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Hubert Félix Thiéfaine, poète des parkings … et autres mélancolies suburbaines

Hubert Félix Thiéfaine, poète des parkings … et autres mélancolies suburbaines

Publié le par Pierre-Louis Fort (Source : Rémi Astruc)

Hubert Félix Thiéfaine, poète des parkings

… et autres mélancolies suburbaines

Pas vraiment chanteur « à voix » (même si son timbre et son accent, reconnaissables entre tous, lui donnent une identité forte), sans recherche à tout prix d’originalité musicale (ses morceaux s’accordent à une grande diversité de styles : reggae, rock, ballade sentimentale, chanson loufoque…), surtout sans visibilité médiatique ni puissante machine commerciale pour le promouvoir, Hubert Félix Thiéfaine n’avait a priori pas grand chose pour exister dans le paysage artistique musical français de ces quarante dernières années. Et pourtant : le succès des tournées et les salles combles de ses concerts démontrent le contraire, attestant l’existence d’un « événement Thiéfaine ». La rencontre, directe et en ce sens peut-être authentique avec un public nombreux et fidèle, a eu lieu.

Comment l’expliquer ? Sans nul doute, c’est d’abord la qualité et la portée de ses textes qui ont accroché l’oreille d’un public en attente de ce type de parole. HFT est bien ainsi un chanteur « à texte », tel que la France en a toujours produit. Mais à la différence de beaucoup d’autres, il semble moins ouvrir un univers singulier — tout intérieur et propre à la sensibilité de l’artiste —, qu’il ne nomme poétiquement des espaces qui ne l’avaient jamais été jusqu’alors et qu’il adjoint ce faisant des pans entiers de notre présent (nés pour la plupart de la modernisation de nos sociétés) au sensorium commun. De la même manière que, selon Oscar Wilde, "Avant Turner, il n'y avait pas de brouillard à Londres", Il a — le premier et peut-être à ce jour le seul — su donner une visibilité poétique à ces lieux intermédiaires, zones de transit, espaces problématiques (parkings, ascenseurs, autoroutes, no-man’s lands, etc.), qui ont envahi notre quotidien, enrichissant par là même la perception commune à l’étrange chaleur (ou froideur) de tous ces lieux négligés de nos sociétés contemporaines ainsi qu’aux états mentaux ou à la mélancolie nouvelle qui les accompagnent (attente, ennui, chômage, errance, folie, manque, etc.).

Hypothèse principale :

Dans un temps où la poésie sous sa forme traditionnelle (livresque et désormais en quelque sorte aristocratique) a perdu toute audience et presque complètement disparu ; plus encore : dans un monde post-industriel dont les formes mêmes (architecture, lieux, discours, personnages, destins, etc.) en manquent souvent singulièrement, les chansons d'HFT paraissent répondre à la demande sociale et populaire d’un retour à cet élément sacrifié de l’existence, sans quoi la vie humaine perd peut-être l’essentiel de son sens et de sa beauté[1].

HFT réenchante en effet un paysage contemporain qui n’a de toute évidence pas été pensé en accordant de l’importance à ce paramètre. Le système social, publicitaire, commercial, urbain, etc., échoue quant à lui largement à répondre à cette demande qui constitue de fait un point aveugle de son efficacité conquérante et une entorse à son discours positif lénifiant et autolégitimant. Bien que sans dimension contestataire franche (la contestation franche est toujours récupérable et toujours récupérée par le système —le rock en est le premier exemple), la parole d’HFT a su échapper aux balisages superficiels pour créer un vaste réseau de sens souterrain dont les échos reflètent ce monde dans une version sombre : discours plutôt inhabituel mais cependant immédiatement reconnu comme pertinent par son public.

