Questions de société

"Devoir de réserve : la France sur la ligne dure", Par C. Leprince (Rue89 14/07/2009)

Publié le par Bérenger Boulay

Devoir de réserve : la France sur la ligne dure

Par Chloé Leprince | Rue89 | 14/07/2009

http://www.rue89.com/2009/07/14/devoir-de-reserve-la-france-sur-la-ligne-dure

Les fonctionnaires peuvent-ils encore critiquer la politiquegouvernementale ? Les procès se multiplient, les cas médiatisés aussi.

Une riveraine deRue89, magistrate administrative, nous le confirme : de plus en plusd'agents publics font appel, devant une juridiction administrative, desanctions prises en interne. Mais aucune statistique n'est publiée surla question.

Ces agents sanctionnés par leur hiérarchie ces derniers mois, vous en connaissez certains :

  • C'est aussi le cas du gendarme Jean-Hughes Matelly, qui sera entendu à la rentrée par la plus haute autorité disciplinaire dans l'armée pour deux sorties médiatiques, sur Europe 1 et sur Rue89, où celui qui est aussi chercheur associé au CNRS a cosigné le 30 décembre 2008 une tribune sur la réforme de la gendarmerie.

    Matelly a appris fin juin qu'il risquait la radiation pure et simplede la gendarmerie pour s'être exprimé publiquement contre une réforme qui affecte le corps auquel il appartient.

  • Braver le devoir de réserve en s'exprimant contre la politique menée par son ministère de tutelle, c'est aussi ce qu'a fait Philippe Pichon.Le conflit qui oppose ce commandant de police à sa hiérarchie ne datepas d'hier et ne se résume pas à un manquement au devoir de réserve

Pichon a d'abord agacé sa hiérarchie en publiant coupsur coup un livre très médiatisé, « Journal d'un flic », et une étudeuniversitaire critique. Cette étude, pourtant accessible au très publicOffice national de la délinquance (OND), lui avait valu un rappel écritdu devoir de réserve.

Mais son différend avec le ministère de l'Intérieur ne s'est pas arrêté là : lui qui a fait appel de sa mise à l'écart disciplinaire est poursuivi au pénal pour avoir publié le 5 octobre, sur le site Bakchich les fiches Stic de Jamel Debbouze et de Johnny Halliday, dans le but de dénoncer les dérives du fichage.

« Où se situe la limite entre liberté d'expression et obéissance ? »

Ces trois cas montrent que l'administration durcit le ton face à sesagents, au point de dessiner de nouveaux contours au devoir de réserve.Notre riveraine, juge administratif depuis dix ans, y voit même unetendance lourde.

« Le devoir de réserve n'existe pas dans les textes, c'est une création jurisprudentielle. Dans la loi, notamment celle de 1983 qui régit la fonction publique et son article 23, on ne trouve qu'un impératif de discrétion professionnelle, et d'obéissance hiérarchique.

Toute la question c'est de savoir où se situe la liberté d'opinion et la liberté de conscience par rapport à cette obéissance ».

Pendant des décennies, on avait trouvé un certain équilibre :certes, sur le papier, un fonctionnaire ne devrait pas s'exprimer dansles médias pour dénoncer une politique. Mais, dans les faits, le jugesanctionnait surtout les manquements graves : des propos extrêmes, parexemple :

« Ça a changé récemment ,car les poursuites sontdevenues plus nombreuses à mesure que les réformes se sont politisées,avec leur lot d'opposants. »

Chez les enseignants, par exemple, on considérait qu'en tant quepédagogues, ils avaient un regard sur les réformes - qui recoupait enpartie la fameuse « liberté pédagogique ». La magistrate constate que« ce n'est plus le cas, vu le contentieux qui commence à affluer ».

Jusqu'ici, un mandat syndical ou associatif impliquait une certainesouplesse dans la libre expression d'une opinion, fût-elle contraire àla politique pilotée par le ministère.

« On a d'habitude de sanctions disciplinaires moins élevées »

Mais, dans le cas de Pichon, 38 ans, et plus encore de Matelly, 43ans, il est flagrant de voir qu'un gendarme ou un policier n'est pasexempt d'une obligation de silence, n'en déplaise à la fonctiond'expert qui leur incombe pourtant du fait de leurs activitésuniversitaires.

Pour maître David Dassa-Le Deist, avocat de Jean-Hughes Matelly, une éviction serait même une première :

« Si on regarde la jurisprudence, on a d'habitude dessanctions disciplinaires moins élevées. Le juge Burgaud, après Outreau,n'a eu qu'un blâme, et les gendarmes qui avaient mis le feu auxpaillottes corses n'ont pas été sanctionnés alors qu'ils ont étécondamnés au pénal. Or, là, Matelly s'exprimait en tant que chercheurau CNRS ! »

Les officiers de gendarmerie étant directement sous l'autorité duprésident de la République, c'est le Conseil d'Etat qui tranchera surl'avenir de Matelly en cas de radiation par l'armée.

Ce dernier s'y prépare déjà, le changement de ministre n'ayant pasannoncé plus de souplesse du côté de sa hiérarchie : le 7 juillet, aux questions d'actualité à l'Assemblée,Brice Hortefeux a fait valoir que « ce chef d'escadron n'en est pas àsa première sanction », annonçant une dureté supplémentaire.

Or, ce que se gardait bien de dire le nouveau ministre del'Intérieur, c'est que ces sanctions, qui remontent à plusieurs années,ont été soit amnistiées, soit cassées par la justice. Au plan du droit,évoquer ces condamnations disciplinaires est même interdit.

Il est vrai que tous les fonctionnaires ne sont pas traités à lamême enseigne. Le devoir de réserve, dont le contenu est flou, comme onvient de le voir, concerne au premier chef les fonctions hiérarchiquesles plus hautes, à commencer par les préfets, qui incarnent lapolitique de l'Etat.

Les secteurs les plus sensibles : police, armée et justice

Cette astreinte est aussi plus stricte pour les activités desouveraineté que sont la police, l'armée et la justice. Dans ces troisdomaines, le juge se montre traditionnellement plus strict (rappelonsque les militaires n'ont même pas le droit de se syndiquer.

Pourtant, deux des trois cas sur lesquels Rue89 zoome aujourd'huiont été récemment jugés par un tribunal administratif… au bénéfice desfonctionnaires.

A Montpellier, le juge a ainsi considéré la semaine dernière que les 24 jours de salaires retenus au soldedu désobéisseur Cazals étaient « illégaux » au motif qu'on ne pouvaitconsidérer que le professeur des écoles ait manqué à ses obligations.

Deux semaines plus tôt, Philippe Pichon se félicitait pour sa partde sa victoire devant le tribunal administratif de Melun, qui a décidéd'annuler sa mise à la retraite d'office, alors même que le volet pénalde l'affaire est toujours pendant.

Ces deux affaires annoncent-elles une jurisprudence plus protectricedes fonctionnaires, comme si les magistrats administratifs venaientassouplir les contours d'un devoir de réserve de plus en plus strictdans l'esprit de l'administration ?

C'est ce qu'espère la magistrate interviewée par Rue89. Cettedernière tient à l'anonymat (« CQFD ! ») mais juge qu'on est allé« trop loin » et qu'il serait « plus sain » de revenir à une conceptionmoins autoritaire de l'obligation de réserve.

Photo : Chut ! (Sarah G/Flickr)

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