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Du Fantôme (Paris 1)

Du Fantôme (Paris 1)

Publié le par Marc Escola (Source : Miguel Egaña)

Du fantôme

Colloque interdisciplinaire, sous la direction de Miguel Egaña et Anne Dietrich

(Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, UMR ACTE CNRS 8218)

Centre St Charles

47 rue des Bergers

75015 PARIS

7 et 8 juin 2016

 

Notes pour une définition

Un essai de définition du fantôme mettrait en évidence les trois éléments suivants :

a) Une iconicité faible

Même s’il se manifeste souvent de manière sonore (plaintes, gémissements, coups répétés), le fantôme appartient avant tout à l’univers visuel, mais sur un mode incomplet, déficient ;  il s’agit bien d’une image mais qui serait privée de deux de ses constituants essentiels:

- l’inscription dans une  forme, un contour: ce qui spécifie la représentation fantomatique c’est son caractère trouble, incertain ; l’apparition  fantomatique appartient au registre du flou, de l’informe ; c’est un brouillard, une nuée, une transparence, qui peut aller jusqu’à sa limite, l’invisibilité; en termes sémantiques, le message qu’elle transmet, son information, est faible ; il n’est pas jusqu’à la couleur (aspect considéré comme secondaire dans la définition classique des images) dont elle est aussi dépourvue : le fantôme est blanc ou plutôt blanchâtre, déclinaison exténuée du blanc. 

- la relation au réel : le fantôme est une représentation dont l’ontologie est, elle aussi, déceptive, problématique : on ne sait trop à quel référent elle renvoie et si elle y renvoie vraiment ; de ses origines étymologiques (le grec phantasma qui donnera nos fantasmes, à la fois si peu réels et si présents), l’image fantomatique a gardé les aspects négatifs (ceux qui depuis deux millénaires irritent Platon et tous ses disciples, avoués ou non), son caractère d’illusion. En conséquence, l’image fantomatique est un objet de croyance (et donc d’incroyance, pour les esprits dits « forts ») et non de vérité.

b) L’appartenance au monde des morts

Comme le rappellent anthropologues et historiens, quel que soit le type de formation sociale, une des questions les plus cruciales posées aux vivants d’une société donnée, c’est la relation à leurs morts, le statut qu’ils accordent aux disparus. Leur plus grande crainte c’est de n’en avoir jamais fini avec eux, et une grande partie des objets sacrés, des rites, des institutions, est consacrée à conjurer cette menace, à surmonter l’angoisse de l’indistinction, à s’assurer qu’ils sont et resteront bien à leur place : dans l’autre monde. La présence du fantôme (peu importe ici son nom, qui peut varier à l’infini) signe alors l’échec de cette mise à l’écart, le raté de ce partage, la preuve de la contamination du monde des vivants par celui des morts.

Ainsi, par exemple, si on se limite à la sphère occidentale, dans son ouvrage Les Revenants, Les vivants et les morts dans la société médiévale[1], l’historien du Moyen Age Jean-Claude Schmitt relève-t-il six modes de représentation distincts, qui se sont succédés du XIe au XVe siècle, du revenant dépeint comme un ressuscité (type de Lazare) au revenant invisible. Cette définition du fantôme comme image persistante d’un défunt, qui hante sans fin le monde des vivants, est aussi une constante chez les Grecs de l’Antiquité : il s’agit cette fois d’une ombre évoquant l’absent, un spectre inquiétant, dont les Anciens tentaient de conjurer les maléfices en fixant cette image mobile et flottante dans la matière solide (bois, pierre) des kolossos :« Quand un homme, parti au loin, semble disparu à jamais, ou lorsqu’il a péri sans qu’on ait pu ramener son cadavre ni accomplir sur lui les rites funéraires, le défunt — ou plutôt son “double”, sa psuché — reste à errer sans fin entre le monde des vivants et celui des morts : il n’appartient plus au premier ; il n’a pas encore été relégué dans le deuxième. Aussi son spectre recèle-t-il une puissance dangereuse qui se manifeste par des sévices à l’égard des vivants[2]. »

