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Fiction et anarchisme

Fiction et anarchisme

Publié le par Marielle Macé

Fiction et anarchisme

Journée d’études organisée par le CRAL (EHESS-CNRS)
16 juin 2006


Argumentaire :

Dans le cadre d’une interrogation renouvelée sur les rapports entre littérature et politique à l’époque moderne, s’efforçant de dépasser l’opposition binaire de l’engagement et de l’art pour l’art, au profit d’une pragmatique comparée des actes politiques et littéraires, l’anarchisme représente un objet particulièrement riche. Les liens historiques entre les avant-gardes du premier XXe siècle et l’anarchisme politique étant attestés, il faut se demander si ces liens ne sont que le résultat d’une coïncidence historique ou s’ils permettent au contraire de mieux comprendre le fonctionnement de la fiction elle-même dans sa dimension politique, voire s’ils peuvent être étendus dans le temps. Jürgen Habermas a été parmi les premiers à théoriser ces liens dans un texte de 1980, où il écrit : « L’anarchisme, en manifestant l’intention de briser la continuité de l’histoire, révèle la force subversive d’une conscience esthétique qui se dresse contre les effets normalisateurs de la tradition, qui tire son énergie de sa rébellion contre toutes les normes et neutralise tout à la fois le bien moral et l’utilité pratique. » L’analogie entre l’anarchisme comme mouvement de table rase dans le domaine politique et l’art moderne comme son équivalent esthétique se double ici de la mise au jour d’une affinité plus profonde entre l’acte politique et l’acte de création artistique, si bien que ce dernier, par sa dimension créatrice, serait investi d’un sens politique intrinsèque. Cette hypothèse peut servir de point de départ à une interrogation interdisciplinaire sur les liens de l’anarchisme avec la fiction, dessinant les contours d’un modernisme à l’échelle mondiale.

Les contributions s’organiseront autour de trois questions principales.

1. Dans la perspective de l’histoire de idées, l’anarchisme et la fiction moderne peuvent être vus comme le produit d’une même matrice politico-littéraire, dans laquelle l’ultra-individualisme de Max Stirner, fondé sur le refus de toute structure étatique ou sociale, joue un rôle important. On pourra documenter ces affinités au niveau historique, comme elles l’ont été pour le mouvement dada, par exemple pour certains écrivains modernistes dont la dimension politique n’est pas toujours mise en avant, comme Kafka. Néanmoins, au-delà de la nécessité de reconstruire les positions politiques des auteurs, il importe d’intégrer pleinement l’étude des œuvres de fiction à la perspective de l’histoire des idées, en montrant comment les œuvres représentent des points d’équilibre ou de cristallisation dans la pensée de l’auteur. Cette affinité pourra trouver des prolongements temporels tout au long du XXe siècle.

2. Dans une perspective textuelle, quelle valeur peut-on donner à l’analogie esquissée par Habermas, selon laquelle l’œuvre de fiction se définit comme une « bombe » anéantissant la tradition et ne puisant sa légitimité qu’en elle-même, de même que l’anarchisme détermine une action politique qui fait table rase du passé, sans poser de principe politique ou de « monde commun préexistant » (H. Arendt) ? La fiction – ou certaines fictions – peuvent-elles se définir comme un acte de destruction du passé qui ne dessine aucune issue dans l’avenir ? Quels ressorts poétiques les écrivains mettent-ils en œuvre pour construire de telles apories ? L’anarchisme se réduit-il en retour à un acte d’essence esthétique dépourvu de finalité politique conceptualisée ? Cette approche interroge en retour la périodisation historique : peut-on déceler un « esprit de l’anarchisme » qui déborde les frontières spatio-temporelles de l’anarchisme politique, et dont certaines œuvres fictionnelles, y compris pré-modernes, comme celles analysées par Bakhtine, pourraient apparaître comme des cristallisations ? La littérature de fiction, nourrie de sa dimension contrefactuelle et de son aspiration rarement démentie à se soustraire à tout pouvoir politique, peut-elle alors contribuer à écrire une histoire de l’anarchisme avant l’anarchisme ?

3. Dans une perspective pragmatique, l’œuvre de fiction peut être conçue comme un acte politique anarchiste au sens où il court-circuite les institutions, littéraires et politiques, pour agir directement sur son lecteur. Comme l’a montre Uri Eisenzweig, les fictions de l’anarchisme posent de façon novatrice un problème ancien : celui de la représentation, dans ses dimensions esthétique et politique, tranché par les romantiques à travers la figure de l’écrivain-prophète, investi d’une légitimité naturelle pour « représenter » l’humanité. Rompant avec cette figure, l’anarchisme consiste alors à refuser la possibilité de la représentation, à la fois politique et littéraire, faisant apparaître une convergence entre l’intransitivité de certaines œuvres fictionnelles et le refus de la parole représentative dans le domaine politique, renvoyant à une même « conception négative du langage ». Mais quel rôle est alors dévolu au lecteur, cible de la « bombe » fictionnelle, dans l’élaboration d’un principe de légitimité politique, qui rétablit nécessairement une collectivité sociale, voire institutionnelle à l’horizon de l’œuvre ? La volonté d’agir directement par la fiction n’entre-t-elle pas ici en tension avec le refus anarchiste de toute parole à valeur généralisante – qui est en même temps une condition indispensable pour que l’œuvre de fiction trouve des lecteurs ? L’analogie entre la fiction et l’anarchisme n’est donc pas sans poser problème. Il n’est pas certain que la fiction puisse échapper au rejet anarchiste de la parole représentative, et se poser, totalement hors tradition, comme une « bombe » autoréférentielle qui n’a aucune portée au-delà d’elle-même – sauf à congédier du même coup la communauté de ses lecteurs.


