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Flaubert inédit : son passeport pour la Tunisie (1858)

Flaubert inédit : son passeport pour la Tunisie (1858)

Publié le par Marc Escola (Source : Yvan Leclerc)

Référence bibliographique : Flaubert inédit: son passeport pour la Tunisie, 1858, , 2015.

 

Le passeport de Flaubert pour la Tunisie (1858). Commentaire sur ses quatre passeports

 

L’expert Frédéric Castaing a bien voulu nous transmettre un document inédit: le passeport établi pour Flaubert en vue de son voyage en Tunisie, alors qu’il a commencé la rédaction de Salammbô depuis une année:
http://flaubert.univ-rouen.fr/biographie/gfpasseport_58.php

Ce passeport date du 3 avril 1858. Flaubert quitte Paris le 12 avril 1858; il rentrera à Croisset le 8 juin. C’est le quatrième passeport de Flaubert dont nous disposons, et premier passeport pour l’étranger. À cette époque, il était également nécessaire de se munir d’un «passe-port pour l’intérieur», selon la mention qui figure sur ces pièces officielles. Les deux premiers correspondent à des voyages bien connus :
– 1840: voyage dans les Pyrénées et en Corse
http://flaubert.univ-rouen.fr/biographie/gfpasseport_40.php
– 1847: voyage en Bretagne
http://flaubert.univ-rouen.fr/biographie/gfpasseport_47.php
– 1848: déplacement à Paris
http://flaubert.univ-rouen.fr/biographie/gfpasseport_48.php

En l’espace de dix-huit ans, un homme change. D’abord de statut social: le bachelier «vivant chez M. son père» (1844) devient «propriétaire» par héritage, après la mort du Dr Flaubert (1847, 1848). En 1858, le romancier se rend en repérage sur le terrain de son second roman en «homme de lettres»: depuis l’année précédente, il s’est fait connaître en publiant Madame Bovary.
La transformation concerne aussi l’apparence physique. On peut tenir pour négligeables les variations de taille (1 m 82, 1. 83, 1.84, 1.80), qui doivent tenir à une toise plus ou moins bien manipulée. Le visage reste ovale, le nez «moyen» ou «ordinaire» (1848), les cheveux et les sourcils «châtains», avec une nuance pour les sourcils en «châtain foncé» (1847) ou «bruns» (1858), selon les appréciations, on imagine, de l’officier d’état civil. Est-ce aussi à ces critères subjectifs que l’on doit une bouche «petite» en 1840 et «moyenne» sur les trois passeports à suivre, ou bien la bouche de l’adolescent s’est-elle un peu élargie avec la maturité? Ce que nous savons de la perte des cheveux après le voyage en Orient explique le front «découvert» en 1858, alors qu’il est décrit comme «rond» en 1840 ou «haut» ensuite. L’évolution la plus notable concerne le teint: «clair» chez l’adolescent, puis «coloré» ou «un peu coloré» chez l’adulte, puis franchement «brun» en 1858. Edmond de Goncourt le montrera «briqueté, plus coloré à la Jordaens que jamais» (Journal, 8 juin 1879). Mais ce qui est le plus étonnant, c’est le nuancier des yeux: «gris» (1840), «bleus» (1847) ou «gris brun» (1848). D’une couleur aussi instable que les yeux d’Emma. En 1848, l’officier n’a pas noté la couleur, mais l’aspect globuleux que nous connaissons par les portraits: yeux «saillants». Ce corps est aussi marqué par des blessures: «une cicatrice en haut du nez» (1840) devient «une cicatrice au-dessus de l’œil gauche» en 1847. Est-ce la même, différemment située? La définition des photographies n’est pas suffisante pour qu’on puisse s’en rendre compte. Et surtout, sur le passeport de 1847, apparaît un autre signe particulier: «et une cicatrice de brûlure à la main droite»; «une légère cicatrice au-dessus de l’œil gauche et une sur la main droite». Le dernier passeport n’enregistre qu’«une brûlure à la main droite» (celle du visage s’est-elle atténuée?). Le lecteur de la correspondance connaît l’existence de cette «cicatrice de brûlure», qui résulte d’une maladresse médicale: «La main que j’ai brûlée et dont la peau est plissée comme celle d’une momie, est plus insensible que l’autre au froid et au chaud» (lettre à Louise Colet, 20 mars 1847). Et, d’après le témoignage de Maxime Du Camp: «Un jour qu’il [le Dr Flaubert] venait saigner Gustave et que le sang n’apparaissait pas à la veine du bras, il lui fit verser de l’eau chaude sur la main; dans l’effarement dont on était saisi, on ne s’aperçut pas que l’eau était presque bouillante, et l’on fit à ce malheureux une brûlure du second degré dont il a cruellement souffert» (Souvenirs littéraires, Hachette, 1882, t.I, p.246).
Ces passeports témoignent de l’histoire d’un corps qui vieillit (encore manque-t-il le poids) et qui traverse des épreuves singulières.    

Yvan Leclerc