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L'étranger (séminaire Polysémie)

L'étranger (séminaire Polysémie)

Publié le par Marie Minger (Source : Thibault Catel)

L’étranger

Le séminaire «Polysémie», consacré à la littérature, aux arts et aux savoirs de la Renaissance et du premier XVIIe siècle, explore une notion choisie pour sa richesse sémantique à la Renaissance et la variété des champs d’étude qu’elle permet d’aborder, afin de mieux cerner cette époque dans toute sa complexité.

 

Le thème que nous avons retenu pour l’année 2015-2016 est «L’Étranger». «Estranger», au XVIe et au début du XVIIe siècle, est pris d’abord comme verbe, signifiant dans son emploi pronominal «s’éloigner» et «repousser», «aliéner» voire «déguiser», dans un usage transitif. Ce sens de «mise à distance» se retrouve dans l’emploi adjectival du mot: «qui n’appartient pas à une communauté donnée». Peuvent aussi bien être considérés comme étrangers le sauvage éloigné géographiquement que le voisin de confession différente. Enfin «estranger» est en concurrence avec son doublon «estrange», que l’on a tendance à préférer pour désigner celui qui est né dans un autre pays. De «hors de la communauté», «estrange» en vient à signifier «hors du commun», «extraordinaire».

La confrontation avec l’étranger s’ordonne, aux XVIe et XVIIe siècles, selon deux valeurs opposées: l’une positive pour laquelle l’éloignement procure un salutaire étonnement, l’autre négative pour qui l’étrangeté est signe de menace («estrangier» peut de fait signifier «hostile»). La période en question est en effet marquée par un double mouvement d’ouverture sur le monde (découvertes, explorations, voyages) et de repli sur soi (guerres interétatiques mais aussi civiles). Cette partition n’est pas une ligne de démarcation infranchissable et autorise évidemment des chevauchements dans la conception qu’on se fait de l’étranger.

Nous avons défini les axes de recherche suivants afin d’orienter les problématiques de nos séances. Il s’agit là de suggestions, qui pourront être nuancées et complexifiées selon les propositions de communication.

La figure de l’étranger apparaît d’abord indissociable de l’idée même de voyage. Qu’il s’agisse des voyages réguliers des marchands ou des diplomates, des périples au long cours des pèlerins, des explorateurs ou des missionnaires, l’étranger se dresse toujours sur le chemin de l’homo viator. Ces nombreux et très divers voyages qui caractérisent la Renaissance et l’époque moderne ont laissé une littérature abondante et non moins variée qui dessine à chaque fois une image différente de l’étranger selon les genres pratiqués. L’étranger ne remplit ni la même fonction ni ne revêt la même importance dans les guides de voyage à usage des marchands ou dans une relation d’explorateur. Le proche étranger d’un pays limitrophe ne saurait se confondre avec celui de contrées lointaines – encore objets de rêveries et de fantasmes (pensons à la Perse) –, et encore moins avec cet étranger radical qu’est le Sauvage américain, que ni la Bible ni les Anciens n’ont mentionné. Il serait intéressant d’observer comment la figure de l’étranger oscille entre une appréhension selon des grilles de lectures traditionnelles (l’Indien comme signe d’une nature déchue corrompue par le péché originel, par exemple) et une perception qui fait la part belle à sa singularité et met à mal certains cadres établis. La confrontation à l’étranger suscite une vive curiosité (qu’elle soit bienveillante ou méfiante), avant que celui-ci ne fasse l’objet d’une évaluation, positive ou négative (admiration ou rejet) qui se fait souvent sur le mode du parallèle, lequel permet un retour sur soi (on pense ici aux «Cannibales» de Montaigne qui tendent un miroir inversé à l’homme européen).

Dans les textes d’actualité, la figure de l’étranger n’est plus envisagée d’un point de vue scientifique ni ethnographique. Les guerres menées contre l’Angleterre et l’Italie, la rivalité entre François Ier et Charles Quint, les dissensions religieuses, font du voisin ou du frère un ennemi dont l’étrangeté, prétexte au conflit, ne cesse d’être soulignée. L’étranger fait l’objet d’une récupération politique mobilisant toutes les ressources du discours épidictique. On pourra ainsi s’interroger sur la façon dont différents types de discours (encomiastique, satirique, polémique, prophétique) et différents genres (poème d’éloge au roi, canard, pamphlet, prédication) transforment l’étranger en un ennemi excitant le rire, la peur ou la colère, ou, pour satisfaire aux raisons diplomatiques, cherchent au contraire à en brosser un portrait flatteur. L’analyse des circonstances historiques se révèle nécessaire pour éclairer les enjeux idéologiques qui déterminent le traitement tactique de la figure de l’étranger. Le discours sur l’étranger conduit à la formation d’archétypes nationaux et religieux que l’on cherchera à circonscrire: en quoi l’Espagnol diffère-t-il de l’Italien, de l’Anglais, du Huguenot? De quelles valeurs nationales ou religieuses l’étranger se fait-il le repoussoir? Dans un contexte troublé, par quels mécanismes la figure de l’étranger permet-elle de souder la communauté autour d’un ennemi commun?