c) L’éternel retour

Comme on peut le déduire des propos précédents, ce qui caractérise non  plus l’être mais cette fois l’agir du fantôme, et en fait -sauf rare exception (le « fantôme qui chante » de Charles Trenet)-, une figure inquiétante, c’est son insistance ; son mode spécifique de relation au monde et aux vivants est celui du retour : un éternel retour qui, cette fois, ne serait plus une spéculation gratuite, mais, pour ceux qui le subissent, une éprouvante expérience ; car le fantôme, comme l’indique une de ses appellations courantes, est- au sens littéral et actif du terme- un revenant, celui qui revient, reviendra indéfiniment (sauf action spécifique : réparation, exorcisme, vengeance posthume accomplie, etc.). Double malédiction, double peine : non seulement, il ne devrait pas être là : ce «manque-à-être » est toujours un « en-trop [3]», mais il n’y a pas moyen de s’en débarrasser, comme le montrent par exemple deux versions très actuelles du fantomatique :

- dans le champ cinématographique, les films de zombies, avatars primaires mais très efficaces de cette figure, dont l’effroyable, et littéralement inhumaine obstination, constitue l’essentiel des scénarios (d’où leur inévitable monotonie) ;

- dans le champ médical, d’une part, le phénomène douloureux du membre fantôme qui vient parasiter par son absence-présence intempestive l’existence des mutilés ; d’autre part, les encombrants fantasmes, traumatismes ou autres retours du refoulé des analysants qui, à force de réitération, rendent, comme chacun sait, malgré toute la bonne volonté des psychanalystes et de leurs patients, l’analyse interminable[4].

 

Modèle esthétique et figure de la pensée

Mais le fantôme n’est pas seulement une représentation, un objet d’étude pour les anthropologues, les historiens des religions, les psychologues, une figure thématique intéressante pour les romanciers, les peintres ou les cinéastes, une image pittoresque pour les offices de tourisme (celui de l’Ecosse en particulier), on peut le considérer comme un modèle esthétique, philosophique, voire, dans certains cas, épistémologique.

Ce modèle, qu’on pourrait baptiser le paradigme fantomatique, et dont on peut situer l’avènement avec le romantisme, a pour effet de mettre en question les convictions identitaires, les relations établies au temps et à l’histoire, l’appartenance même au monde des vivants, en bref, il propose l’inquiétante étrangeté d’une altérité radicale au sein des discours (artistiques, idéologiques, scientifiques, etc.) qui nous servent à penser le réel.

De la figure dont il est issu, il garde les trois composantes (incertitude ontologique, commerce avec la mort, principe de répétition) qui seraient déclinées ici de la façon suivante :

a) Le doute existentiel

André Breton, héritier néo-romantique d’une longue tradition médiumnique, spirite, somnambulique, etc., proposait ainsi dans l’ouverture de son récit Nadja, rien moins qu’un renversement complet du cartésianisme, fondant une définition du sujet non plus sur sa triomphante réflexivité mais sur ses capacités de hantise : au je pense, donc je suis, il substituait un troublant je hante, donc je suis[5]: les conséquences de ce déplacement (l’altérité remplaçant l’identité), sont bien sûr la double indécidabilité du sujet et de son appartenance au monde : son inéluctable transformation en un « qui suis-je ? » voire un « suis-je mort ou vivant ? » qui vient confirmer les doutes sur le «peu de réalité[6]» du réel.

On sait aussi, pour prendre un deuxième exemple -mais il faudrait convoquer ici tant d’œuvres, comme celles d’Edgar Poe ou de Théophile Gautier, si profondément hantées par la hantise, celles des deux amis argentins Borgès (les Ruines circulaires[7]) et Bioy Casarès (L’invention de Morel[8])- que l’univers entier d’un auteur plus proche de nous comme Philip K. Dick n’est qu’une longue déclinaison, fascinante et morbide, de ce doute : la vision qu’il propose de l’univers comme simulacre, rêverie post-mortem d’éternels voyageurs égarés dans le temps, qu’est-ce d’autre que la transposition, élargie aux dimensions d’une totalité rongée par ses capacités de nuisance, du peu d’être du fantôme ?

