Questions de société

"Évaluer le CNRS?", par S. Huet (blog Libération)

Publié le par Marc Escola

Sur l'évaluation du Cnrs par l'Aeres, le SNCS (Syndicat national des chercheurs scientifiques) a publié le communiqué suivant :

«Évaluer» le CNRS ? Questions sur une visite de l’AERES

On connaît enfin le comité constitué par l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur pour évaluer, en une petite semaine, le Centre national de la recherche scientifique. La biologie n’y est représentée que par des médecins (le conseil de l’Agence lui-même s’en est ému*), les mathématiques par des mathématiciens appliqués, la valorisation est représentée par un véritable commando de quatre personnes ! On cherche en vain l’épistémologue ou le philosophe qu’il eût pourtant été logique de convoquer pour évaluer un organisme dont la mission première est l’avancement de la connaissance…
Tombera-t-il donc de cet aréopage autre chose que des règles de plan social, assorties du sempiternel sermon sur la science au service des demandes « sociétales » ? Le CNRS est bien plus que cela.
Il faut préserver sa capacité à entreprendre des recherches affranchies des contraintes économiques et des carcans disciplinaires. L’AERES est mise au défi de voir que la plus grande richesse de l’établissement est la liberté intellectuelle des chercheurs qui le font vivre depuis trois quarts de siècle et ont, grâce à ce cadre exceptionnel, accumulé leurs plus grandes découvertes.


Christophe Blondel, trésorier national du SNCS-FSU

 

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Si on laisse de côté l’épisode rocambolesque d’un rapport sur l’INSERM qui n’avait pas craint de recommander le démantèlement du département des sciences de la vie du CNRS, l’AERES aura finalement mis un certain temps avant de s’attaquer au Centre national de la recherche scientifique. C’est cependant en fanfare que le nouveau directeur de l’évaluation des établissements lance l’assaut, en déclarant que « le thème de l’évaluation n’est pas tant celui de la qualité scientifique, que le CNRS en tant qu’établissement ». On retrouve à la suite tous les termes attendus : « stratégie », « termes opérationnels », « ressources humaines ». Évaluer le CNRS en considérant la qualité de la science qu’on y fait comme un critère négligeable, il fallait oser ! Tout dépend évidemment de ce qu’on appelle « évaluer » ; il semble bien ici qu’on prétende évaluer le pommier sans goûter ses pommes…

La direction du CNRS est serviable. Elle a fourni à l’AERES un rapport d’auto-évaluation dans lequel diagrammes, histogrammes et camemberts tiennent le haut du pavé. Le mot « organisation » y apparaît 46 fois, les mots « découverte » et « intelligence » seulement 8 et 2 fois. On comprend que le conseil scientifique du CNRS se soit ému de n’avoir pas été associé à la rédaction de ce rapport qui semble considérer la recherche scientifique comme une activité accessoire. Tout cela n’empêche pas le président de l’AERES d’estimer que ce rapport est le « résultat d’une réflexion interne importante et qui sera un point d’analyse et d’appui important pour les experts ». Tellement interne qu’elle a dû se dérouler dans des cabinets noirs où le conseil scientifique lui-même – et plus généralement le Comité national – n’a pas accès.

Dans le discours de bonne organisation où baigne le rapport d’autoévaluation du CNRS, les conquêtes du savoir réalisées au sein de l’organisme surnagent comme de charmantes îles flottantes. Quelques encadrés nous rappellent quelques très belles découvertes, mais donnent envie de dire aux évaluateurs : « encore un effort », encore un effort pour tirer les bonnes leçons de ces découvertes ! Certes le rapport écrit, en gras, que « le CNRS doit se tenir à l'écart des polémiques médiatiques, car le temps des médias n'est pas le temps de la recherche ». Cela toutefois arrive tard, bien tard, dans le chapitre sur l’expertise scientifique… En réalité, la question de la durée laissée à la recherche fondamentale devrait être première et centrale. La durée, lorsqu’elle est évoquée dans le texte, est hélas toujours déterminée d’avance. Or c’est d’une autre durée, beaucoup moins déterminée, que la recherche a besoin.

Étonnant paradoxe : le président du CNRS, dans son introduction, entonne le discours trop entendu du « tout a changé » qui justifie les bouleversements les plus irréfléchis. Mais les exemples de découvertes que cite le rapport sont, pour beaucoup, des découvertes enracinées dans le siècle dernier. En physique l’expérience d’Aspect fut peut-être un des plus beaux résultats du siècle. Mais c’était le XXème... À quoi sert de citer cet exemple, à quoi servent tous les prix Nobel de l’établissement qu’on recompte fièrement si le « paysage » a tant « changé depuis une quinzaine d’années » ? Au moment où la direction du CNRS se prend au piège de ses contradictions, espérons que des lecteurs raisonnables réaliseront au travers de ces exemples que ce qui a « changé » est moins important, finalement, que la permanence de notre métier.

Le rapport rappelle fort opportunément l’initiative prise par le président du CNRS pour fournir à la communauté des chercheurs en science du climat le soutien qu’une autre institution, dont ç’eût pu être la mission, ne leur a donné que de façon tristement ambiguë. Le rétablissement de la parole scientifique d’une communauté mise en danger par quelques charlatans bien en cour fut, cette année, l’une des plus belles illustrations de la raison d’être de notre établissement public. Le paradoxe est cependant de ne pas voir que ce sujet-là, précisément, bat en brèche la thèse, complaisamment énoncée dans l’introduction, d’une science répondant aux « attentes » de la société. Car le réchauffement climatique, personne ne l’avait demandé aux climatologues ! Au point que certains ne veulent toujours pas l’admettre et que les politiques, ces jours-ci, ignorent superbement Durban… La bataille de l’intelligence n’est pas gagnée.

La recherche, et donc le Centre national de la recherche scientifique, ne doivent pas seulement tâcher de « répondre aux attentes », mais aussi et surtout conserver leur capacité de révéler, de façon inopinée quelquefois, des vérités qui dérangent. Il faut pour cela que le CNRS reste un espace de liberté, qui ne s’englue pas dans une organisation trop bien corsetée, et qu’il retrouve sa capacité perdue de donner à ses chercheurs les moyens de travailler. Peut-on attendre un tel diagnostic d’une AERES enfantée par le même gouvernement que l’ANR et qui n’existe depuis lors que comme une agence de notation mécanique : A+, A, B, C… ? Il est permis d’en douter : en cinq ans d’existence, l’AERES n’aura jamais fait la démonstration de sa légitimité.


(*) Nouveauté intéressante : les procès-verbaux des conseils de l’AERES sont en ligne en http://www.aeres-evaluation.com/Publications/Documentation-on-the-Agency/Institutional-documents Les citations du texte ci-contre sont tirées du PV de la réunion du 13 octobre 2011