Essai
Nouvelle parution
G.-A. Goldschmidt, À l'insu de Babel.

G.-A. Goldschmidt, À l'insu de Babel.

Publié le par Marc Escola

À l'insu de Babel
Georges-Arthur Goldschmidt


Paru le : 12/02/2009
Editeur : CNRS
ISBN : 978-2-271-06761-6
EAN : 9782271067616

Prix éditeur : 25,00€


Une réflexion sur le langage tel que chacun le parle, une rare leçon de philosophie avec Descartes, Leibniz, Wittgenstein, de littérature en compagnie de Flaubert, Kafka, Thomas Mann, Handke.
Un éloge de la traduction, à tous les sens du terme.

Georges Arthur Goldschmidt, né à Hambourg en 1928, agrégé d'allemand et traducteur (entre autres de Nietzsche, Kafka, Peter Handke) est auteur de récits et d'essais.
Il a publié à CNRS Editions Un enfant aux cheveux gris, entretiens avec François Dufay. 

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On pouvait lire dans Le Monde, un entretien avec l'auteur de ce livre:

G.-A. Goldschmidt : "Je suis un enfant de Kafka et de Rousseau" LE MONDE DES LIVRES | 12.02.09 |

Georges-ArthurGoldschmidt a 80 ans et l'oeil d'un jeune homme. Dans une époquepessimiste et fatiguée, cette jeunesse a quelque chose d'intriguant etde réjouissant, sans doute parce qu'il a surmonté les pires épreuves dusiècle dernier. "Je suis un resquilleur de destin, j'aurais pu devenir une savonnette ou un abat-jour."

 

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Car ce grand traducteur de l'allemand, quipublie un essai consacré à son expérience des langues, revient de loin,dans le temps et l'espace. Quand il vous raconte l'un de ses plusanciens souvenirs, on est immédiatement pris par un mélange d'effroi etde vertige. Ce fils d'une famille juive allemande convertie auprotestantisme depuis deux générations, évoque le Führer tel qu'il a pule voir en 1935 à Hambourg : "Avec mes boucles blondes et mes yeuxbleus, j'avais l'air d'un enfant aryen : pour se faire bien voir, un SSqui se trouvait devant moi m'a hissé sur ses épaules : Hitler, enapercevant cet enfant blond comme les blés, m'a adressé un signe."

 

Unetelle image est le point de départ d'une vie désormais menacée de neplus être. La fuite est inévitable, mais elle implique la séparationfamiliale et l'arrachement à la langue maternelle. Il racontera dansson autobiographie (La Traversée des fleuves, Seuil, 1999) cettefugue épique en Italie, puis en Haute-Savoie où il put être caché dansun pensionnat. Cependant, sa faute lui est incompréhensible. Uneabsurdité dans le sillage de Kafka, mais pourtant bien réelle : "Jen'avais rien commis envers quelqu'un d'autre et j'étais pourtantcoupable. Telle était la suffocation initiale contre laquelle on nepouvait que s'enfoncer le poing dans la bouche et hurler son désespoir.L'enfance, en effet, ne fut que hurlement, fureur, déchirement et hâte", raconte-t-il dans Le Poing dans la bouche (Verdier, 2004).

"ITLER CACA"

Ilfaut imaginer un enfant dont la langue allemande a fondé l'identité. Apartir de l'ignominie des lois de Nuremberg qui, en septembre 1935,privent les juifs de la citoyenneté allemande, sa langue maternelle estcelle de l'exclusion. Arrachement au pays, déchirement de l'origine,voilà le poids qui tombe dans la vie d'un enfant et qui aurait pu lecontraindre au silence, définitivement. Dans ses récits, il reviendrasur ce traumatisme en décrivant l'expérience de la dépossession de soipar le langage, et insistera maintes fois sur sa perversion par lecrime. Désormais, l'allemand est une langue domestiquée par le nazisme,corrompue par la LTI, la "langue du IIIe Reich" (Lingua Tertii Imperii),qui peu à peu change le sens des mots et en impose l'usage à l'ensembledes citoyens. Etre interdit de parole, coupable de son innocence, voilàun drame qui peut fêler une âme à tout jamais si la vie n'ouvre pas unpassage pour se retrouver et avoir à nouveau une place dans ce monde.

