Revue
Nouvelle parution
 Europe  n°948  - Ecrivains au Stalag

Europe n°948 - Ecrivains au Stalag

Publié le par Bérenger Boulay

Europe n°948, avril 2008

Ecrivains au Stalag 

La France a cessé d'être une grande puissance le 22 juin 1940 lorsqu'elle a signé l'armistice qui fit d'elle un pays vaincu et permettait aux troupes allemandes de l'occuper. Deux millions ou presque d'hommes valides, ceux qui réunissaient les conditions physiques pour être mobilisés en 1939, issus de tous les métiers et de toutes les conditions sociales furent capturés et rejoignirent les stalags et les oflags, ces baraquements que l'Allemagne avait déjà construits depuis longtemps et selon une parfaite logique totalitaire pour y enfermer des opposants communistes et des Juifs, mais aussi en l'attente d'événements futurs lourdement prévisibles. Jamais dans l'histoire autant d'hommes n'étaient tombés en si peu de temps aux mains de l'ennemi. Ces chouchous du régime de Pétain qui les considérait avec leurs épouses comme le terreau sur lequel se bâtirait la Révolution nationale et qui, pour les faire revenir en France, n'a cessé de marchander avec le cynisme de l'occupant allemand, connurent les privations, le désoeuvrement abêtissant et le travail au service de l'ennemi, l'infantilisation de la vie des camps et l'angoisse d'un avenir totalement inconnu. Chouchous maudits cependant, anéantis dans l'indifférence. Ils sont revenus des camps après cinq ans, mais leur réintégration économique, politique et affective fut difficile, douloureuse, parfois impossible. Cocus de l'Histoire, ils se sont retrouvés du côté des vainqueurs sans avoir agi pour cela et après avoir été les hérauts forcés du « redressement national ». Au regard de Ravensbrück ou de Birkenau, leur captivité semblait bien pâlotte et presque risible. Mais ces longs mois passés en contrée hostile avaient été dégradants parce qu'effroyablement médiocres. Ils engendrèrent des livres grisâtres, même si sur la palette de la vie, il est d'infinies nuances entre le gris clair et le gris foncé. Quelques oeuvres fortes virent le jour. Ce numéro d'Europe réunit des auteurs qui depuis longtemps fréquentent ces écrivains du stalag et parlent avec finesse et passion de Georges Hyvernaud, Raymond Guérin, André Frénaud, Claude Simon, Henri Calet, Jacques Perret et de quelques autres.

Sommaire:

Ecrivains au Stalag (n°948, mars 2008)

Michel P. SCHMITT : Stèle pour un soldat méconnu.
Michel P. SCHMITT : L'odyssée du gefang.
René-Pierre COLIN : Georges Hyvernaud, là où les mots finissent.
Pierre VILAR : Les coups de tabac du caporal.
Michel P. SCHMITT : Une bonne cuite de malheur. Sur Henri Calet.
Jean-Yves DEBREUILLE : André Frénaud chez le margrave de Brandebourg.
Bruno CURATOLO : Les Poulpes de Raymond Guérin.
Catherine DE BOEL : Écrire en captivité.
Johan FAERBER : À proprement parler. Sur Claude Simon.

*

Pierre UNIK : À contre-jour.
Gaston CRIEL : Gefang.
Jean PAULHAN : Lettres à Gaston Criel.
Pierre BOST : Notes de captivité.
Louis ALTHUSSER : Stalag X A.
Roger VIGO, André SÉGUIER, Pierre DEFER : Complainte des prisonniers.
ANONYME : Chansons de prisonniers.
Jacques PERRET : Scarlett derrière les barbelés.
Henri CALET : Réunion d'absents.
Roger IKOR : Barbelés.

*

Paul DIRKX : Des bêtes oubliées dans un coin.
Bibiane FRÉCHÉ : La double condamnation des écrivains prisonniers belges.
Franck TAPONARD : La fraternité du regard de biais.
Mireille HERMET et Michel P. SCHMITT : Les livres du stalag.


ELIO VITTORINI

Raffaele CROVI : Le parcours de Vittorini.
Italo CALVINO : Voyage, dialogue, utopie.
Elio VITTORINI : Chez les Morlaques.
Elio VITTORINI : Connaissance de classe.
Elio VITTORINI : Lettres à Marguerite Duras.
Ernest HEMINGWAY : Pluie de Sicile.
Bernard CHAMBAZ : Magie.
Franco FORTINI : La joie des affamés.
Vincenzo CONSOLO : De Syracuse aux villes du monde.
Luca SALZA : Vittorini-Straub-Huillet.
Emile BRETON : Du mythe à l'histoire.
Maria CORTI : De la conscience unitaire au silence.

LITTÉRATURE ROUMAINE INTEMPESTIVE

Pierre DROGI, Nichita STANESCU, George BACOVIA,
Tudor ARGHEZI, Ion Luca CARAGIALE

DIRES & DEBATS

Pierre MICHON : La foudre et le canon.

CHRONIQUES

La machine à écrire
Pierre GAMARRA : Wole Soyinka.
Le théâtre
Karim HAOUADEG : La petite princesse de Judée. Sur Salomé d'Oscar Wilde.
Le cinéma
Raphaël BASSAN : Désengagement et quête identitaire. Sur Amos Gitaï.
La musique
Béatrice DIDIER : Interprétations créatrices.
Les arts
Jean-Baptiste PARA : Le fécondation des palmiers (Jean Dubuffet au Sahara).