Sebastian Veg


Programme de la journée

vendredi 16 juin 2006
Maison Suger
16-18, rue Suger, 75006 Paris


9h30 Jean-Marie Schaeffer, directeur du CRAL : Ouverture.

Matinée : Perspectives théoriques
Président : Christophe Prochasson (EHESS)

10h Uri Eisenzweig (Université Rutgers) : « Fiction et violence entre Auteur et Créateur. »
A l’instar de la bombe, dont le paradoxe veut qu’elle disparaisse au moment où elle se manifeste, l’anarchiste devint fiction alors même que sembla s’imposer sa terrifiante présence dans le paysage socio-culturel de la fin du 19ème siècle occidental. Puis, persistant dans l’imaginaire collectif, il finit comme finissent, dans la modernité, toutes les fictions qui se répètent : stéréotype, cliché. Vidée de son sens, même fictif, la place était désormais libre, derrière la bombe, au coeur du “terrorisme”. Allait s’y installer comme l’image renversée de l’anarchisme du 19ème siècle: le religieux. Car la symétrie est frappante, entre l’absolu des univers alternatifs rêvés de chaque côté, dans la radicalité partagée du rapport aux interdits – et surtout, s’agissant d’actes dont le sens se restreint à la violence, dans la légitimité refusée de part et d’autre à la pratique représentative. Mais la correspondance formelle ne fait que souligner l’inversion de fond, où à la méfiance anarchiste quant à la valeur de vérité de tout texte se substitue l’affirmation religieuse qu’un seul parmi tous est la Vérité incarnée. En ce sens, si le mythe fin-de-siècle du poseur de bombes masqué fit de l’anarchisme une fiction, celui du martyr volatilisé participe de la transformation d’une fiction en une menace tout à fait réelle.

10h45 Pause

11h Luba Jurgenson (Université Paris IV) : « Eléments d’anarchisme dans le futurisme russe »
Parmi les mouvements modernistes issus du symbolisme, le futurisme est sans doute celui qui assume de la manière la plus radicale sa rupture avec la tradition, en revendiquant l’élément anarchiste comme l’une des composantes essentielles de son esthétique fondée sur les notions de crise et de transgression. Les multiples manifestes et textes théoriques, ainsi que les œuvres futuristes transposent l’utopie métaphysique d’un ordre social non-étatique, éternelle préoccupation de la littérature russe, à l’intérieur du mot, dégageant au sein même de la signifiance un vide qui, par-delà l’ipséité du verbe, révèle la discontinuité du monde. Sur l’exemple de Khlebnikov et de Khroutchenykh, je souhaiterais interroger la dimension politique du futurisme russe.

11h45: Sebastian Veg (EHESS) : « Révolution littéraire, anarchisme et démocratie dans la Chine du 4 mai »
Le mouvement du 4 mai 1919 en Chine présente la particularité d’appeler de ses vœux la démocratisation de la Chine avec pour seul point de convergence la revendication d’une écriture de fiction. Cette littérature, en langue vernaculaire et de forme supposément occidentale, est destinée à transformer son lecteur en citoyen d’une nouvelle Chine, faisant symboliquement table rase de la « tradition ». Au-delà des affinités, historiquement documentées, entre les penseurs du 4 mai et l’anarchisme politique, le 4 mai valorise ainsi la posture nihiliste d’une écriture de fiction qui se pose comme origine absolue. On se demandera cependant si la place centrale de la fiction parmi les revendications de la nouvelle culture ne correspond pas plutôt à une méfiance profonde vis-à-vis de la modernisation par les institutions, dans un repli sur une conception purement individuelle de la démocratie, faisant de l’écriture de fiction un acte politique non-institutionnel et de l’utopie anarchiste l’horizon régulateur de la démocratie.


Après-midi : Quelques « cas »
Président : Uri Eisenzweig

14h30 Henri Viltard (EHESS) : « Jossot, esthète et fakir libertaire. »
Les historiens s’intéressent à la caricature principalement en raison de ses implications politiques. En ne considérant que l’esprit passionnément frondeur d’une minorité de dessinateurs, ils finissent par assimiler le caractère politique d’une image à l’agressivité de son iconographie. L’exemple de Jossot montrera qu’un dessinateur n’est pas seulement « anarchiste » en raison de l’iconographie libertaire qu’il mobilise, mais aussi parce que son dessin est chargé de sens par les différents groupes sociaux qui l’utilisent dans leurs stratégies de distinctions identitaires collectives ou individuelles. Plus encore, le dessin de Jossot permettra de mettre en valeur la dimension opératoire d’une véritable « pensée plastique » : la caricature ne se présente plus seulement comme le « reflet » d’une conception politique, mais bien comme une pratique génératrice, structurant le regard, la pensée et le choix politique du dessinateur.

15h15 Michael Löwy (CNRS) : « Kafka et l’anarchisme »
Je ne pense pas que la fiction en tant que telle ait un rapport quelconque avec l'anarchisme, mais certains écrivains ont sans doute des affinités avec l'esprit libertaire. C'est le cas de Kafka, porté par sa sensibilité anti-autoritaire à s'intéresser aux cercles anarchistes pragois. Un esprit rebelle, anti-autoritaire et libertaire traverse comme un fil rouge la vie et l'oeuvre de Kafka, qui décrit, dans ses principaux romans, l'individu écrasé par les « appareils ».

16h00 Pause

16h15 Jean-Pierre Morel (Université Paris III) : « Heiner Müller et l’asocial : le cas de Philoctète. »

17h Fin de la journée.