Questions de société
[Enseignement en Europe :]

[Enseignement en Europe :] "Obligation de service précaire" (liberation.fr)

Publié le par Vincent Ferré

Libération, Monde 14/04/2010 
Obligation de service précaire

grand angle

Au Portugal, plus de 18% des agents de l'Etat sont assimilés à des travailleurs indépendants. Licenciables à tout moment sans indemnités chômage ni congés payés.


Par FRANÇOIS MUSSEAU Envoyé spécial à Porto (Portugal)

Francisco Guimarães s'est juré qu'à la première occasion, il ramènera sa petite famille au Luxembourg où il a vécu sept ans. Là-bas, il menait «la vie normale et décente» d'un professeur de musique sorti du conservatoire avec les meilleures notes en guitare classique. Salaire correct, 400 euros mensuels d'indemnités pour chacun de ses deux enfants, un emploi stable et une vie culturelle intense. Il y a trois ans, le cancer de sa belle-mère l'oblige à revenir à Porto. Depuis, c'est la dégringolade.

Francisco a dû passer par une entreprise de travail temporaire (ou ETT) pour retrouver un poste de professeur, mais précaire. Vacataire au collège São-Miguel-de-Novogilde, payé à l'heure, 11 euros, une somme dont il lui faut défalquer 4 euros de sécurité sociale et d'assurance privée. Les bons mois, en cumulant son salaire et celui de sa femme, professeure d'anglais également vacataire dans le même collège, le couple plafonne à 900 euros net. Mais il y a les mois creux, Noël, Pâques, les vacances d'été, et là, les revenus plongent. Bien sûr, il donne des cours particuliers, bosse comme barman les jours fériés, est prêt à n'importe quel job.«On a 1 800 euros de frais fixes, entre l'appartement, les enfants, la nourriture et les charges. Comment voulez-vous faire ?»

La trentaine, Francisco se sait au bout de la chaîne de la précarité dans la fonction publique : le ministère de l'Education sous-traite les embauches aux municipalités qui elles-mêmes s'adressent à une ETT, en l'occurrence Edutec, spécialisée dans le recrutement de personnel enseignant.Cette ETT, il compte bien la dénoncer en justice, au nom de tous ceux qui préfèrent se taire par peur de perdre leur travail. «Cette entreprise m'a menacé de me rayer des listes si j'élevais la voix. Mais je m'en fiche. On a touché le fond. J'ai étudié pendant dix ans pour devenir un bon professeur. J'ai aussi rêvé, pourquoi le cacher, d'être fonctionnaire, avec la stabilité, la sécurité, les congés. Tous ces efforts pour en arriver là, à être payé avec des reçus verts ! La honte !»

Le reçu vert, el recibo verde : c'est le sceau qui estampille, au Portugal, une génération entière, le synonyme de la précarisation extrême du travail, la traduction directe d'une économie en chute libre après une décennie de stagnation économique, victime à présent de faiblesses structurelles aussi inquiétantes qu'en Grèce.

Concrètement, les reçus verts se présentent en coupons détachables que le travailleur présente chaque mois à son employeur. Ils sont la clé de voûte d'un systèmeaux antipodes du contrat de travail. L'employé doit travailler comme un salarié : respecter les horaires de l'entreprise, les contraintes de sa tâche, la hiérarchie. Mais, en revanche, il n'a aucun droit. Ni congés payés, ni 13e mois, ni congé maternité, pas de possibilité de se syndiquer, etc. Il devient un prestataire de service, obligé de facturer son travail à un patron qui, lui, se pose en client. Lequel est roi : il peut rompre à tout moment, sans verser d'indemnités chômage…

Créé dans les années 1980 pour les professions libérales (avocats, médecins, architectes…), le recibo verde a instillé de la précarité dans tous les secteurs. Il est aujourd'hui chose commune dans la fonction publique, dernier bastion de la stabilité de l'emploi. Sur les 5 millions d'actifs portugais, on compte 2 millions de precarios - CDD ou stagiaires longue durée. Parmi eux, 900 000 sont au régime du recibo verde, freelance malgré eux. Carmen Correia, 26 ans et cheveu de geai, professeure d'anglais à Porto, a elle aussi été recrutée par une ETT. Elle gagne en moyenne 700 euros par mois, doit payer la sécurité sociale (160 euros), le loyer (330 euros), le remboursement de son Opel Corsa (260 euros). En déficit permanent. «Heureusement, il y a mes parents qui m'aident, me donnent à manger, des vêtements. Quant aux loisirs, aux projets de vie, autant oublier !»

«Un pilier social qui s'effondre»

Carmen Correia et Francisco Guimarães font partie de la catégorie en plein essor des fonctionnaires ultraprécaires. Ils seraient environ 140 000, soit 18,4% des agents de l'Etat, à être payés en échange de recibos verdes.

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