b) Le retour du mort

Dans un autre registre, qui ne relève plus cette fois de l’ordre de la fiction, mais s’inscrit du côté du savoir, on a pu voir une sorte de révolution épistémologique naguère opérée dans un champ qu’on pensait pourtant ancré dans la réalité la plus positive, voire positiviste, celui de la théorie photographique : Roland Barthes, peu suspect de sympathies romantiques ou surréalistes, mais au prise avec un deuil interminable, s’interrogeant sur son essence, avait découvert (ou redécouvert après Walter Benjamin[9]), l’immédiate proximité de la photographie avec la mort. En clair, il avait fait de la représentation photographique, cette mince pellicule si peu matérielle mais fascinante au-delà de toute mesure pour le vivant qui la regarde, l’exact équivalent du fantôme. Toute photo, et surtout la plus « vivante », fantomatise, rend spectrale, à jamais, son modèle : «Ces deux petites filles […] comme elles sont vivantes ! Elles ont toute la vie devant elles ; mais aussi elles sont mortes (aujourd’hui), elles sont donc déjà mortes (hier) [10]».

Même si les visées sont bien différentes, cette association de la photographie et de la mort à travers la figure du fantôme se révélant comme la vérité dernière du médium photographique, était déjà à l’œuvre dans ce « genre » singulier qu’aura été la photographie spirite : cette dernière, à travers les figures de l’Américain Wiliam H. Mumler, le premier opérateur à avoir intégré des spectres dans ses photographies ou celle d’Edouard Isodore Buguet, l’un des représentants les plus importants de cette pratique[11] en France, avait en quelque sorte pris au pied de la lettre ces simples accidents techniques liés à des plaques photographiques mal nettoyées, baptisés images fantômes[12], pour les métamorphoser en « authentiques » messagers de l’au-delà.

c) Un contre-modèle temporel

Dans un autre domaine, celui de l’histoire, le paradigme fantomatique, fondé sur la répétition, a été convoqué pour déjouer les linéarités temporelles, les modèles historiques dominant s’appuyant sur le développement, la progressivité ou la simple succession.

On pense notamment à la figure singulière et devenue si présente d’Aby Warburg, lui-même hanté par des fantômes intérieurs qui lui valurent six années d’internement. Fondateur innovant de la «science [qui] n’a pas de nom[13] », il proposait, à travers la notion de nachleben, traduite par « survivance » ou « image survivante » (George Didi-Huberman[14]), un concept hétérochrone, destiné à subvertir une histoire de l’art trop marquée par l’historicisme, la transformant alors en  «histoire de fantômes pour grandes personnes[15]». Il visait notamment l’image contemporaine d’une Renaissance idéalisée à l’extrême à laquelle il substituait sa vision d’un champ iconique hanté par l’éternel retour des fantômes païens survivant à leur long oubli.

Plus près de nous, Giorgio Agamben, un des commentateurs parmi les plus attentifs de Warburg, et qui a beaucoup écrit sur les fantômes[16], traduit par « vie posthume[17] » l’énigmatique nachleben, manifestant ainsi sa volonté de marquer son appartenance au champ spectral.

S’inscrivant dans le même cadre philosophique (nietzschéen) que Warburg, il propose, pour tenter de penser le temps présent, une redéfinition du «contemporain » dont le modèle se fonde à son tour sur la « non-coincidence[18] »  temporelle, opérant par « déphasage et anachronie[19] », rupture qui le rendrait « plus apte que les autres à percevoir et à saisir son temps[20] ». Paradoxalement, ce véritable contemporain, défini donc comme tel grâce à son inactualité, est un homme des ténèbres, un clairvoyant « qui ne se laisse pas aveugler par les lumières du siècle[21] », le seul « qui sait voir cette obscurité[22] »

Dans cette perspective, qui propose une exacte équivalence entre inactuel, intempestif et fantomatique, comprendre et penser son époque, devenir celui «qui reçoit en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps[23]», c’est donc délibérément, s’en faire le fantôme, devenir son spectre.

 

Perspectives

L’objectif du colloque « Du Fantôme » est donc d’interroger cette figure aussi insistante que multiple, dont les quelques exemples cités plus haut ont montré à quel point elle était, à sa façon, indirecte et souterraine, omniprésente aussi bien dans l’imaginaire que dans les formes de pensée les plus actuelles.

Suivant les pistes ouvertes par le texte qui précède, deux grands axes de recherche seront proposés :

- le premier s’intéressera à ce qui relève plutôt de l’imagerie ou de l’iconographie du fantôme, en naviguant sur l’espace polysémique ouvert par ce terme, notamment dans ses multiples avatars contemporains ; ce vaste champ d’investigation concernera un grand nombre de disciplines : en priorité les arts plastiques, l’histoire de l’art, la littérature, le cinéma, mais aussi la médecine, la psychologie ou l’anthropologie, en tant qu’elles ont affaire à une entité identifiée comme telle, aussi diverses en soient les déclinaisons.

