editions Gallimard, « Hors série Littérature », 2008, 656 pages
EAN : 9782070781492
26,00 €    



En 1966, à l'âge de vingt-trois ans, Jean-Patrick Manchette commence à écrire son journal. Il le tiendra régulièrement jusqu'à sa disparition en 1995. Au terme d'une année 1966 où les notes personnelles sont jetées sur un agenda, il choisit le support qu'il conservera jusqu'au bout : des cahiers à petits carreaux au format 17 x 21 cm, le plus souvent épais de 224 ou 256 pages. Ce passage à un espace d'écriture dépourvu de limites marque le début d'une oeuvre personnelle qui s'étendra sans discontinuer sur trente années.

Le journal de Jean-Patrick Manchette compte en tout vingt cahiers, soit environ cinq mille pages manuscrites, augmentées d'articles de presse ou de photos découpés dans divers journaux, collecte minutieuse et ironique de petits faits dont la juxtaposition dresse, avec un pessimisme prémonitoire, le tableau d'une époque qui bascule vers la guerre sociale et le triomphe du négatif.
La manière dont Manchette rédige ce journal, naturelle et non délibérée, est, en définitive, la même que dans ses romans : l'utilisation du style comportementaliste, ou behaviorist, cher à Dashiell Hammett, son auteur de référence dans le domaine du roman noir. Seuls les comportements, les actes et les faits sont décrits et recensés, presque jamais les sentiments ou les états d'âme. Des fragments visibles du puzzle, il appartient alors au lecteur de tirer la vision d'ensemble et d'entendre, par-delà les mots, ce qui n'a pas été dit.

Ce volume regroupe les quatre cahiers couvrant la période déterminante du 28 décembre 1966 au 27 mars 1974, où Manchette décide de vivre de sa plume et y parvient au prix d'efforts sans cesse renouvelés et d'une quantité phénoménale de travaux sur le texte, tour à tour insignifiants, laborieux ou brillants. S'y dessine le parcours d'un homme qui trouve sa véritable voie, apprend son art et devient écrivain.

Se dévoile donc ici pour la première fois, et de manière totalement inédite, le portrait d'un écrivain hors normes qui renouvela le polar français, et dont ces pages fiévreuses nous font bien comprendre au prix de quel travail et de quels efforts ce bond en avant fut possible.

L'auteur
Jean-Patrick Manchette (1942-1995), après des études d'Anglais et d'Histoire et Géographie et de multiples travaux d'écriture (traductions, révisions, scénarios de téléfilms…), a commencé à publier des romans à partir de 1970 (8 titres à la Série noire), tout en collaborant à plusieurs films, souvent adaptés de ses oeuvres, dont Nada (réalisation Claude Chabrol), Folle à tuer (réalisation Yves Boisset), L'agression et L'ordinateur des pompes funèbres (réalisation Gérard Pirès).

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On peut lire sur le site BibliObs.com un premier article sur cet ouvrage :

"Je chie sur la France", par D. Jacob.

"Manchette en version originale : à 23 ans, il commence dans la vie après une enfance catastrophique, et tient ce «Journal» d'un amateur de jazz formé à la philosophie allemande, au cinéma hollywoodien et à l'activisme «néo-bolchevique». Ce récit, qu'il tiendra jusqu'à sa mort en 1995, est aujourd'hui publié par son fils, Doug Headline (on regrettera que le texte soit livré au public sans l'appareil élémentaire qui permettrait de mieux comprendre qui, à l'époque, était qui, et faisait quoi). C'est l'autobiographie d'un agité dans le bocal de son époque. Car l'homme qui a introduit la critique sociale dans le roman français ne raconte pas seulement sa vie avec Mélissa, ses difficultés financières et ses détestations cinématographiques. Il voit la vieille France agonir, et augmente son journal intime de coupures de presse où il apprécie que l'histoire fasse crever à petit feu l'ennuyeuse bourgeoisie pompidolienne. L'admirateur de Dashiell Hammett, père du «néo-polar» et proche des situs, lit Sartre et Marx, tient que sa mère est «plus ignoble que jamais», n'en revient pas de posséder une Renault 4, achète livre sur livre, voit film sur film, boit bière sur bière, et tente de vendre ses sujets de scénario à des producteurs (Anne-Marie Berri et Bernadette Laffont, à la Coupole, lui balancent l'une 1 brique et demie sur la table, l'autre une liasse de 50 billets de 100 francs). Quelle époque !"

