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"Désordres" à la Renaissance et au premier XVIIe siècle

Publié le par Alexandre Gefen (Source : Adrienne Petit)

Le thème que le séminaire Polysémie vous propose pour l’année 2015 est « Désordres ». Très usité à la Renaissance et dans la première modernité, le mot de « désordre » connaît des champs d’application multiples, de la politique à la morale en passant par la rhétorique. La diversité sémantique du terme « désordre » trouve une unité dans son étymologie : comme dérivé du mot « ordre », le désordre se comprend d’abord comme écart par rapport un ordre quel qu’il soit. Afin de saisir la façon de penser le désordre au XVIe et au XVIIe siècles, nous voudrions prendre comme point de départ à notre réflexion les articulations qui lient le désordre à l’ordre.

Le désordre doit-il être pensé comme négation ou rejet d’un ordre donné ? Le désordre constitue-t-il une variation par rapport à une norme, pouvant engendrer un nouvel ordre ? Pourrait-on aller jusqu’à concevoir un désordre radical, autonome, détaché de tout rapport à l’ordre ?

La signification la plus immédiate du désordre, au XVIe et au début du XVIIe siècles, est certainement celle qui qualifie les troubles politiques et religieux qui secouèrent violemment le royaume, des guerres de religion, dont s’esquissent les prémisses dès 1520, jusqu’aux guerres civiles de la Fronde au milieu du dix-septième siècle. Si l’on prend l’exemple des guerres de religion, le désordre se lit à plusieurs niveaux. D’un point de vue théologique, le désordre n’est que l’autre nom de l’hétérodoxie : une déviance face au dogme, dont on critique la cohérence, qui entraîne un refus de la règle et, dans le cas protestant, une mise en cause de la hiérarchie ecclésiastique. L’hétérodoxie est désordre en tant qu’elle rejette l’ordre existant. Ce refus de l’ordre théologique est directement responsable des troubles violents de l’ordre public, dont l’expression la plus tragique fut la Saint-Barthélemy. Enfin, le désordre des guerres de religion n’est pas seulement refus de l’ordre ou confusion de l’ordre, mais aussi volonté de changer d’ordre. L’exemple le plus évident est celui de la Ligue dont le programme, établi par le manifeste de Péronne, propose un nouvel ordonnancement du pouvoir, qui s’appuierait davantage sur les États Généraux et la noblesse. Que ce soit dans le cas de la Ligue, des violences iconoclastes des protestants ou encore des jacqueries, c’est toujours au nom d’un ordre supérieur, que l’on estime bafoué et que l’on prétend rétablir, que le désordre et l’agitation sont légitimés. Selon la même logique, dans la littérature pamphlétaire, chaque parti pointe dans le camp adverse les désordres dont ils se rendent coupables pour stigmatiser l’ordre dont ils se revendiquent.

Cette dialectique de l’ordre et du désordre, à l’œuvre dans chaque conflit, doit nous mettre en garde contre la tentation de confondre désordre et chaos. Les désordres ne sont pas pure anarchie, ils requièrent bien souvent une organisation stricte sur laquelle ils reposent (pensons à la terreur exercée par les Seize). Denis Crouzet a bien montré par ailleurs à quel point la violence des « guerriers de Dieu » répondait non pas à de simples pulsions désordonnées mais, dans son exécution, à un ordonnancement rituel. On retrouve cette alliance paradoxale de l’ordre et du désordre dans les manifestations du désordre autorisées par la société. Le batelage, les charivaris, ou encore les sociétés carnavalesques (comme la Basoche ou les Connards de Rouen), occasionnent  des perturbations qui ne vont pas à l’encontre de l’ordre établi, mais servent bien plus à le conforter.

Au XVIe siècle et encore au début du XVIIe siècle, la signification des désordres politiques ne peut presque jamais se comprendre indépendamment de la transcendance. Les hommes cherchent à rendre raison du chaos qu’ils observent en le renvoyant in fine à la volonté divine. L’instabilité du pouvoir, les guerres civiles, les famines sont tout à la fois les signes et les conséquences du courroux divin. Les désordres, aussi cruels et sanglants fussent-ils, ne valent pas pour eux-mêmes, ne sont en aucun cas fortuits ou contingents : ils expriment une nécessité supérieure qui est l’ordre de Dieu. Quoique fondamentalement indéchiffrable, le monde ne laisse pas cependant de se lire grâce aux signes dont il est plein. Occultes ou non, reliées à Dieu ou hérétiques, des sciences comme la tératologie, la chiromancie ou bien encore l’astrologie judiciaire, sont quelques-unes de ces disciplines dans lesquelles se déploie l’activité herméneutique des hommes. Les perturbations météorologiques (inondations, tremblements de terre), les prodiges astronomiques (comètes, les soleils multiples), les monstres animaux ou humains – en somme les expressions d’une nature désordonnée –, s’interprètent comme autant de signes des désordres et des misères qui frappent le monde d’ici-bas.

Le désordre est aussi l’occasion de fréquents jeux de passerelle entre les manifestations extérieures et visibles des troubles et celles intimes et invisibles que sont les passions. Si les désordres météorologiques sont une métaphore commode pour dire les conflits intérieurs (l’homme en proie aux passions est comme le nautonier ballotté par l’orage), inversement les désordres civils sont souvent dépeints à travers le langage des passions (comme l’allégorie de la France en « mère affligée » décrite par d’Aubigné).

