Essai
Nouvelle parution
Goulven Le Brech, Jules Lequier

Goulven Le Brech, Jules Lequier

Publié le par Marielle Macé

Jules Lequier, La Part Commune, collection « Silhouettes littéraires », Rennes, 2007

Goulven Le Brech

Présentation de l'éditeur:

« Un grand philosophe inconnu et méconnu » ; tel est le titre d'un article publié en 1952 par Jean Grenier dans la revue suisse Rencontre, au sujet du philosophe breton Jules Lequier (1814-1862). Pourtant, dès 1935, son ami Louis Guilloux en publiant Le Sang Noir évoque la figure du philosophe, sous les traits de Turnier, un anti-héros romantique. Cette évocation de Jules Lequier apparaît en creux dans le Sang Noir, comme un roman dans le roman, car le protagoniste du roman de Guilloux (Cripure, inspiré par Georges Palante) est l'auteur d'une thèse au sujet de Lequier. Victime de tourments philosophiques dévastateurs, épris d'un amour passionnel envers une femme qui refuse à deux reprises sa demande en mariage, Lequier est avant tout connu pour sa mort : une noyade en baie de Saint-Brieuc interprétée comme un suicide romantique ou un pari métaphysique.

Jules Lequier n'a effectivement pas laissé beaucoup de traces pour ses interprètes et ses  biographes. En explorant sa maison bretonne au lendemain de sa mort, ses proches durent se contenter des quelques fragments qui constituent l'actuel Fonds Jules Lequier (fonds d'archives conservé par une bibliothèque universitaire de Rennes). Et sans compter l'amitié du philosophe Charles Renouvier (qui édita à titre personnel 120 exemplaires des principaux fragments de celui qu'il considérait comme son maître) et le dévouement d'un certain Prosper Hémon (historien local de la région de Saint-Brieuc qui récolta des documents et témoignages sur le philosophe) le nom et l'entreprise philosophique de Jules Lequier auraient complètement périclité.

Pourtant, nombreux sont les philosophes qui, sans citer leurs sources, ont puisé dans les fragments de ce génie. C'est le cas, en France, de Jean-Paul Sartre, dont la formule de l'existentialisme « l'existence précède l'essence » a pour corollaire la fameuse formule de la science de Lequier : « FAIRE. Non pas devenir, mais faire et en faisant SE FAIRE. » Outre atlantique, cette formule a très largement influencé le père du pragmatisme William James, qui prit connaissance des idées de Lequier par son ami Renouvier aux alentours de 1872.

Quel est le fond de la pensée de Jules Lequier ? Il s'agit d'une conception de l'existence humaine comme libre arbitre. Ce pouvoir d'être maître de ses choix est selon lui une première vérité métaphysique et théologique. Il ne s'agit pas d'une liberté purement intellectuelle ou de la liberté d'un sage conquise par un effort de la pensée, mais bien au contraire d'un pouvoir créateur présent en chaque homme. Ce pouvoir du libre arbitre ne se démontre pas mais s'éprouve, lors d'expériences communes et anodines, comme celle d'un enfant saisissant une feuille dans la haie d'un arbuste. Lequier a décrit cette expérience dans La Feuille de charmille, fragment éponyme de sa pensée, qu'il considérait comme seul achevé et qu'il faisait lire à ses proches. Hymne à l'enfance et à la nature qui s'éveille, La Feuille de charmille est le récit d'une liberté à ses origines qu'est l'enfance. Une thèse chère à Lequier est qu'il est souvent plus facile à un enfant qu'à un adulte d'aborder les grandes questions de la métaphysique : « En matière de métaphysique, j'oserai mettre un enfant au-dessus même d'un bon et sage laboureur qui n'a rien lu. Quelles étonnantes questions ! Que d'audace et de rectitude, que de simplicité et de profondeur dans sa manière de poser les problèmes ! Quel empressement, quelle patience à écouter les réponses qu'on lui fait ! Et souvent quel regret naïf de ne les comprendre ! » Lors d'une belle journée printanière, Lequier est soudainement pris d'un sentiment jusqu'alors inconnu, lui faisant interrompre ses jeux. Au moment de saisir une feuille dans la haie d'un arbuste, l'enfant est émerveillé par son pouvoir souverain de saisir ou de ne pas saisir cette feuille. Dans l'anticipation de l'acte de saisie de la feuille, l'enfant ressent en lui la grandeur d'une faculté qu'il juge inouïe, faculté pourtant enracinée dans chacun de ses gestes les plus quotidiens. A cette heureuse découverte succède l'acte de saisie la feuille. Ce geste entraîne la mort d'un petit oiseau, sorti de l'arbuste par le bruit causé par l'enfant et attrapé dans les airs par un épervier. Au sentiment de liberté succède alors le sentiment tout à fait opposé, de la nécessité, du nécessaire enchaînement des événements naturels. L'enfant, incluant sa propre existence dans ce processus tombe alors dans un profond scepticisme quant à la validité de sa découverte initiale : « Si me sentir souverain dans mon for intérieur, c'était au fond ne pas sentir ma dépendance ? » Comment, dès lors, quitter ce doute et l'angoisse qu'il sucite au sujet de ce qui est apparu pour l'enfant au départ si peu contestable ? Une chose est certaine, il faut rompre avec la nécessité absolue car le déterminisme n'est pas supportable : « Cela n'est pas, je suis libre » s'écrit Lequier. Un pari philosophique en faveur de la liberté, une « croyance rationnelle », telle est la conclusion de La Feuille de charmille. Lequier n'explique pas davantage cette formulation dans ce texte propédeutique qui a bien pour rôle d'exposer le premier mouvement de sa pensée.

Outre un poème biblique rédigé dans les dernières années de sa vie (Abel et Abel), ses autres textes, davantage spéculatifs, sont restés à l'état fragmentaire et inachevé. Cependant, malgré l'inaboutissement général de l'oeuvre, les fragments de Lequier, qu'ils soient proprement spéculatifs, théologiques ou poétiques révèlent la teneur universelle de sa pensée, qui est celle de l'accomplissement d'une liberté en trait de se faire, malgré de nombreuses nécessités inhérentes à toute existence humaine.

Goulven Le Brech

Livre : Jules Lequier, La Part Commune, collection « Silhouettes littéraires », Rennes, 2007.