Questions de société

"Double assassinat dans les rues et les campagnes de France", par F. Asso (SLU-Lille 3).

Publié le par Marc Escola (Source : Françoise Asso)

Double assassinat dans les rues et les campagnes de France


par Françoise Asso,
écrivain et universitaire, membre du comité SLU-Lille 3
(MCF de Littérature française à l'Université de Lille 3).

Un texte sur les réformes en cours, qu'illustre utilement une référence au film Fahrenheit 451 de F. Truffaut.



Depuis le temps que nous sentons, que nous disons (souvent entre nous, entre personnes qui sentent de même — cela ne sert à rien, mais soulage un peu —, éventuellement, lorsque nous avons courage et optimisme, à des gens qui ne sentent rien, mais toujours dans une maison, au café, au restaurant, etc., bref, sans nous faire entendre au-delà d'un petit cercle, sans avoir la possibilité d'une parole publique, d'une page dans un quotidien, par exemple — à moins d'avoir écrit un best-seller, d'être un chanteur à succès, un présentateur du journal télévisé, un ministre, ou l'une de ces personnalités tant aimées des Français, toutes choses qui, sauf exception rarissime, sont incompatibles avec des manières de sentir et de penser qui ne seraient pas conformes), depuis le temps que nous tentons de dire qu'il se passe en France (et en Europe, et ailleurs) quelque chose d'étrange et de dangereux, nous sommes enfin arrivés à ce moment où la question que, parallèlement, nous nous posions (“sont-ils vendus ou stupides, tous ceux-là qui ne voient pas, ne comprennent pas, ne sentent pas ?”), cette question qui pouvait nous réveiller la nuit, à l'évidence, ne se pose même plus : vendus ou stupides, vendus et stupides, stupides parce que depuis si longtemps vendus.


Vendus, c'est-à-dire achetés, intéressés à l'instauration d'une espace “culturel” où tout s'appréhende en termes de produit ; stupides, c'est-à-dire asservis, pris dans la reproduction d'une parole toute faite dont ils pensent sans doute que c'est la leur. Car nous ne pouvons plus faire la savoureuse distinction que faisait La Bruyère (« Le stupide est un sot qui ne parle point, en cela plus supportable que le sot qui parle. ») : aujourd'hui, tout le monde parle, chacun répète, chacun a droit de parole du moment qu'il reproduit le discours officiel et commun, celui qui est en même temps “réaliste” et “réformateur”.


Pour les autres, ils sont généralement condamnés à “gueuler dans leur coin”, comme Flaubert, sans plus avoir la possibilité de même simplement rêver à l'effet que produirait un Dictionnaire des idées reçues : ils savent que ce livre, plus infaisable encore aujourd'hui qu'hier (que de pages, que d'articles, que de mots et de phrases à recopier, jusqu'à la nausée…), ne serait évidemment pas publié.


C'est donc le moment de lire ou relire, de voir ou revoir Fahrenheit 451. D'autres livres (et d'autres films) de science-fiction feraient peut-être tout aussi bien l'affaire, car la science-fiction, bizarrement encore publiable et publiée, est la forme qui s'est substituée au roman du XIX ème siècle, celui qui parlait du présent. Et il n'échappe à personne qu'un des thèmes les plus souvent développés par la science-fiction est celui auquel on donne généralement le nom de “déshumanisation”, laquelle est inséparable d'un type de gouvernement (ou de “gouvernance”  ) fondé sur le Pouvoir d'un seul ou de quelques-uns, voire d'un système qui fonctionnerait comme de lui-même — et inséparable également, et forcément, d'une disparition de toute forme de pensée et de création. C'est la raison pour laquelle, parmi tous ces livres qui nous inquiètent et qui, d'une certaine manière, nous rassurent (“tiens, c'est lisible, visible ; ça l'était, du moins”), qui de toute façon nous terrifient et nous donnent en même temps quelque chose comme une âcre joie, il est particulièrement bien venu de lire ou relire aujourd'hui le magnifique roman de Ray Bradbury (1953), de voir ou revoir la magnifique adaptation qu'en a faite Truffaut (1966), aujourd'hui que l'Etat s'attaque, dans l'indifférence générale, à l'Université, à l'Université comme lieu de recherche et de pensée, et plus précisément, à l'intérieur de l'Université et de l'Ecole, à la littérature.

