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Indicible et littérarité (Interférences littéraires n° 4)

Indicible et littérarité (Interférences littéraires n° 4)

Publié le par Bérenger Boulay (Source : Lauriane Sable)

Indicible et littérarité

Quatrième numéro de la revue en ligne Interférences littéraires

À l'aube de l'ère contemporaine s'est opérée une profonde remise en question des pouvoirs du langage. L'idée d'une possible inadéquation des mots au monde s'est imposée, en même temps que celle d'une hétérogénéité du langage et de la pensée. Dans ce contexte, les romantiques d'Iéna ont été les premiers à avoir recours au terme d'« indicible » pour qualifier ce qui, relevant de la subjectivité, ne pouvait être exprimé de manière satisfaisante par les mots. De cette nouvelle conception du langage a émergé la figure d'un poète-prophète, résolu à affronter « l'innomé comme tel »[1] et à faire du langage poétique un instrument de découverte et de « voyance ». Ceci témoigne de la dimension fondamentalement ambivalente de l'indicible : motif devant être pris en charge par la littérature, il est aussi source d'une tension dialectique qui traverse le discours littéraire, structurant par conséquent sa mise en forme et ses implications, notamment en termes de valeurs tant éthiques qu'esthétiques. À ce titre, il constitue un pôle de cristallisation de ce qui fonde la spécificité du discours littéraire.

Si, au cours du XIXe siècle, nombre d'hommes de lettres n'ont donc eu de cesse de dénoncer le caractère arbitraire du langage et son incapacité à rendre compte des choses dans leur singularité, cette méfiance vis-à-vis de la langue s'est encore accentuée au cours du siècle suivant, à la suite des deux conflits mondiaux. La Grande Guerre a marqué les esprits par l'ampleur de la tuerie dont elle fut la cause, la seconde guerre mondiale par la mise en oeuvre de la solution finale. Mais après 1945, c'est non seulement l'espace de « la parole vécue, [du] témoignage et [de] la transmission d'une mémoire »[2] qui est atteint, mais aussi, ontologiquement, l'espace littéraire ; nombre d'écrivains s'interrogent en effet non seulement sur la possibilité d'aborder l'expérience des camps par le biais de l'écriture, mais plus radicalement sur la possibilité d'encore écrire après une expérience « ni[ant] toute littérature »[3]. L'holocauste constitue à ce titre dans l'imaginaire occidental un paradigme de l'expérience traumatique collective indicible, en référence auquel seront souvent pensés les autres génocides du vingtième siècle.

Dans ce contexte de défiance croissante envers le langage, les écrivains n'ont cependant pas renoncé à écrire, bien au contraire. Davantage, après la seconde guerre mondiale, la référence à l'indicible semble s'être progressivement imposée comme « motif et moteur de la littérature »[4]. La critique littéraire, qui a abondamment discouru sur cet apparent paradoxe, a par contre rarement pris la peine d'interroger le lieu commun sur lequel il s'appuie. Certes, il serait vain de contester le lien existant entre indicibilité et perte de confiance dans le pouvoir des mots ; mais le fait que l'oeuvre de nombreux écrivains de la seconde moitié du XXe siècle soit travaillée par la question de l'indicible implique-t-il nécessairement de la part de ceux-ci une attitude de méfiance, voire de défiance vis-à-vis de la langue ? Dans la mesure où indicibilité et foi dans le langage paraissent pouvoir coexister au sein d'un texte, selon quelles modalités peuvent-elles le faire, en fonction de quelles stratégies et à quelles fins ?

Ces questions touchent au bien-fondé d'un lieu commun ; pour y répondre, il importera donc de ne pas limiter le champ d'investigation aux exemples typiques de littérature de l'indicibilité de la seconde moitié du XXe siècle (récits de la Shoah, esthétique minimaliste, etc.) mais, au contraire, de l'ouvrir. À des problématiques connexes, par exemple, comme celle de la traduction littéraire, qui invite à envisager l'indicible dans la perspective dialectique d'une confrontation à un déjà-nommé dans un autre idiome. Ou à la production littéraire extrême-contemporaine, dont les représentants accordent pour la plupart significativement moins de place au silence dans leur oeuvre que leurs prédécesseurs, tant du point de vue du mode énonciatif que des thèmes abordés. Doit-on en effet interpréter cette tendance comme le signe d'une confiance retrouvée dans le langage, qui marquerait un nouveau tournant dans l'histoire des lettres ? Ou relève-t-elle au contraire, comme le pensent certains critiques, de la mise en oeuvre d'un « nouveau discours du silence »[5] ?

On le voit, la question du rapport entre indicibilité et méfiance envers le langage ouvre des perspectives de réflexion quant à l'objet littéraire et à son devenir, et plus fondamentalement quant à la littérarité, notamment telle qu'elle a été pensée et a évolué au cours de la seconde moitié du XXe siècle et jusqu'à nos jours. Parce qu'il ne s'agit pas seulement de désigner l'indicible, mais encore de le mettre en forme et de le donner à appréhender comme tel, on s'intéressera aux procédés divers et sans cesse renouvelés qui ont permis aux écrivains de signifier l'indicible ou, au contraire, de l'esquiver. On analysera leur nature et leur fonctionnement, en les envisageant comme des indices de ce qui se joue en amont et en aval de l'écriture, et on s'efforcera de préciser comment leur mise en oeuvre engage des systèmes de valeurs, notamment celle de littérarité. Que révèlent ces procédés du rapport de l'auteur à la langue dans le cadre d'un projet littéraire ? Enfin, au-delà de ce que s'efforce de mettre en place l'écrivain, qu'en est-il de leur impact effectif sur la réception du texte ?

Informations pratiques

Les articles porteront sur la littérature de la seconde moitié du XXe siècle à nos jours, sans restrictions de langues ou d'aires culturelles. Ils peuvent être rédigés en allemand, anglais, espagnol, français, italien ou néerlandais.

 Les propositions de contribution, comprenant un titre et un résumé de 10 à 15 lignes, seront adressées avant le 20 novembre 2009 à Lauriane Sable (lauriane.sable@uclouvain.be). Les réponses aux propositions reçues seront fournies le 15 décembre. Les textes seront attendus pour le 1er mars 2010.


[1] C. Baron, "Indicible, littéraire et expérience des limites : de Blanchot à Wittgenstein", dans Limites du langage : indicible ou silence, sous la dir. de K. Cogard et A. Murat-Brunel, Paris, L'harmattan, 2002, p. 277.

[2] P.-A. Deproost, D. Martens, L. van Ypersele et M. Watthee-Delmotte, "Le pouvoir de la parole", dans Mémoire et identité. Parcours dans l'imaginaire occidental, sous la dir. de P.-A. Deproost, L. van Ypersele et M. Watthee-Delmotte, Louvain-la-Neuve, Presses universitaires de Louvain, 2008, p. 123.

[3] E. Wiesel, Un Juif aujourd'hui, Paris, Seuil, 1977, p. 191.

[4] Expression empruntée au titre de l'ouvrage réalisé sous la direction de C. Zabus, Le secret, motif et moteur de la littérature, Louvain-la-Neuve, Recueil des Travaux de la Faculté de philosophie et lettres, 1999.

[5] A. Murat-Brunel, "Nouveau discours du silence", dans Limites du langage, op. cit.,  p. 365.