C'est en effet la découverte du français qui rend possible cette renaissance et son salut. Cette langue "de rivière et de ponts",qu'il décrit avec ferveur et reconnaissance est celle de l'accueil. Apartir du 18 mars 1939, lorsqu'il arrive à la gare de Chambéry et qu'ilentend un cheminot lui dire "itler caca", sa complicité avec le français est immédiate : "Il n'y avait pas de "h" aspiré et on n'y aimait pas Hitler."

Malgréune enfance solitaire, coupé des siens et jamais à l'abri d'une raflenazie, l'enfant puise sa vitalité dans l'apprentissage de cette languenouvelle. Elle lui restitue un regard, une légitimité. Très vite, lalangue est comprise, maîtrisée. Comme il le dit joliment : "On n'apprend pas une langue, on tombe dedans."Par-delà la communication que le français lui garantit, c'est aussi lasensualité qu'il découvre à travers lui. Sans doute un nouveau moded'être. Pour Georges-Arthur Goldschmidt, le français est une languebeaucoup plus apte à décrire l'infinité des formes du vivant quel'allemand qui ne donne le sens qu'"à pleines mains", tandis que le français sait recueillir avec une infinité de mots rares toute la variété du réel.

Et que lit-on, en 1940, dans une pension française ? "A l'époque, tout était interdit après la mort de Chateaubriand." A travers Saint-Simon, La Bruyère, Bossuet..., il découvre que le français est une langue d'une subversion incroyable. "Lorsque je préparais mon bac dans cet internat cinglé, il y avait Rousseau au programme. La directrice m'avait sorti Les Confessions dontelle avait épinglé les pages interdites ! Un jeune homme comme moicomplètement paumé dans la montagne qui lit en cachette qu'on vous tapesur le cul et que cela vous fait jouir, c'était le monde renversé ! Uneaudace dont on ne se rend plus compte aujourd'hui !"

"JE CROIS À LA DIVINITÉ DE L'AUTRE"

Le français devient pour lui la langue de la naturalisation en 1949. La langue du refuge et de la "bienfaisante insolence".Mais c'est aussi la langue qui lui permet de restituer à l'allemand soninnocence, comme un écran qui mettrait la peur à distance. Grâce aufrançais, il peut envisager de se souvenir. C'est pour lui la seulelangue apte à décrire une enfance allemande, "apte aussi à sauter par-dessus l'abîme que l'histoire a creusé au sein de la langue maternelle".

S'il devient français, il ne cesse cependant de revisiter l'allemand - "Je suis un enfant de Kafka et de Rousseau".Ce va-et-vient entre deux langues fait partie d'un véritable projet devie et d'une aventure littéraire. L'oeuvre témoigne de cette doubleappartenance qui n'a cessé de l'habiter, questionnant sans cessel'identité de ces langues, passant avec aisance et passion de l'une àl'autre. Cependant, malgré la maîtrise, leur point de convergence restetoujours hors d'atteinte : "D'où vient-il que le même individu soitcapable de dire les choses dans les deux langues et bien incapable deles relier l'une à l'autre ? Prenons une image. Je suis dans le métro.A côté de moi, il y a quelqu'un, je ne connais pas son histoire. Je necrois pas en Dieu, mais je crois cependant à la divinité de l'autre.L'insondable mystère de celui qui est à côté de vous. C'est comme avecles langues : elles se bordent, se touchent, mais gardent toujours leurquant-à-soi."

Son travail colossal de traducteur, il l'évoqueavec malice et simplicité, car il a pu choisir les textes qui luisemblaient essentiels. "Je suis une poule de luxe de la traduction !"Il aura traduit 25 livres de Peter Handke, traduit aussi Nietzsche,Kafka, Georg Büchner, ainsi que des chefs-d'oeuvre méconnus de lalittérature romantique allemande, dont l'admirable L'Homme sans postérité, d'Adalbert Stifter.

Raressont les oeuvres qui ont pu trouver un tel point d'équilibre entre lesautres et soi-même. Etre dans l'effacement et l'humilité qu'exige latraduction, chercher aussi sa voix intime dans sa propre créationlittéraire. Quand on interroge G.-A.G. (c'est ainsi qu'il signefacétieusement ses courriers) sur une volonté d'oeuvre, il confie sesdoutes : "Vous savez, toute cette autobiographie est plutôt narcissique, obscène."Cette nonchalance, légèrement feinte, lui permet peut-être de mettre dela lumière sur les choses sans être trop ébloui par elles.

(1) A l'insu de Babel, CNRS éditions, sortie le 12 février.


Amaury da CunhaArticle paru dans l'édition du 13.02.09