Essai
Nouvelle parution
D. Heller-Roazen, Echolalies. Essai sur l'oubli des langues

D. Heller-Roazen, Echolalies. Essai sur l'oubli des langues

Publié le par Alexandre Gefen (Source : Agathe Sultan)

Daniel Heller-Roazen, Echolalies. Essai sur l'oubli des langues, Paris, Le Seuil, coll. "La Librairie du XXIe siècle", 2007

Présentation de l'éditeur:

Répétition automatique de mots prononcés par autrui : c'est ainsi que les scientifiques ont défini, depuis le dix-neuvième siècle, le phénomène exceptionnel que l'on nomme écholalie, dont l'étude relève, dit-on, de la psychologie.

Sans se borner à cette acception médicale, Daniel Heller-Roazen donne à l'écholalie un sens inédit, qui la mène jusqu'à ce seuil où elle se confond avec le concept même de langage. Dans de courts chapitres, qui tiennent à la fois de la fable et de l'essai, une seule thèse s'énonce: chaque langue est l'écho d'une autre, dont elle ne cesse de porter témoignage. Plus radicalement, chaque langue est l'écho de ce babil enfantin dont l'effacement a permis la parole.

La démonstration se fait ici à l'aide de textes divers : y participent tour à tour la mythologie, la psychanalyse, la théologie, la littérature et la linguistique. D'Ovide et de Dante à Edgar Allan Poe et à Elias Canetti, des idiomes sacrés du judaïsme et de l'islam aux dialectes en voie de disparition, de la langue maternelle des poètes aux parlers rêvés des savants, les vingt-et-une " écholalies " qui composent cet ouvrage tracent un parcours singulier.

Un livre qui invite à réfléchir sur la nature de cet animal oublieux qu'est l'homme, dont les langues lui sont continûment dérobées par le temps.

Professeur à l'université de Princeton, Daniel Heller-Roazen enseigne la littérature comparée.