Après avoir lu le texte de la loi LRU (loi relative aux libertés et responsabilités des universités : on appréciera l'intitulé, particulièrement astucieux, qui permet de dire à ceux qui s'opposent à cette loi qu'ils refusent liberté et responsabilité, comme ils refusent “l'autonomie” qui leur est accordée), nous avons aujourd'hui la possibilité de lire sa première mise en oeuvre dans un singulier document intitulé “Plan pour la réussite en licence” (même manoeuvre avec le mot de “réussite”, lequel est immédiatement développé en un objectif louable : « Diviser par deux le taux d'échec en première année en 5 ans » : comment pourrions-nous aller contre cette intention ?). Document passionnant, ne serait-ce qu'à regarder : il y a de l'orange et du bleu, trois ou quatre phrases par page (non des phrases, à dire vrai, mais des titres ou des annonces), et les pages les plus remplies sont celles qui contiennent des graphiques — en couleur, toujours : le Ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche aime les couleurs et les schémas.


Un rapide coup d'oeil (puisqu'il n'y a pas grand-chose à lire) permet de se rendre compte de l'absence totale du mot “littérature” et de quelques autres, tels que “savoir” ou “pensée”, absence que l'on peut vérifier sur ordinateur par le recours à “Rechercher” dans le menu “Edition” ; on obtient alors la réponse suivante, qui correspond bien, dans sa forme lapidaire, comique et terrifiante, à la réalité perçue : “Vérification terminée pour le document. L'article recherché est introuvable.”


A la différence du texte de loi, dont la lecture peut être ingrate, dont l'interprétation est aisée mais demande tout de même un petit effort, le sens de ce document-ci est immédiatement lisible, visible. On pourrait s'étonner qu'il ait été rendu public si tôt, alors que le mouvement d'opposition à la loi LRU s'amplifie chez les étudiants et chez les enseignants et que les pétitions appelant à une autre réforme ont déjà recueilli des milliers de signatures : cette rapidité d'action, dont on sait qu'elle est un des principaux facteurs d'efficacité du Président et de son équipe, est assurément dans ce cas une erreur ; mais cette erreur nous intéresse en tant qu'elle est symptomatique de l'extraordinaire mépris du Pouvoir à l'égard des universitaires et des étudiants. Il est probable que si ce mépris peut s'exprimer sans aucune dissimulation, c'est qu'il est partagé par une grande partie de la population, laquelle, il faut le reconnaître, n'est informée ni de ce qui se passe dans les Universités ni de ce que signifie la vaste réforme de l'Enseignement mise en oeuvre par le Président et le Gouvernement.


Vaste réforme qui ne concerne pas que l'enseignement supérieur. Car un autre document, tout aussi intéressant que le précédent, est la lettre de mission de Nicolas Sarkozy à Xavier Darcos sur les réformes à mettre en oeuvre rapidement dans les collèges et lycées   : là encore, on cherche vainement des mots comme “littérature”, “philosophie”, “pensée”, “savoir”, “critique”, etc. Comme dans le Plan pour la réussite en licence, un syntagme revient comme un leitmotiv : “connaissances et compétences fondamentales”, où l'on reconnaît, sous une forme un peu plus emphatique et rimée, le déplorable couple “savoir et savoir-faire”.


Dans cette longue lettre, dans laquelle Nicolas Sarkozy donne sa pensée profonde sur le monde d'aujourd'hui, celui de demain, sur la formation des enseignants, sur les “projets d'établissements” à mettre en place afin de “garantir la qualité de l'école et sa capacité à répondre aux obligations et aux attentes du monde contemporain”, dans cette longue lettre (10 pages, 38 paragraphes, 328 lignes, 3520 mots, 19 583 caractères, espaces non compris), quelques mots évoquent non pas la “littérature” mais notre “patrimoine littéraire” : le Ministre est invité en effet de manière pressante à veiller à « la transmission du patrimoine littéraire de notre pays. L'école d'un grand pays doit faire lire de grands textes. » Vingt mots, donc, pris dans un paragraphe qui rappelle que « l'enseignement culturel et artistique [doit être] significativement renforcé car c'est un facteur d'élévation individuelle et collective », lequel paragraphe suit une injonction à doubler la place du sport à l'école : « car le sport est une école de la vie et développe des qualités humaines précieuses dans le monde professionnel et dans la vie adulte. Il devra faire partie du socle des connaissances et des compétences fondamentales. »


De la même manière qu'aux notions de “savoir”, de “recherche” et de “pensée” s'est substitué le couple “connaissances et compétences fondamentales”, à l'idée même de littérature, avec ce qu'elle comporte de  force de vie et de résistance, s'est substitué un “concept” (au sens qu'a le mot dans le monde d'aujourd'hui) vide, mou et fuyant : “culture générale”, “pratique artistique” (« Vous ferez en sorte que, de la maternelle au baccalauréat, tous les élèves aient une pratique artistique. »), liens renforcés avec les lieux de culture comme avec les entreprises (« Vous inciterez par ailleurs chaque établissement scolaire à établir des liens avec un établissement culturel permettant, entre autres, des échanges entre les élèves et les artistes. »), quelque chose en somme qui se situe entre le droit de chacun à la “créativité” et la reconnaissance d'une “identité nationale”.


