Essai
Nouvelle parution
J. Derrida, Séminaire 1: La Bête et le souverain.

J. Derrida, Séminaire 1: La Bête et le souverain.

Publié le par Marc Escola

SÉMINAIRE. LA BÊTE ET LE SOUVERAIN : VOLUME 1, 2001-2002 de Jacques Derrida. Galilée, 480 p., 33 €

EAN : 9782718607757


Jacques Derrida a consacré, on le sait, une grande partie de sa vie à l'enseignement: à la Sorbonne d'abord, puis durant une vingtaine d'années à l'Ecole normale supérieure de la rue d'Ulm et enfin, de 1984 à sa mort, à l'École des hautes études en sciences sociales, ainsi que dans plusieurs universités dans le monde entier (aux Etats-Unis régulièrement).

Très vite ouvert au public, son séminaire a rassemblé un auditoire vaste et plurinational. Si plusieurs de ses livres prennent leur point de départ dans le travail qu'il y conduisait, celui-ci demeure cependant une part originale et inédite de son œuvre. Nous inaugurons donc avec le présent volume une vaste entreprise: la publication de ces séminaires. A partir de 1991, à l'EHESS, sous le titre général " Questions de responsabilité ", il a abordé les questions du secret, du témoignage, de l'hostilité et l'hospitalité, du parjure et du pardon, de la peine de mort.

Enfin, de 2001 à 2003, il a donné ce qui devait être, non la conclusion, mais l'ultime étape de ce séminaire, sous le titre " La bête et le souverain ". Nous en publions ici la première partie: l'année 2001-2002. Dans ce séminaire, Jacques Derrida poursuit, selon ses propres mots, une recherche sur la "souveraineté", "l'histoire politique et onto-théologique de son concept et de ses figures ", recherche présente depuis longtemps dans plusieurs de ses livres, en particulier dans Spectres de Marx (1993), Politiques de l'amitié (1994) et Voyous (2003).

Cette recherche sur la souveraineté croise un autre grand motif de sa réflexion : le traitement, tant théorique que pratique, de l'animal, de ce que, au nom d'un "propre de l'homme" de plus en plus problématique, on nomme abusivement, au singulier général, " l'animal ", depuis l'aube de la philosophie, et jusqu'à nos jours encore. Partant de la célèbre fable de La Fontaine, Le loup et l'agneau, en laquelle se rassemble toute une longue tradition de pensée sur les rapports de la force et du droit, de la force et de la justice, en amont comme en aval, dans une analyse minutieuse des textes de Machiavel, Hobbes, Rousseau, comme de Schmitt, Lacan, Deleuze, Valéry ou Celan, Jacques Derrida tente "une sorte de taxinomie des figures animales du politique" et de la souveraineté, explorant ainsi les logiques qui tantôt organisent la soumission de la bête (et du vivant) à la souveraineté politique, tantôt dévoilent une analogie troublante entre la bête et le souverain, comme entre le souverain et Dieu, qui ont en partage le lieu d'une certaine extériorité au regard de la " loi " et du " droit ".

 

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Voir sur le site nonfiction.fr le compte rendu de cet ouvrage:

" L'animal que donc le souverain serait", par E. Landolt.

Ainsi qu'un article sur "Derrida et la question de l'animalité", par H.-S. Afeissa.

 

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On pouvait lire dans Le Monde des livres du 30/10/8 un article sur cet ouvrage:

 

Derrida, ce poisson torpille

par Stéphane Legrand

LE MONDE DES LIVRES | 30.10.08 | 11h48 • Mis à jour le 30.10.08 | 11h48


"Ne pas se laissertromper par le caractère apparemment anecdotique de l'événement -"encore un livre de Jacques Derrida, un livre de plus..." Depuis uncertain temps déjà, le public s'était habitué à la parution régulièrede ses oeuvres : les brèves retranscriptions d'une conférence (Eperons, en 1978) ou d'un discours (Fichus, en 2002), aussi bien que les livres copieux et labyrinthiques (Politiques de l'amitié, en 1994, ou encore, plus récemment, L'Animal que donc je suis,publié à titre posthume en 2006). Ses ouvrages étaient certes reçusavec l'attention due à un philosophe majeur, dont l'influenceinternationale est considérable, mais on n'était pas sans noter uncertain ronronnement dans cet accueil : toujours le même respect, deplus en plus silencieux peut-être, sinon religieux, de la part des"professionnels de la philosophie", toujours le même psittacismeampoulé des clones et des clercs ; toujours les mêmes âneries haineusesémanant de jaloux ou d'incompétents. Comme si on croyait désormaissavoir à quoi s'attendre, avoir finalement "digéré" cet auteur, avoirabsorbé l'effet traumatique qu'il suscita tout d'abord. Oui, encore unlivre de Derrida, un de plus...

Mais le texte qui paraît sous le titre Séminaire. La bête et le souverain. Volume I (2001-2002)pourrait bien nous réveiller de cet assoupissement rassuré, et redonnertout son tranchant et sa puissance éruptive à la pensée de ce poissontorpille - pour reprendre l'une des comparaisons animalières dontPlaton avait gratifié Socrate, qui lui non plus n'avait pas son pareilpour tétaniser la bêtise. Car il ne s'agit pas d'un "livre de plus",mais de la première étape d'un vaste projet de publication aux éditionsGalilée : celle de l'intégralité des séminaires et cours de JacquesDerrida (1930-2004), dispensés à la Sorbonne (1960-1964), à l'ENS de larue d'Ulm (1964-1984), puis à l'EHESS (1984-2003), soit quarante-troisvolumes dont la publication devrait s'étendre sur une quarantained'années. Un pareil projet donne corps, par sa simple existence, àcertains des concepts majeurs de Derrida, il les réfléchit ou les meten abyme. D'abord parce qu'il a beaucoup à voir avec les thèmes del'héritage, de la dette, du deuil et de la survie : car il s'agit,selon la belle expression de l'éditrice Cécile Bourguignon, d'un "projet qui empêche que la maison (Galilée) meure, sinon même qui l'interdit".