Chapitre 1 : Au sommet du babil

Au début les enfants – chacun le sait – ne parlent pas. Ils font des bruits, qui semblent tout à la fois anticiper les sons des langues humaines et s'en distinguer radicalement. Au moment de former leurs premiers mots reconnaissables, les nourrissons disposent de capacités d'articulation avec lesquelles même le plus doué des adultes polyglottes ne saurait rivaliser. C'est sans doute pour cette raison que Roman Jakobson s'est penché sur le babil des nourrissons, au même titre, notamment, que sur le futurisme russe, la métrique comparative slave et la phonologie structurale. Dans «Langage enfantin, aphasie et lois générales de la structure phonique», rédigé en allemand entre 1939 et 1941 durant son exil en Norvège et en Suède, Jakobson observe qu'«un enfant est capable d'articuler dans son babil une somme de sons qu'on ne trouve jamais réunis à la fois dans une seule langue, ni même dans une famille de langues: des consonnes aux points d'articulation les plus variables, des mouillées, des arrondies, des sifflantes, des affriquées, des clicks, des voyellescomplexes, des diphtongues, etc.». S'appuyant sur les recherches de psychologues formés à la linguistique, Jakobson se voit forcé de constater un fait singulier: au «sommet du babil» (die Blüte des Lallens), on ne saurait poser aucune limite aux pouvoirs phoniques de l'enfant qui gazouille. En matière d'articulation, affirme-t-il, le nourrisson est capable de tout; il peut produire, sans le moindre effort, n'importe quel son, sans exception, de n'importe quelle langue humaine. On pourrait dès lors penser qu'avec de telles capacités d'articulation l'acquisition d'une langue particulière soit une tâche aisée et rapide pour l'enfant. Il n'en est rien. Non seulement la transition entre le babil du nourrisson et les premiers mots de l'enfant ne va pas de soi, mais il apparaît de plus qu'une interruption décisive se produit alors, comme un tournant où les capacités phonétiques encore illimitées de l'enfant semblent vaciller. «Les observateurs constatent alors qu'à leur grande surprise l'enfant perd pratiquement toutes ses facultés d'émettre des sons lorsqu'il passe du stade prélinguistique à l'acquisition de ses premiers mots, première étape à proprement parler linguistique.» À vrai dire, une atrophie partielle des capacités phoniques à ce stade n'est pas tout à fait surprenante; puisque l'enfant se met à parler une seule langue, il n'a évidemment plus l'utilité de toutes les consonnes et voyelles dont il pouvait faire usage auparavant, et il est bien naturel que, cessant d'employer les sons absents de la langue qu'il apprend, il oublie bientôt jusqu'à la manière de les produire. Mais, lorsque le nourrisson commence à acquérir une langue, il ne perd pas seulement sa capacité à émettre les sons étrangers au système phonétique de celle-ci. Le plus «frappant» (auffallend), poursuit Jakobson, c'est que nombre de sons communs à son babil et à la langue de l'adulte disparaissent également du langage dont l'enfant dispose; et ce n'est qu'à ce moment que commence vraiment l'acquisition d'une langue. En l'espace de plusieurs années, l'enfant maîtrisera progressivement les phonèmes qui définissent la forme acoustique de ce qui sera sa langue première, selon un ordre que Jakobson fut le premier à présenter dans sa forme structurelle et stratifiée: commençant, notamment, par l'émission de dentales (comme [t] et [d]), l'enfant apprendra à prononcer les palatales et les vélaires (comme [k] et [g]); à partir des occlusives et des labiales (comme [b], [p], et [m]), il acquerra la capacité de former des constrictives (comme [v], [s] et [S]), jusqu'à s'approprier, à la fin de ce premier processus d'apprentissage du langage, sa «langue maternelle», pour employer une expression qui nous est familière mais dont l'imprécision est manifeste. Qu'advient-il, entre-temps, des nombreux sons que le nourrisson pouvait prononcer si facilement, et de la capacité qui était la sienne, avant qu'il n'apprenne les sons d'une langue unique, à produire ceux de toutes les autres? Tout se passe comme si l'acquisition de la langue n'était possible qu'au prix d'un oubli, d'une amnésie linguistique infantile (ou amnésie phonique, puisque ce que le nourrisson semble oublier n'est pas tant le langage qu'une capacité d'articulation apparemment infinie). Se pourrait-il que l'enfant soit à ce point fasciné par la réalité d'une seule langue qu'il renonce à la possibilité sans bornes, mais finalement stérile, de toutes les autres? Ou bien faut-il se tourner vers la langue nouvellement acquise pour trouver une explication: est-ce la langue maternelle qui, s'emparant de son nouveau locuteur, refuse de tolérer en lui ne serait-ce que l'ombre d'une autre? Tout se complique du fait que le nourrisson ne sait pas même prononcer ce simple mot, «je», et que l'on hésite à lui attribuer, dans son babil comme dans le mutisme qui le suit, la conscience d'un sujet parlant. Il est en tout cas difficile d'imaginer que les sons que l'enfant était capable de produire si facilement ont quitté sa voix pour toujours, ne laissant derrière eux qu'une traînée de fumée. Car deux choses, au moins, émergeront de la voix désertée par les sons qui l'habitaient autrefois: une langue, et un être doué de parole. C'est sans doute inévitable. Peut-être l'enfant doit-il oublier l'infinité de sons qu'il produisit jadis, «au sommet du babil», afin de maîtriser le système fini de consonnes et de voyelles qui caractérisent une seule langue. Peut-être la perte d'un arsenal phonétique sans limites est-elle le prix à payer pour s'intégrer de plein droit dans la communauté d'une langue.

Les langues de l'adulte retiennent-elles quelque chose du babil infiniment varié dont elles naquirent un jour? Serait-ce le cas, il ne s'agirait que d'un écho, puisque, là où il y a langage, le babil du nourrisson a disparu depuis longtemps, du moins sous la forme qu'il avait prise un temps dans la bouche de l'enfant ne parlant pas encore. Ce ne serait que l'écho d'une autre langue, qui n'en est pas une: une écholalie, vestige de ce babil indistinct et immémorial dont l'effacement a permis la parole.