Quant à Kafka, Shakespeare, Dostoïevski, Melville, Tchekhov, Dickens et les autres, il faudra compter sur le hasard pour qu'ils soient lus : non que soient oubliées les langues étrangères, au contraire, mais leur apprentissage devant être directement utilisable dans le monde contemporain et sur le marché du travail en particulier, il est sans doute exclu de perdre son temps avec ces grands textes-là. Pour les grands textes “nationaux”, il y aura sans doute d'ailleurs assez peu de temps également : aussi bien en licence que dans les établissements de l'enseignement secondaire.


En licence, où la place accordée aux “TIC” (Techniques de l'information et de la communication), à la maîtrise des langues étrangères, au renforcement “des savoirs fondamentaux en fonction des acquis (bases scientifiques, juridiques, économiques…)”, à la méthodologie, à la découverte rapide (dès la deuxième année) du monde professionnel (avec stages et “tutorat d'entreprise”), découverte que suivra en troisième année le “renforcement de l'ouverture vers les champs de métiers” [sic], en licence, donc, où, pour résumer d'un mot l'ensemble de ces dispositifs, la mise en place d'une “professionnalisation” du diplôme laissera peu de temps pour l'étude de la littérature. Et ce même aux futurs enseignants de lettres : car, si l'on n'a pas absolument saisi ce que signifie le paragraphe consacré à la formation des enseignants dans la lettre de Nicolas Sarkozy à Xavier Darcos, formation qui se fera en cinq ans et “sera reconnue par un diplôme de niveau master”, en se reportant à certaines pages du Plan pour la réussite en licence, on comprend qu'il n'y aura plus dorénavant dans les lycées et collèges des spécialistes de telle ou telle discipline qui auraient choisi d'enseigner, mais des étudiants dirigés vers ce “champ de métier”, lesquels étudiants se spécialiseraient un peu, pour finir, dans une (ou plusieurs ?) discipline(s).
Pour ce qui est de la littérature, cette spécialisation rapide en fin d'études sera, cela dit, amplement suffisante étant donné le temps qui restera pour la lecture des grands textes du patrimoine — d'autant qu'il est demandé au Ministre d'“ouvrir une réflexion sur la manière de réduire le volume horaire”. Cette réduction du volume horaire global s'accompagnant de l'introduction d'un certain nombre de mesures qui entraînent, parallèlement, un accroissement du nombre d'heures consacrées à ce qu'il est convenu d'appeler “l'acquisition du socle des connaissances et des compétences fondamentales” (multiplication par deux du temps consacré au sport, valorisation des “activités collectives et d'ouverture”, souhait exprimé que “l'enseignement des langues étrangères commence dès le cours préparatoire et que notre système éducatif se fixe comme objectif de faire en sorte que tout élève sorte bilingue du lycée, comme c'est le cas dans un nombre croissant de pays”, à quoi il faut sans doute ajouter ces “bases juridiques et économiques” qui, puisqu'elles doivent être consolidées en première année de licence, auront été abordées dans le secondaire), le temps imparti à ladite lecture a toutes chances d'être excessivement réduit.


Nicolas Sarkozy n'a jamais cherché à dissimuler le peu de cas qu'il fait de la littérature : on se rappelle certaines déclarations sur “la littérature ancienne”, que nous avons bien le droit d'étudier mais que le contribuable n'a pas forcément à payer, ou sur l'inutilité de lire et d'étudier La Princesse de Clèves, “cette vieillerie”. En tant que personne, il va de soi que c'est son droit : que cela puisse le rendre ennuyeux, voire insupportable à quelques-uns, est de peu d'importance, ces quelques-uns, avec qui sans doute il s'ennuierait lui-même, n'étant sans doute pas appelés à le rencontrer. En tant que Président de la République, et Président ô combien “actif”, qui informe la politique éducative et culturelle du pays, c'est plus gênant.