 

SINUOSITÉ LABYRINTHIQUE

Or que son oeuvre, queles traces de sa parole, en l'absence même de leur auteur, maintiennenten vie, et en même temps obligent moralement à survivre la maison mêmequi, à son tour, leur donne vie, voilà sans nul doute une circonstancequi aurait plu à Derrida - en admettant, mais allez savoir, qu'il nel'ait pas lui-même envisagée, voire programmée... Car ces textes"supplémentaires" que sont les séminaires, qui tantôt annoncent, tantôtfont écho, tantôt prolongent des réflexions menées sous une forme plusachevée dans tel livre ou telle conférence, contribueront de manièredécisive à faire apparaître les contours propres à la penséederridienne, dans la sinuosité labyrinthique qui la caractérise : unepensée qui procède moins selon le fil continu de déductions obéissant àun "ordre des raisons" que par le réarrangement permanent d'un tissuserré de thèmes, de concepts et de gloses.

Une part considérabledu texte de ce séminaire pourrait en effet être tirée presquedirectement de la masse des écrits déjà disponibles du philosophe, maisjustement : c'est dans l'invention d'un nouveau cheminement à traverseux, d'une manière nouvelle de procéder avec eux à des opérations degreffes et de boutures que ça pense ici, que l'on devine à l'oeuvre etau travail cette chose qui se fait rare de nos jours - une penséevivante. Et ce jusque dans les percées que risque Derrida vers uneréflexion sur l'actualité immédiate, le 11-Septembre bien sûr, maisaussi des objets plus triviaux, dont l'analyse peut s'avérer hilarante(tels développements sur la rituelle visite de nos politiciens au Salonde l'agriculture ou sur les postmodernes "magasins de bien-être" mêlantbouddhisme zen et sex-toys customisés...) ou empreinte de la touchantenaïveté de l'intellectuel absolu qu'il était : non, la célèbre émissionde marionnettes diffusée par Canal+, sur laquelle il s'attarde unmoment, ne s'intitule pas "le Bébête Show"...

 

Le séminaire lui-même porte sur la notion de souveraineté, envisagéedans ses rapports avec la pensée du vivant. Ce qui conduit Derrida às'adresser aux pensées contemporaines de la "biopolitique". Notammentchez Michel Foucault et Giorgio Agamben, avec lequel il n'est pastendre (curieusement, Antonio Negri n'est pas même mentionné). Ils'intéresse plus particulièrement au thème de l'animal comme bête -bestialité et bêtise. L'importance de ces figures du souverain et de labête qui se répondent en miroir, et de la logique perverse qui lesrelie, tient à ce qu'elles nous servent, directement ou par le biais duréseau de métaphores qu'elles mobilisent, à la fois à penser leslimites extérieures à l'ordre humain et à dire quelque chose de ce quiest le plus propre à l'homme. D'un côté, en cela qu'ils "partagent un commun être-hors-la-loi, la bête (...) et le souverain se ressemblent de façon troublante". Et de l'autre, "le social, le politique, et en eux la valeur de la souveraineté ne sont que des manifestations déguisées de la force animale".De même, les hommes ne peuvent penser leur propre identité que commeune forme de souveraineté de soi sur soi, et seul un homme peut êtrebestial ou bête.

Ainsi est-ce la question fondamentale deslimites que Derrida, comme souvent, soulève et fait trembler : limitesque nous croyons à tort assurées et décidées entre l'homme et l'animal,entre la loi et le hors-la-loi, entre la bêtise et l'intelligence,entre le langage et le silence, entre le droit et la force, entre levivant et le mort... Limites dans l'enclos desquelles notre volonté desavoir enferme ceux dont nous prétendons prendre soin (animaux, fous,malades ou marginaux), mais dont elle est aussi captive. Cette volontéde savoir, il nous faut donc apprendre à la "déconstruire", si nous voulons, selon la célèbre formule de Foucault, "affranchir la pensée de ce qu'elle pense silencieusement et lui permettre de penser autrement"."

 

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Encadré:

 


Le philosophe et ses fidèles

Lapublication des séminaires et cours de Jacques Derrida est menée parune équipe de "fidèles" du philosophe. Parmi eux, Michel Lisse,Marie-Louise Mallet et Ginette Michaud ont pris en chargel'établissement du premier volume ; Thomas Dutois et Marc Crépontravaillent déjà sur le prochain, consacré à la peine de mort ;Geoffrey Bennington coordonne entre autres choses les traductionsaméricaines. En effet, ce chantier est d'autant plus impressionnant quela traduction des textes en anglais devrait paraître de manière quasisimultanée chez Chicago Press, de longue date des "compagnons de route de Galilée",pour reprendre la formule de Michel Delorme, qui dirige la maisond'édition où sont publiés la plupart des livres de Derrida. MargueriteDerrida, la veuve du philosophe, prête main-forte à cette équipe, cequi devrait s'avérer précieux dans le cas des premiers cours,intégralement manuscrits, dans la mesure où l'écriture manuelle deDerrida est difficile à déchiffrer.