HFT chante avant tout peut-être ainsi le déracinement, sous la pression des mutations sociétales rapides de la deuxième moitié du XXe siècle, d'une jeunesse rurale désœuvrée (rendue soudain sans avenir dans sa province), qui se trouve plongée malgré elle dans un environnement urbain, mécanisé et fondamentalement hostile à son épanouissement. Cette jeunesse dont il se fait un porte-parole est largement laissée en friche. Dans l'univers désenchanté et futuriste qui est le sien, le droïde apparaît dès lors comme le nom de l'homme contemporain[2] qui se réveille, hagard, amputé de la poésie de son existence, c'est-à-dire, en définitive, de quelque chose comme "son âme". Projeté dans l’errance, dans l’exil, dans l’ennui, il est condamné à une existence sans feu ni lieu qui ne trouve plus pour objectif une destination, mais seulement un cadre ambigu pour s’exercer. Par là même, Thiéfaine chante une condition nouvelle, que personne n’avait exploitée avant lui de manière poétique, que résument selon nous les lieux emblématiques de ses chansons, symboles d’une modernité aussi envahissante qu’elle est maladive et mortifère. Ce faisant, il s’installe dans ces lieux de transit, les hante littéralement, façon sans doute de ne pas trouver sa place dans cette société (sur son mode utilitaire propre), mais de s’y installer comme poète. C’est en cela, peut-être, que tient l’essentiel de la « révolution poétique Thiéfaine ».

Enjeux :

Examiner plus précisément la charge poétique de cette parole, son originalité et sa puissance, sera donc l’objet du colloque que l’Université de Cergy-Pontoise devrait organiser début 2015 (?) en partenariat avec la Maison de la poésie à Paris. S'il fallait par suite justifier — nous ne le croyons pas nécessaire — la tenue d'un premier colloque consacré aux textes d’Hubert Félix Thiéfaine, nous dirions que c'est précisément le rôle de la critique universitaire de porter à l'attention, d'analyser et de mettre en perspective (et par la suite de consacrer, voire de patrimonialiser), toute écriture qui ouvre des pistes nouvelles à la sensibilité commune. Au-delà des attachements légers et même volages propres aux chansons, certaines œuvres issues de la culture populaire se construisent en effet dans la durée et la profondeur, ce qui leur permet de s’enraciner dans une dimension proprement poétique. Celle d’HFT est dans ce cas, qui déploie sur plusieurs décennies une force poétique singulière qu’il convient aujourd’hui de remarquer, de saluer et de tacher de comprendre.

Par l’analyse des textes d’HFT, et en particulier de la qualité singulière de ses visions poétiques, il s'agira ainsi d'extraire cette œuvre des seules catégories divertissantes de la musique populaire, du rock et de la chanson française, pour l’habiliter comme parole profonde aux significations précieuses pour notre société. Le poète ne l’est souvent en effet que parce qu’il se fait aussi prophète et visionnaire. D’où l’importance d’entendre et de méditer une parole originale comme la sienne, dans un monde qui l’asphyxie sous la tonitruence de ses « produits ». Car ce qu’il y a peut-être de plus étonnant dans le phénomène HFT, c’est qu’il est un rejeton peu désiré du système qui s’est pourtant installé durablement à l’intérieur de celui-ci. La seule place laissée au poète aujourd’hui?

Voici, pêle-mêle et dans une liste non exhaustive, quelques pistes que l’on pourra privilégier dans cette exploration des vertus poétiques de l’œuvre :

- invention d’un langage poétique / hermétisme

- le nouveau paysage urbain comme espace problématique et poétique (la zone)

- imaginaire singulier / décor commun

- couleurs artificielles

- mutations contemporaines

- utopie/dystopie

- le devenir-droïde des hommes contemporains

- la filiation romantique/surréaliste et son renouveau

- mélancolie et ennui modernes

- apocalypses joyeuses

- réceptions de l’œuvre et liens avec les contre-cultures

- errance 68 et la « lost generation » française de l’époque

- liens avec la culture cyber-punk

 

Toute personne intéressée peut contacter les organisateurs aux deux adresses suivantes : remi.astruc@u-cergy.fr, ageord@gmail.com. Des propositions de communications sont attendues (titre, plus résumé d’une page maximum) avant le 15 avril 2015 si possible.

Nous vous remercions de les accompagner d’un bref aperçu biographique et/ou bibliographique vous concernant.

Comité d’organisation : Rémi Astruc, Université de Cergy-Pontoise ; Alexandre Georgandas, Université de Cergy-Pontoise.

Lieu prévu : Maison de la poésie à Paris

Date prévue : 9 juin 2015

Bonus : la rencontre sera suivie d’un concert exceptionnel de l’artiste

 

[1] Exigence que retrouvera et réinvestira par exemple un certain rap de qualité.

[2] Thiéfaine nomme ainsi une modernisation-urbanisation du monde et un "devenir droïde" des hommes qui laisse ceux-ci désorientés.

 

 

 

  • Adresse :
    Université de Cergy-Pontoise