Cela dit, comme l'indique clairement le début de cet article, Nicolas Sarkozy n'a fait que radicaliser rapidement quelque chose qui le précède et qui même, à l'évidence, a permis, produit son élection. En 1985 déjà, dans un entretien donné à L'Autre journal, Gilles Deleuze disait : « Si la littérature meurt, ce sera nécessairement par mort violente et assassinat politique. » Il parlait alors de la littérature contemporaine, celle qui était menacée de mort par l'instauration d'un “espace culturel de marché”, celui-là même dont nous voyons aujourd'hui les effets, et il refusait très justement d'opposer la littérature à l'audiovisuel : « L'alternative n'est pas entre la littérature écrite et l'audiovisuel. Elle est entre les puissances créatrices (dans l'audiovisuel aussi bien que la littérature) et les pouvoirs de domestication  . »


En accédant au pouvoir à un moment où la situation était d'ores et déjà catastrophique (situation de la littérature, de l'Université  , de toute forme de création et de pensée), et en y accédant du fait même de cette situation, Nicolas Sarkozy n'a eu que peu à faire pour entraîner — de manière autoritaire et sur un rythme très enlevé, certes : c'est la sienne, c'est le sien —, pour précipiter notre “grand pays” vers l'étape suivante, celle où l'assassinat n'est plus seulement de la littérature présente mais aussi de celle, toujours vivante, du passé — qu'il s'agit, d'ailleurs, de rendre lettre morte : “grands textes du patrimoine”.


Pourquoi la littérature plus que le reste ? pourquoi insister ici sur la littérature, l'une des disciplines vouées à disparaître, et pourquoi créer une équivalence ou une coïncidence entre cet “assassinat de la littérature” évoqué naguère par Deleuze et l'assassinat de l'Université qui est en train de se faire ?


Deux réponses, l'une sous forme assertive et l'autre sous forme interrogative. Pour l'assertion, cette phrase de Roland Barthes dans sa Leçon inaugurale au Collège de France (en 1977) : « Si, par je ne sais quel excès de barbarie, toutes les disciplines devaient être expulsées de l'enseignement sauf une, c'est la discipline littéraire qui devrait être sauvée, car toutes les sciences sont présentes dans le monument littéraire. » Pour la question — question rhétorique mais qui, par son aspect “raisonnement du chaudron”  , donne lieu à une véritable interrogation —, la voici : pourquoi le Président de la République semble-t-il toujours dire, comme le capitaine des pompiers dans Fahrenheit 451, qu'il n'y a rien dans les livres et que ceux-ci sont dangereux car ils rendent malheureux ?


D'où vient qu'il y ait en même temps indifférence affichée, “réaliste”, sérieuse, responsable à l'égard de la littérature (vous pouvez bien, si cela vous amuse, étudier la littérature, mais sachez que nous savons, nous, que cela ne sert à rien dans le monde d'aujourd'hui, et que donc nous n'avons pas à payer pour cela), et quelque chose comme un violent désir de la faire disparaître, de ne pas lui laisser de place, ni dans l'Ecole, ni à l'Université ? C'est un mélange de ce type qui s'entend dans la phrase fameuse sur La Princesse de Clèves, cette vieillerie, et que révèle la brève phrase sur les “grands textes” que doit faire lire “un grand pays”, phrase qui paraît avoir été ajoutée par quelque scrupule (par le désir, peut-être, de passer de huit mots à vingt), et qui ressemble au geste par lequel on attraperait du bout des doigts cette chose étrange, vaguement dégoûtante et probablement dangereuse que sont les livres. Tout comme on les brûle de loin, sans y toucher, dans Fahrenheit 451.


S'il faut aujourd'hui voir ou revoir le film de Truffaut (que je choisis d'évoquer plus précisément plutôt que le roman de Bradbury, pour un certain nombre de motifs : chacun aura de toute façon compris que la disparition programmée de la littérature affecte toute forme de création et de pensée, ainsi que le dit nettement le texte de Deleuze précédemment cité), c'est pour plusieurs raisons.
D'abord pour la forme de violence feutrée, quasi insaisissable (excepté dans les scènes où les livres se tordent sous les flammes), qui est celle de ce monde ; le film n'est pas seulement en couleurs au sens où “en couleurs” indiquerait le genre de pellicule, mais il est coloré, agréablement pourrait-on dire : la maison (le pavillon) de Montag, le personnage principal, est moderne, confortable, pourvue de quantité de téléphones, d'appareils ménagers de tout genre, et il envisage d'en acquérir une plus grande s'il obtient la promotion que son supérieur lui a promise ; c'est une voix douce, indifférente et douce, qui annonce les arrestations d'“anti-sociaux” (arrestations que l'on ne voit pas) et la saisie de kilos de livres et de manuscrits ; personne (aucun être humain, je veux dire) n'est victime de la moindre violence physique : lorsque les pompiers arrivent dans une maison qui leur a été signalée, l'habitant de la maison ne doit plus être là (la femme qui meurt brûlée au milieu de ses livres a refusé obstinément de les quitter et met d'ailleurs elle-même le feu à ce qui devient son bûcher) ; nul “Big Brother” sur ou dans l'écran mural : lorsque celui-ci n'est pas en fonction, il diffuse une lumière qui permet à Montag de lire, la nuit, son premier livre (David Copperfield, qu'il déchiffre péniblement).


