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Du poème à la musique, de la musique au poème. Composition, transformation, écoute (Bordeaux)

Du poème à la musique, de la musique au poème. Composition, transformation, écoute (Bordeaux)

Publié le par Philippe Robichaud (Source : Céline Barral)

Colloque interdisciplinaire Littérature, musique, philosophie

Jeudi 17 octobre, Université Bordeaux Montaigne, MSHA, salle Jean Borde, à partir de 14h :

- Introduction Marina Seretti

- Céline Barral : "D'un modèle ambigu : le Sprachlehrer Karl Kraus et les musiciens de l'Ecole de Vienne"

- Bernard Sève: "Le poète et le musicien: une coopération contrainte?"

- Sophie Angot: "Auto-citations et offrandes musicales chez Claude Debussy"

- Antonia Soulez: "Entre musique et poésie - tout un monde dans un son"

Vendredi 18 octobre, à partir de 8h45 (même lieu):

- Eric Benoit: accueil et modération de la matinée

- Katerina Paplomata: "Arnold Schönberg et le problème des rapports entre musique et poésie"

- Pauline Nadrigny: "Chanter encore: Philippe Jaccottet et le lyrisme de la réalité"

- Pascal Pistone: "La Chanson du Mal-aimé de Léo Ferré - modalité et symbolismes"

Après-midi à partir de 14h30 (même lieu):

- Pierre Sauvanet: "Jazz et poésie: Carla Bley et Paul Haines, Steve Swallow et Robert Creeley"

- Frédéric Sounac: "De l'écoute de Lorca au portrait de Lorca: Maurice Ohana et George Crumb"

 

Présentation

Si l’union de la musique et du verbe peut, selon les mots de Wilhelm Furtwängler, « en venir à un mariage d’amour », un tel mariage suppose la traversée historique d’intenses conflits et de rapports de force. L’affirmation d’une musique « pure » a constitué une quête moderne de liberté, conçue comme indépendance par rapport au texte et comme accès à l’autonomie, c’est-à-dire comme revendication des règles propres à la musique. En refusant son statut auxiliaire, voire ancillaire, par rapport au texte poétique, la musique renonce alors à la détermination conceptuelle et narrative de la signification propre au langage verbal, pour lui préférer la mise au jour harmonique et contrapuntique de ses propres formes esthétiques – formes que Eduard Hanslick subsume sous la notion imagée d’ « arabesque » musicale. Dans cette perspective, la mise en musique de poèmes (pour le répertoire allemand, les Lieder) relèverait au mieux d’une forme d’intensification ou d’accentuation émotionnelle – « la musique vocale illumine le tracé du poème » selon la belle expression d’Hanslick –, au pire d’un simple accompagnement ornemental ou décoratif du poème par la musique. Dans les deux cas, il y va semble-t-il d’un dévoiement de la musique : l’alliance tourne à l’alliage, le « mariage d’amour » à la « mésalliance ». Poser, depuis cette optique formaliste, la question du dialogue entre musique et poésie peut sembler paradoxal, à moins de considérer, comme le propose Lydia Goehr dans Politique de l’autonomie musicale, la possibilité d’un « formalisme élargi », faisant place aux puissances « extra-musicales » du chant à partir d’un dépassement interne de la musique. En réponse à Mallarmé qui invoquait l’abstraction musicale et le « hasard vaincu mot par mot » par la poésie, Pierre Boulez en appelle quant à lui à la fraternité et à la contemporanéité du poète et du musicien, quitte à ce que la musique soit « écartèlement du poème », et que celui-ci devienne « centre et absence de la musique ». S’interrogeant lui aussi sur l’autonomie du poème, Aragon souligne que la « démocratisation de la vie » conduit, au XXe siècle, au « remariage de la poésie et de la musique », quitte à remettre en question la ligne de partage entre musiques savante et populaire.

Le problème n’est pas seulement celui du dialogue et de la hiérarchie entre les arts : il touche aussi à la nature de l’œuvre, un poème ne pouvant qu’être altéré, c’est-à-dire littéralement rendu autre, transformé, par sa mise en musique. Comment définir cette altération ? Le modèle de la traduction semble à la fois réducteur – le sens de la musique se « réduirait » à celui du poème ainsi transporté d’un médium à l’autre – et inadéquat, puisqu’il conduit à voir dans le langage musical une langue parmi d’autres. À moins de comprendre la « tâche du traducteur » comme le faisait Walter Benjamin, comme un prolongement, un accomplissement et une relève de l’œuvre. Des mises en musique aussi diverses que L’Étrangère de Léo Ferré ou Pli selon pli de Boulez posent un problème d’ontologie de l’œuvre d’art : que devient l’œuvre poétique d’Aragon ou de Mallarmé au gré de ces transformations musicales ? Est-elle seulement à l’origine, ou bien n’existe-t-elle que dans l’ensemble de ses traductions, adaptations, versions ou recréations ? Il faut également faire place aux écarts de sens et de valeur, aux amoindrissements et aux désaccords possibles, entre un poème et sa mise en musique, entre une musique et sa mise en paroles. Aragon voyait ainsi dans la mise en chanson la possibilité d’ « une forme supérieure de la critique poétique ». Cependant, n’y a-t-il pas un risque de radicale mésentente au cœur de cette « critique créatrice » ? À quoi tient la compréhension « organique » – hostile à l’herméneutique – dont se prévalait Schönberg ? Contre une conception trop rigide et normative, la tentation est grande d’ouvrir l’œuvre à une compréhension plus souple et en quelque sorte « vivante » : ce sont alors les conséquences théoriques et pratiques de cette plasticité de l’œuvre qu’il faut arpenter, décrire et interroger.

Ces questions se posent de manière cruciale, non seulement pour le producteur – musicien et/ou poète – mais aussi pour l’auditeur et/ou lecteur. Du côté du musicien, en quel sens un poème peut-il constituer une source d’inspiration ? Inversement, comment comprendre l’étonnant conseil de Schopenhauer selon lequel la mélodie doit être composée avant les mots ? Du côté de l’auditeur, comment comprendre l’écoute apparemment duelle qu’implique la mise en musique du poème ? L’altération touche au spectateur autant qu’à l’œuvre qu’elle enrichit ou qu’elle trouble : la stratification du poétique par le musical semble ou bien complexifier l’écoute, et la rendre plus délicate, ou bien la partager, et la rendre partielle et partiale : puis-je me rendre également attentif aux formes musicales et poétiques dans leur écoute simultanée ? Quels sont les types d’expérience, d’éducation ou de disposition attentionnelle impliqués par l’écoute du poème, du chant, du rock ou de l’opéra ? Comment « écouter en découvreur » (Stockhausen) les mises en musique contemporaines et plus généralement la musique à texte, sans séparer texte et musique ?

Tels sont les enjeux ontologiques, poïétiques et esthétiques, auxquels ce colloque souhaite se confronter en se recommandant d’une approche interdisciplinaire, celle de la philosophie de l’art, de l’esthétique et de la littérature comparée.