Ainsi que quelques extraits ("bonnes feuilles") :

Jeudi 23 mai 1968

Bordel social et politique.
Le recteur Roche ayant fait, en début de mois, évacuer la Sorbonne en faisant appel aux flics, violentes manifestations étudiantes pendant plusieurs jours, avec barricades, incendies, énormes dégâts, particulièrement dans la nuit du 10 au 11 mai. Grève générale et énorme manifestation ouvrière le 13 mai (800.000 personnes). Puis grèves spontanées avec occupation d'usines, drapeaux rouges et tout ça, un peu partout. Asteure, vie complètement désorganisée en France. [...]

Samedi 8 mars 1969

Mes parents sont l'un d'origine paysanne qui devient ouvrier, puis de fil en aiguille, cadre. Dieu sait ce qu'il en est de leurs relations sexuelles, l'autre (parent) vient d'une famille d'universitaires, mais est sous-culturé d'une façon flagrante. Je nais un hiver de guerre de cette triste rejetonne et de ce brillant sujet. Ils ont communié dans les idéologies du sport et de la nature. Cependant, le torchon brûle entre eux, pour des raisons ignorées de moi, et l'ouvrier, probablement à mesure qu'il s'élève, va quitter la tarée, ou en rêve. Ma naissance fournit un motif ou un prétexte. Plutôt un motif. Je suis placé par l'ouvrier chez ses parents paysans, j'ai des sabots. Petite enfance campagnarde, dont il ne me reste aucun souvenir.
A l'époque des grèves de 1948, où un mouvement révolutionnaire est récupéré par les syndicats trotskistes. Je suis un enfant gâté (épisode de l'avion à moteur caoutchouc). Mépris, très tôt, de mes parents. Leurs querelles. Mes mensonges bientôt permanents. L'absentéisme de mon père. Dakar, Yémen, etc. Après la puberté, le mur derrière lequel je suis muré. [...]

Vendredi 4 avril 1969

Nous venons de voir à la télévision «l'Evangile selon Matthieu» de Pier Paolo Pasolini. C'est une merde abjecte. Film structuraliste. Un corpus graphique transformé en corpus cinématographique, sans le moindre souci de compréhension ni de critique (c'est pareil). Les voisins sont contents, tout autour de la terre, contents d'être les voisins, et Pasolini est content d'être un crétin servile. Il est de plus très réellement à la solde des curés, puisqu'il a reçu le prix de l'Office catholique du Cinéma. Tout cela fera de beaux enfants. [...]

Jeudi 13 novembre 1969

Je suis épuisé et mes nerfs craquent. Ce putain de merde de roman pornographique est le seau de purin qui fait refouler les gogues. Comme je voudrais être un honnête écrivain, bricolant chaque année un roman, quatre policiers et trois dramatiques. Ou un scénariste comme Sautet. Ou un cinéaste comme Mocky. Ce ne serait guère bandant, mais ce serait mieux. Il y en a qu'on nourrit à la sonde ; moi je crée à la sonde. Travailleur intellectuel. Prolétaire intellectuel. Le degré grabataire de l'écriture. Je chie sur cette putasserie mal payée. Bon. Sois calme.