La domestication des passions, ces désordres de l’âme, est l’une des préoccupations majeures de l’ère post-tridentine qui voit le développement du néo-stoïcisme et du mouvement de la Contre-Réforme. La multiplication des traités des passions, le plus souvent écrits par des religieux, des manuels de dévotion ou de savoir-vivre fournissent autant de moyens ou préceptes pour apprendre à les maîtriser et à les contenir. Dans le même temps, l’idéal d’un lieu préservé des dérèglements passionnels hante tout l’imaginaire classique, des univers pastoraux qui se définissent par l’exclusion des passions mondaines, aux sociétés galantes qui déploient tous les raffinements de la politesse pour dissimuler la brutalité des affects, en passant par la recherche de la retraite. Certains genres littéraires, sous couvert de les « purger », offrent au contraire une tribune de choix au spectacle des monstres et désordres de la nature, que ce soit l’histoire tragique, la tragédie ou, plus tard dans le siècle, la nouvelle historique, avec par exemple Les Désordres de l’amour de Mme de Villedieu. Le cas des occasionnels, qui prennent du galon au tournant du siècle, offre ainsi une tribune particulièrement voyante aux désordres du monde. Ces récits de « faits divers » prennent pour fond de commerce tout ce qui est « admirable » ou « merveilleux » et, en cela, promeuvent comme objet littéraire tout ce qui échappe à l’ordre régulier du monde. La représentation du trouble des sens et de l’esprit engage également des choix stylistiques qui modifient le discours des passions. Les figures du pathétique, le travail du rythme ou de la métrique, avec par exemple la forme des stances, ou encore le travail sur l’ordre « naturel » de la langue, sont autant de modalités possibles de l’inscription de l’affectivité dans le discours.

Sur les plans poétique et rhétorique, se pose la question de la place qui peut être faite au désordre dans la composition et l’élaboration des œuvres. Les principes de structuration propres à la rhétorique classique dessinent une dispositio apparemment rigide, par rapport à laquelle le désordre ne peut constituer qu’un écart.

Dans cette perspective, le désordre apparaît réservé à des genres qui échappent à la rhétorique, comme le coq-à-l’âne bâti, dans une intention satirique, sur le principe d’incohérence, ou à des genres qui en adaptent les préceptes sous une forme renouvelée : il en est ainsi de la lettre humaniste ou vernaculaire en prose et de l’épître en vers, qui, adoptant le modèle familier proposé par Érasme dans le De Conscribendis Epistolis, assouplissent la disposition rhétorique, désormais guidée par l’ingenium propre à chaque épistolier.

Sur le plan de l’elocutio, le désordre participe de la copia, dans la mesure où il permet d’introduire de la variété dans un discours. On sait combien la notion de varietas est cardinale à la Renaissance : liée à la cornucopia, elle renvoie à l’heureuse abondance de la création ; associée à l’écrivain, elle désigne sa capacité à organiser plaisamment son discours. Les recueils de leçons ou de lieux communs réservent une place de choix à la varietas, vertu esthétique pour des genres menacés par la sclérose de la répétition. Quant aux discours bigarrés, ils placent la varietas au centre de leur fonctionnement, comme art de masquer l’effort sous une apparente négligence. Théorisé de cette manière, le désordre n’est pas confusion ou obscurité mais agrément stylistique admis à l’intérieur d’une écriture normée.

Autorisé comme licence dans la norme, le désordre devient, avec l’essor des recueils de lieux communs au XVIe siècle, un principe de composition permettant de déconstruire une nomenclature existante pour la modeler différemment Au début du XVIIe siècle, les Diversitez de Jean-Pierre Camus reproduisent l’apparent désordre des recueils de lieux communs dans une suite de réflexions portant sur les sujets les plus divers : le désordre devient ainsi également un mode spécifique de pensée, à travers lequel se manifeste un rapport singulier au savoir.

 

Nous avons défini les cinq axes de recherche suivants pour orienter les problématiques de nos séances. Il s’agit là d’une proposition, qui pourra être nuancée et complexifiée selon les propositions de communication.


1. Désordres historiques. Pour éclairer la manière dont on considérait, provoquait, nourrissait ou combattait les troubles contemporains, on pourra étudier des témoignages historiques et littéraires relatifs à ces moments de crise, analyser les polémiques qui les précédent ou se développent dans leur sillage, enfin prendre en considération des pratiques subversives plus ou moins admises par la société.

2. Désordres universels. En se fondant sur la conception de l’univers propre à la première modernité, on pourra explorer les manifestations naturelles ou surnaturelles qui bouleversent l’ordre établi en excédant l’ordre de la raison humaine. Les cas présents dans la littérature prodigieuse ou tragique pourraient constituer des exemples de choix.

3. Désordres intérieurs. On s’interrogera sur les diverses façons de penser les troubles de l’âme, du cœur et de la chair, tant dans leur monstration ostentatoire (poésies érotiques, tragédies « baroques », écrits mystiques) que dans les procédures d’encadrement qui cherchent à les réguler (traités des passions, de civilité, de morale).

4. Désordres langagiers. Seront considérées comme telles des pratiques langagières prenant leurs distances par rapport à une norme. Qu’il prenne les règles à contre-pied ou s’autorise des licences à leur égard, le désordre langagier pourra être analysé dans ses fondements et ses pratiques, afin d’interroger sa valeur littéraire.

5. « Mises en désordre ». Nous entendons par là tout procédé de mise en forme d’une œuvre caractérisé par une apparence de désordre. Par quels moyens et dans quel but le désordre peut-il devenir le principe structurant d’œuvres dont l’organisation semble au premier abord déroutante ?

 

Le temps de parole n’excédera pas 15 minutes pour les comptes rendus et 35 à 40 minutes pour les exposés. Chaque communication pourra ainsi se concentrer sur la définition de problématiques suffisamment ouvertes pour nourrir un débat accessible aux non spécialistes du corpus spécifique de l’intervenant.

Les propositions d’environ 300 mots devront être accompagnées d’une courte notice bio-bibliographique et envoyées à l’adresse polysemie.seminaire@gmail.com avant le 7 novembre 2014.