Questions de société

"Enseigner, écrire, publier : l'équation fondamentale de l'université", par Michel Prigent, Président du directoire des PUF (Le Monde, 18/04)

Publié le par Florian Pennanech

La crise que traverse, depuis plusieurs semaines, le monde de l'enseignement supérieur et de la recherche ne peut laisser indifférents ni les acteurs institutionnels de l'université ni ses partenaires plus ou moins proches, dont la vocation est d'accompagner son développement et son rayonnement en France et à l'étranger.

Au rang, modeste ou essentiel selon le regard que l'on porte sur l'échiquier intellectuel de ses partenaires, se trouve naturellement l'édition universitaire puisqu'elle contribue, par ses auteurs et ses lecteurs, avec les libraires et les bibliothécaires, avec l'Etat qui garantit, par la loi, la stabilité de l'économie du livre et qui reste le premier financier du système d'acquisition et de transmission des savoirs, à la plupart des missions de l'université.

Les PUF n'ont sans doute pas pour rôle d'intervenir dans une "crise" ou dans un "conflit" dont elles ne connaissent ni ne maîtrisent tous les enjeux. Elles peuvent cependant poser publiquement un certain nombre de questions.

Première question. Quel est le périmètre des universités en fonction de leur géométrie disciplinaire et de leur degré d'intégration aux demandes économiques et sociales ? Un médecin, un juriste, un financier, un ingénieur ne reçoivent pas la même formation, ils n'ont pas le même rapport à la technologie ou à la société, ils ne s'expriment pas de la même manière car ils ne parlent pas la même langue : leur compétence et leur influence ne se mesurent pas selon les mêmes critères - on n'ose écrire d'"évaluation". Leurs publications, traditionnelles ou numériques, en français ou en anglais, sont, tout comme leurs découvertes, souvent élitistes avant d'être parfois et pour le bien de tous universelles. En d'autres termes, il n'existe pas de modèle unique dans ce qu'une certaine idéologie appelle désormais la société ou l'économie du savoir.

Deuxième question. Existe-t-il, pour parodier avec perfidie le jugement de Pascal sur Descartes, des disciplines "inutiles et incertaines" : la philosophie, l'histoire, la sociologie, la psychologie ou la littérature (inutiles et incertaines au double regard de l'exigence de vérité et de l'attente sociale) ? La culture générale comme prothèse de l'inculture individuelle...

Platon, François Ier, Durkheim, Freud, Victor Hugo servent-ils à quelque chose ? Celles et ceux qui les lisent et invitent leurs élèves à leur lecture sont-ils d'ailleurs plus utiles ? On voit ici la seconde question rejoindre la première, celle des espaces rejoindre celle des formes. Le propre d'une société développée ou d'une civilisation est de savoir combiner l'urgence et l'attente. Il existe à l'université, comme ailleurs, des savoirs et des méthodes qui sont moins "opérationnels" ou moins "rentables" que d'autres. Il est séduisant de les contourner ou de les réduire au silence.

Troisième question. Quelle est la contribution du monde universitaire à la recherche, sans compulsion relativiste, de la vérité et de la réalité ? La réponse semble plus facile pour les sciences exactes que pour les disciplines des sciences humaines. L'Université, la recherche et l'édition ont, ici, partie liée. La France - ou plutôt l'Europe - possède, par son histoire, des structures d'excellence dans toutes les disciplines "majoritaires" ou "minoritaires" dont la légitimité est supérieure au cercle des experts disparus.

Enseigner, écrire, publier : parler aux autres, écrire sa parole pour soi, livrer une parole écrite au jugement de l'autre. Enseigner pour être entendu et compris. Ecrire pour vérifier avant de publier que la parole compte au-delà du nécessaire narcissisme de l'écrivain. La double ambition de comprendre et de convaincre doit rester ou redevenir la vocation du monde universitaire pour qu'il compte au-delà de ses frontières naturelles. La violence des chocs économiques, la déchirure du lien social, les souffrances psychologiques des individus et des collectivités réclament autant l'intelligence du juriste que la perspicacité du financier, l'acuité du sociologue que l'intuition du psychanalyste, pour ne rien dire, mais oui, du témoignage de l'historien, de l'intransigeance du philosophe ou de la passion du littéraire. C'est l'ampleur même des difficultés auxquelles nous sommes tous confrontés qui doit permettre de transcender des clivages souvent respectables mais plus souvent encore stériles.

Quatrième question. Est-ce que - et si oui comment - la révolution numérique modifie cette analyse ? L'immédiateté d'accès aux savoirs, la gratuité, légale ou illégale, de cet accès, qui supposent de réfléchir sur des notions aussi complexes que la création et la propriété des créateurs sur leurs oeuvres, en un mot, l'universalité à portée de main technologique bouleverse sans aucun doute l'équation : enseigner, écrire, publier. Le numérique porte en même temps sur les formes d'accès aux contenus et sur la forme de ces contenus. Il convient d'ajouter que cette plasticité accompagne l'enthousiasme des générations les plus jeunes dans un rêve ou une illusion de liberté et que l'unité du support renforce le mouvement : un "outil" identique sert à jouer, à communiquer, à travailler, à savoir... Que vaudront à moyen terme nos exigences et nos certitudes d'aujourd'hui dans cet univers nouveau ? La seule vraie valeur ajoutée de cet univers est pour l'instant le binôme pervers immédiateté/gratuité. Cela ne durera pas indéfiniment : arrivera le temps d'une médiatisation certifiée des contenus, donc du contrat économique entre tous les acteurs du réseau. Comme tous les créateurs de contenus, les auteurs et les éditeurs, dans l'espace universitaire comme ailleurs, ne doivent se prendre ni pour des taupes extralucides ni pour des autruches volontaristes. L'exigence universitaire a tout à gagner dans la révolution numérique à la double condition de ne pas ignorer le droit, fût-il en construction, et de ne pas confondre la largeur d'une diffusion avec la profondeur d'une pensée.

Enseigner, écrire, publier. Une devise plus qu'un mot d'ordre mais, à tout coup, un enjeu, une ambition, une espérance.