Lundi 19 janvier 1970

Je réponds, pour moi, à l'hallucinant questionnaire de «l'Express» publié en mars 1969, à l'usage des moins de 30 ans.
1) Qu'aimeriez-vous le plus savoir de votre avenir ?
Je sais que le vieux monde va finir. Je voudrais savoir quand, et comment, par la démocratie des conseils ou par l'extermination totale de l'humanité par les maîtres. Et je voudrais savoir, dans tous les cas, ce qui me reste à vivre de jouissif.
2) Estimez-vous que vous êtes heureux ? Oui ? Non ? Pourquoi ?
Oui, parce que je fais davantage de choses qui me plaisent que la plupart des autres gens. Non, parce que je ne fais pas tout ce qui me plaît, et tout ce que je fais ne me plaît pas.
3) Trouvez-vous que vous avez de la chance ou plutôt de la malchance de vivre à l'époque actuelle ? Pourquoi ?
Je ne souhaite pas faire l'effort de répondre à une question aussi stupide.
4) Sur le plan matériel, y a-t-il des choses dont vous vous sentez privé ? Lesquelles ?
Je veux tout.
5) Est-ce que l'amour a de l'importance pour vous ?
Il n'y a pratiquement que ça, et la haine. [...]
6) Quel est, selon vous, le problème le plus important pour la France, à l'heure actuelle ?
Je chie sur la France et ses problèmes ne m'intéressent pas.
7) Si vous jugez que vous pouvez avoir une influence, comment et sur quoi ?
Sur tout, essentiellement, pour le moment, en chiant dessus au maximum. [...]

Mardi 10 novembre 1970

Mort de De Gaulle. Il se classe ainsi dans une série de morts de vedettes, après Bourvil, Henri Jeanson, Théo Sarapo, Nasser, Mauriac, Hubuc, tous morts récemment. [...]

Samedi 9 janvier 1971

Lu les «Ecrits intimes» de Roger Vailland. R. V. fut un adolescent. Je déteste les adolescents - sales mômes - comme je déteste mon adolescence. L'adolescent, c'est l'enfant qui a perdu sa puérilité et qui se plie à n'importe quelle structure comme dans l'espoir de trouver sa cohérence, son âge adulte. R. V. a passé son temps à plier et à se vanter consécutivement de sa grande cohérence, qui n'était que niaiserie. Il admire béatement les automobiles, tout ce qui existe, la prostitution, Staline, soi-même. Quel pauvre con. Dangereuse lecture pour un adolescent, c'est le maquereau de la certitude hâtive, crispée et fausse. A l'intérieur de la gauche, il en est le penseur de droite par excellence. [...]

Vendredi 20 août 1971

Aujourd'hui repos. Vu à la télévision «la Blonde ou la Rousse» (George Sidney), d'une exécrable vulgarité, soulignée par une v. f. ordurière, qui met sans arrêt dans la bouche du héros le verbe foutre. Frank Sinatra devient ainsi un grossier personnage. Rita Hayworth, mal doublée, mal dirigée, mal filmée et mal maquillée, devient quelconque. Kim Novak a l'air d'une motte de saindoux. Un désastre. Quant à la mise en scène, quand ce n'est pas le champ-contrechamp perpétuel, c'est la dolly qui regarde passer les trains. [...]

Dimanche 1er avril 1973

En fin d'après-midi, nous sommes allés au Malakoff Palace voir «César et Rosalie» de Claude Sautet (coscénariste Jean-Loup Dabadie). Monstrueux (une imbécile hésite entre deux cons), ignoble (l'univers de l'argent et de la réification totale), scandaleux (Sautet sait filmer, c'est un talent au service de l'idéologie dominante dans ce qu'elle a de plus abject). [...]

Samedi 26 mai 1973

Grimblat [Manchette évoque le réalisateur Pierre Grimblat] m'a emmené dîner chez Castel. Nous avons discuté du projet qu'il a de faire une série policière sophistiquée avec Serge Gainsbourg. Ça prend forme. Le lieu chez Castel - est pittoresque. Au rez-de-chaussée, deux pièces assez petites sont séparées par un couloir. Une pièce fait restau, l'autre bar. Dans ce bar se retrouvent à deux tables seulement des gens qui se connaissent tous et s'appellent mon chéri. Au premier étage, il y a un restaurant pour boeufs snobs. Au sous-sol, une boîte pleine de minets et de cover-girls. Les filles sont ravissantes et parées, et cons comme on n'ose pas l'imaginer. Les phrases qui s'échangent ont l'air écrites par un dialoguiste raté férocement populiste et désireux de définir les riches comme des dépravés imbéciles. Il paraît que l'ambiance change après 2 heures, quand arrivent ivres Maurice Ronet, Antoine Blondin, parfois Paul Gégauff. Je n'ai tenu que jusqu'à 2 heures. Pierre Grimblat a une Porsche et c'est excessivement impressionnant.

© Editions Gallimard.