NOTES DE LECTURE

Poésie

Didier CAHEN : Edmond Jabès, par Florence Trocmé.
Fabienne COURTADE : Table des bouchers, par Marie-Claire Bancquart.

Romans, Contes, Récits

Sous la cendre, Figures de Cendrillon. Anthologie établie et postfacée par Nicole Belmont et Élisabeth Lemirre, par Tristan Hordé.
Jean-Yves LOUDE : Coup de théâtre à São Tomé, par Ménaché.
Jacques ROUBAUD : Parc sauvage et Impératif catégorique, par Bertrand Tassou
Jean-Pierre VÉDRINES : L'Arbre des escargots, par Gaston Marty.

Essais, Divers

Daniel SANGSUE : La relation parodique, par Tristan Hordé.
Alberto MANGUEL : Le livre des éloges, par Bertrand Tassou.
Maxence CARON (dir.) : Hegel, par Francis Wybrands.
Henri MESCHONNIC : Heidegger ou le national-essentialisme, par Serge Martin.
Alain GOULET : Sylvie Germain : oeuvre romanesque. Un monde de cryptes et de fantômes, par Valérie Michelet
Pippo DELBONO: Récit de juin, par Karim Haouadeg.
Plus Oultre. Mélanges offerts à Daniel-Henri Pageaux, par Eleonora Hotineanu.
Bruce BÉGOUT: Pensées privées, par Francis Wybrands.


IN MEMORIAM : Stéphane Mosès (1931-2007), par Claude Vigée.

Introduction :

Stèle pour un soldat méconnu

Il ne fait pas bon avoir été le soldat d'une armée trahie par ses chefs et écrabouillée par un ennemi vindicatif et diabolique. Surtout quand à cette première humiliation — qui vous a valu le mépris ou l'indifférence de vos compatriotes prompts à vous reléguer au rang des andouilles et des pleutres — s'est ajoutée cinq ans plus tard la vexation de vous retrouver sans avoir fait grand-chose pour cela, aux côtés du vainqueur étranger et des Résistants qui vous regardent de travers, visiblement agacés par vos yeux de chien battu revenu de sa petite mort à crédit et d'un ennui pitoyable distillé jour après jour pendant cinquante ou soixante mois. À votre retour, vous avez manifesté quelque réticence à vous enflammer pour ces photos de jupes courtes juchées sur les chars des Libérateurs, tout contre ces bonnes bouilles de yankees casqués qui appréciaient les charmes de la jeune Française comme l'avaient fait leurs homologues allemands pendant le dernier lustre tandis que vous vous morfondiez sur votre châlit parmi l'odeur de pieds, la vocifération des petits chefs et l'horizon barré de votre vie embarbelée. Et vous avez montré quelque embarras en écoutant ceux des maquis quand ils ont commencé à raconter leur combat, et que vous n'avez plus pu ignorer qu'il y avait eu une résistante intérieure, tenace et martyre, celle-là même qu'avaient rejointe vos anciens camarades évadés. Comprenez pourtant que votre haleine d'ex-chéri du Maréchal ait pu incommoder tout le monde. Votre captivité militaire n'a pas eu l'héroïsme tragique qui fut celui des déportés politiques ou des victimes du racisme nazi dans les camps de concentration ou d'extermination. On vous l'a d'ailleurs bien expliqué, et il vous a fallu plus d'une fois raser les murs.
Ces longs mois passés en contrée hostile furent dégradants parce qu'effroyablement médiocres. Ils engendrèrent des livres grisâtres, même si sur la palette de la vie, il est d'infinies nuances entre le gris clair et le gris foncé. Mais soyons justes : sur un terreau pauvrement thématique, conventionnel parfois mais néanmoins authentique dans son désenchantement même, de fortes oeuvres virent le jour. Il faut les (re)découvrir avec le pincement au coeur et l'émotion qui conviennent au spectacle du gâchis humain.
Ce numéro d'Europe réunit des auteurs qui depuis longtemps fréquentent ces écrivains du stalag et parlent avec finesse et passion de Georges Hyvernaud, Raymond Guérin, André Frénaud, Claude Simon, Henri Calet, Jacques Perret et de quelques autres. Des panoramas établissent la place de ces livres dans le champ littéraire français et belge. L'exploration des archives conduit à retrouver les témoignages et les textes de Gaston Criel ou Robert Christophe, à lire ou relire ceux de Louis Althusser, Pierre Bost, Roger Ikor, Pierre Unik et de divers anonymes. Un premier recensement des livres du stalag a été engagé, qui enrichit l'ensemble d'une substantielle bibliographie.
Ce sont les vainqueurs et les clercs qui écrivent l'Histoire et son surgeon l'histoire littéraire. Tant pis ! Nous veillerons ici à fuir le pathos formaté qui est de mise aujourd'hui dans les boutiques innombrables du politiquement correct. Qu'on nous permette néanmoins un geste de sympathie pour ces types ordinaires et ces écrivains qui parfois l'étaient moins, pour ces gens qui n'ont pu taire qu'ils l'avaient eu « dans l'cul », comme dit le chant des réfractaires de Rawa-Ruska. Au seuil des nouvelles catastrophes du troisième millénaire, exprimons un peu de fraternité sans gloire à ces « gefangs » depuis longtemps recouverts des cendres froides des sinistres années Quarante.

Michel P. SCHMITT