Dans les œuvres fictionnelles, le thème invite en premier lieu à s’interroger sur l’intégration de la figure de l’étranger à l’univers diégétique. On pourra donc s’intéresser à des cas de héros étrangers célèbres dans la littérature française, mais aussi étudier plus largement le rôle que joue le personnel étranger dans la fiction. La fiction narrative met également en scène des ailleurs lointains ou proches, que ce soit dans les romans héroïques avec la représentation de l’empire gréco-romain et des confins orientaux (Perse, Arménie, Égypte) ou dans les histoires tragiques, avec la mise en scène de personnages de pays limitrophes, par exemple Italiens ou Allemands. De quelles valeurs symboliques particulières peuvent être investis les personnages et les chronotopes étrangers? Il s’agira à la fois de mettre au jour les facteurs esthétiques et historico-culturels qui éclairent ces spécificités et d’examiner quels impacts elles entraînent sur le déroulement de la diégèse, la dimension poétique des textes et la réception des œuvres auprès du lectorat français.

Par élargissement, la question de l’étranger en littérature engage aussi le statut des textes étrangers présents dans le corpus littéraire de langue française, qu’il s’agisse de livres traduits en français, ou d’œuvres étrangères auxquels les auteurs français puisent leur source. Dans la mesure où les opérations de translation ou de réécriture modifient, en même temps que la forme des textes, leur identité première, on pourra essayer de déterminer selon quels critères une traduction ou une adaptation conserve son statut d’œuvre étrangère. La traduction pose dans le même temps la question de la représentation des idiomes nationaux qui reflète bien souvent des rivalités politiques et culturelles. Ainsi, le traducteur du Songe de Poliphile prétend avoir épargné à son lecteur les excès stylistiques du texte original, selon l’idée couramment répandue que l’italien et l’espagnol seraient des langues «asianistes» par opposition à la simplicité «attique» du français. La rhétorique, qui fournit ici les termes du débat entre les vulgaires, use à l’envi de la métaphore de l’étranger, et permet d’interroger l’étrangeté d’une langue à elle-même. L’ornement, et les tropes au premier titre, peuvent en effet apparaître comme des couleurs étrangères tandis que le passage inconvenant d’un style à l’autre est pensé chez le rhéteur F. Strada comme celui du franchissement d’une frontière étrangère. La problématique de l’étranger dans la langue pourra ainsi être exploitée à partir d’approches diverses, via la traduction, la représentation concurrentielle des vulgaires ou encore la grille normative de l’art oratoire.

 

Nous explorerons le thème annuel en quatre séances, chacune d’entre elles déclinant un axe spécifique de la problématique, afin d’éclairer de manière complémentaire les multiples facettes de notre sujet. Les séances s’organiseront autour de comptes rendus d’ouvrages critiques et d’interventions (sous forme de communications ou de présentations de travaux en cours), en lien avec le thème annuel.

Les comptes rendus porteront sur des ouvrages critiques (aussi bien «classiques» que nouvellement parus) ayant joué un rôle-clé, dans leur apport scientifique et leur méthodologie, pour la problématique de la séance. Après avoir rappelé l’objectif critique du livre présenté, on résumera les grandes étapes de l’analyse pour dégager les enjeux et les apports de ce parti-pris pour l’appréhension du thème annuel. L’intervenant sera invité à exprimer les limites ou les prolongements qu’il envisage à la suite de sa lecture et à en tirer des hypothèses de travail qui pourront donner matière à débat. Le compte rendu nous est apparu un exercice stimulant et formateur pour «frotter et limer nostre cervelle contre celle d’autruy».

Les interventions, toujours en lien avec la problématique retenue, pourront prendre la forme de communications traditionnelles, mais pourront également fournir l’occasion à des chercheurs et jeunes chercheurs de venir présenter leurs travaux en cours, afin d’exposer les questions et les problèmes, aussi bien théoriques que méthodologiques, qu’ils engagent. Les interventions seront suivies d’une séance de questions, qui pourra déboucher sur un échange plus général et toujours amical. Nous invitons ainsi tous ceux qui souhaitent participer au séminaire à proposer des contributions pour une communication, une présentation de travaux en cours et/ou un compte rendu.

Toutes les séances de Polysémie auront lieu au second semestre de l’année universitaire 2015-2016, à partir du mois de février. Elles se tiendront tous les deuxièmes mercredis du mois, de 18h à 20h à l’ENS (29, rue d’Ulm, 75005 Paris).

 

 Les propositions d’environ 300 mots devront être accompagnées d’une courte notice bio-bibliographique et envoyées à l’adresse polysemie.seminaire@gmail.com avant le 15 janvier 2016.