- le second cherchera, en confrontant tout un ensemble d’interrogations concernant l’histoire, les relations problématiques au passé et à ses traces, aussi bien individuel que collectif, les jeux d’effacement et d’apparition de la mémoire, les modes d’appréhension ou de mise à distance des morts et de la mort, etc., à postuler certaines convergences qui ouvrent peut-être (c’est l’hypothèse proposée) à l’émergence d’un paradigme fantomatique.   

Les propositions sont à adresser avant le 15 mars à Miguel Egaña  & Anne Dietrich.

 

[1] Cf. Jean-Claude Schmitt, Les Revenants, Les vivants et les morts dans la société médiévale, Paris, Gallimard, 1994, p. 235.

[2] Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, [Paris, Librairie François Maspero, 1965], Paris, La Découverte, 1990, p. 326-327.

[3] L’association de ces deux termes est reprise de Jacques Lacan : « Subversion du sujet et dialectique du désir », dans Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 826.

[4] Sigmund Freud, “Analyse terminée et analyse interminable” [1937] dans Revue française de psychanalyse, vol. 39, n°3 (1975).

[5] André Breton : « Qui suis-je ? Si par exception je m’en rapportais à un adage : en effet pourquoi tout ne reviendrait-il pas à savoir qui je « hante » ?[..]. Ce dernier mot m’égare […] Il dit beaucoup plus qu’il ne veut dire, il me fait jouer de mon vivant le rôle d’un fantôme… », dans Nadja, Paris, Le Livre de poche, Gallimard, 1964, p. 9.

[6] Cf. André Breton, « Introduction au discours sur le peu de réalité » dans Point du jour, Paris, Gallimard, 1970, p. 7 à 29.

[7] Jorge Luis Borges, « Les ruines circulaires », dans Fictions, Paris, Gallimard, 1957, p. 75 à 82.

[8] Bioy Casarès , L’invention de Morel [1940], 10/18, 1992.

[9] Walter Benjamin : « Dans l’expression fugitive d’un visage d’homme, l’aura nous fait signe, une dernière fois. C’est ce qui fait leur incomparable beauté, pleine de mélancolie. », dans « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », dans Œuvres, tome III, Paris, Gallimard, p. 285.

[10] Roland Barthes, La Chambre claire ; note sur la photographie, Editions de l’Etoile, Gallimard, Le Seuil, 1980, pp. 150-151.

[11] Cf. Clément Chéroux, « La dialectique des spectres, La photographie spirite entre récréation et conviction » dans Le Troisième œil, La photographie et l’occulte, catalogue de l’exposition à la MEP de Paris et au Metropolitan Museum de New York, Paris, Gallimard, 2004.

[12] Cf. Clément Chéroux, Fautographie, Petite histoire de l’erreur photographique, Crisnée, Yellow Now, 2003, p. 134.

[13] L’expression est de Robert Klein, dans La Forme et l’intelligible, Gallimard, 1970, p. 224, cité par Giorgio Agamben, dans « Aby Warburg et la science sans nom », dans Image et mémoire, Hoëbeke, 1998, p. 9.

[14] Georges Didi-Huberman, L’image survivante ; histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Minuit, 2002.

[15] Mnemosyne. Grundbegriffe, II, 2 juillet 1929 - titre repris pour l’exposition au Fresnoy proposée par Georges Didi-Huberman et Arno Gisinger en 2012 ; dans son article (op. cit., p. 26), Agamben propose une version différente : «Une histoire des fantasmes pour des personnes vraiment adultes. »

[16] Giorgio Agamben, « De l’utilité et de l’inconvénient de vivre parmi les spectres », dans Nudités, Bibliothèque Payot & Rivages, 2009.

[17] Giorgio Agamben, Image et mémoire, op. cit., p. 18.

[18] Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, Paris, Rivages poche, 2008, p. 10.

[19] Ibid., p. 11.

[20] Ibid., p. 10.

[21] Ibid., p. 21.

[22] Ibid., p. 19.

[23] Ibid., p. 22.