Comme dans d'autres livres et films de science-fiction, le passé réel est “effacé” et le présent peut être manipulé mais, l'oubli de ce qui fut étant général et semblant n'être imposé par personne, la création d'un “Ministère de la Vérité” est inutile (ce Ministère qui, dans 1984, est chargé de fabriquer la version officielle et mensongère des événements) : l'oubli va de soi, en quelque sorte, et l'on ne sait ni quand ni comment il s'est mis en place (voir la scène dans laquelle est posée à Montag la question du travail des pompiers “avant” : est-ce vrai, lui est-il demandé, que jadis, les pompiers éteignaient les feux au lieu de les allumer ? il éclate de rire et dit à la jeune femme qui lui a posé cette question qu'elle est folle, et que toutes les maisons sont ignifugées) ; quant à la manipulation du présent, l'exemple qu'on en voit (lorsque Montag est tué en direct sur l'écran alors qu'il a rejoint la zone où vivent les hommes-livres) est, somme toute, pacifique, sinon dans l'image elle-même du moins dans son rapport à la réalité : pas d'exécution, un simple effacement public, “médiatique”.


Enfin, la merveilleuse idée qu'a eue Truffaut de faire jouer à la même actrice, Julie Christie, les deux rôles de femme (celui de l'épouse de Montag, qui passe sa journée avec l'écran mural allumé, en contact permanent avec ce qu'elle appelle “la famille”, qui a peur des livres, qui dénoncera son mari — et celui de la jeune institutrice qui lit), cette idée du réalisateur permet de rendre plus sensible la question du bonheur, celle de la vie, que pose avec insistance Fahrenheit : le même visage, le même corps est, selon qu'il y a, pour résumer, littérature ou télévision, un visage vivant ou un visage mort.

Julie-Christie-aux-cheveux-courts (celle qui est du côté des livres), qui demande à Montag s'il est heureux, qui lui dit qu'il est différent des autres car il regarde quand on lui parle, qui est le seul personnage que l'on voie pleurer dans le film (dans cette scène terrible où, retournant à l'école dont elle a été renvoyée pour y prendre ses affaires  , elle rencontre un enfant qu'elle connaît et qui a peur d'elle : que lui a-t-on dit qui le fait courir ainsi, effrayé, en rencontrant l'institutrice, nous n'en savons rien : ce qui importe, c'est qu'elle pleure, qu'elle soit affectée, qu'elle soit vivante, en somme), cette Julie Christie-là, donc, qui perd son travail, qui est obligée de dissimuler ce qu'elle est et ce qu'elle aime, porte sur son visage la vie et la joie que donnent, évidemment, les livres qu'elle lit. Et elle pose des questions : celle, déjà évoquée, qui porte sur ce que faisaient les pompiers “avant”, et cette autre question, essentielle, de la raison qui pousse certains à continuer de lire alors qu'ils y risquent tant.

Julie-Christie-aux-cheveux-longs, sans affect et sans désir, visage fermé et absent, qui croit être actrice à part entière dans le stupide spectacle interactif de l'écran mural, cette autre Julie Christie, qui a un mari (avec qui elle ne fait l'amour qu'une fois dans le film, après qu'on lui a transfusé du sang neuf, ce qui réveille en elle des instincts vitaux : la faim, le sexe), qui a la sécurité matérielle et même plus que cela, celle-là est visiblement morte. Imbécile (voir la scène où elle “joue” dans le sketch télévisuel), mais non heureuse.


Fahrenheit 451 fait donc voir et sentir à chacun ce que produit un genre de totalitarisme d'un genre nouveau, non évidemment violent, insidieux, qui passe inaperçu du plus grand nombre et qui prend la forme colorée de la réussite dans le monde contemporain ; fait du même coup percevoir ce que signifie pour tous (pas seulement pour les universitaires et les étudiants) la disparition programmée de la littérature (et de la philosophie, et de quantité de disciplines des Sciences humaines), disparition qui s'appuie sur celle, mise en place depuis longtemps, de toute forme de pensée et de création ; aide à comprendre enfin la nécessité, aujourd'hui, de résister, de se réveiller (« La servitude commence toujours par le sommeil », écrit Montesquieu), et de faire en sorte que n'ait pas lieu le double assassinat qui est en train de s'accomplir sous nos yeux.