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Corpographies auctoriales genrées (Interférences littéraires/Literaire interferenties n° 21)

Corpographies auctoriales genrées (Interférences littéraires/Literaire interferenties n° 21)

Publié le par Emilien Sermier (Source : David Martens)

Corpographies auctoriales genrées

s. dir. Aina Pérez Fontdevila & Meri Torras Francès

Interférences littéraires / Literaire interferenties, n° 21, novembre 2017

 

Au sein du renouveau d’attention consacrée à la figure auctoriale au cours des dernières années, les représentations iconographiques de l’écrivain/e constituent l’un des domaines les plus porteurs en termes de problématisation théorique et critique (voir, par exemple, Dewez & Martens, 2009 ; Martens & Reverseau, 2012 ; Bertrand, Durand & Lavaud, 2014), récemment enrichi par l’ouvrage que Nathalie Heinich a consacré à la visibilité (2012). Les études de genre demeurent cependant encore peu présentes dans ces débats actuels sur l’autorité en littérature, en dépit de quelques exceptions importantes (voir, par exemple Decante Araya, 2008; Zwierlein, 2010) et bien que la critique féministe n’ait jamais cessé de s’intéresser à la question auctoriale (on peut songer au débat entre Peggy Kamuf et Nancy K. Miller en relation avec la “mort de l’auteur” et aux études classiques comme celles de Michelle Coquillat [1982], Joanna Russ [1984] ou Christine Planté [1989]).

Partant de ce constat, ce numéro d’Interférences littéraires / Literaire interferenties a pour but d’analyser dans sa dimensión genrée le système des représentations iconographiques et médiatiques contemporaines (XXe et XXIe siècles) du corps de l’écrivain/e, soit la figuration ou l’“apparition” incarnée de l’auteur/e, que nous proposons de désigner du terme de corpographies (Paveau & Zoberman, 2009 ; Dirkx, 2012).

Si “écrire, c’est entrer en scène” –selon la célèbre formule Valéry–, cela implique non seulement de construire un ethos et sa scène d’énonciation, ou de se doter d’accessoirs et de relations pour se positionner dans le champ littéraire, mais aussi entrer littéralement dans l’atelier du peintre ou le studio du photographe, sur le plateau de télévision ou encore sur une scène disposée (par exemple à l’occasion d’une conférence), ou de se laisser accompagner par la caméra du cinéaste, en vue d’un documentaire (Diaz, 2007; Meizoz, 2007, 2011 & 2015). En pareil contexte, l’écrivain/e se trouve soumis/e à des mécanismes de vedetterisation (Diaz, 2007) qui invitent à l’envisager comme un/e représentant/e ou un interprète de “lui (ou d’elle)-même” ou de son oeuvre dans un espace social spectacularisé, indisociable des moyens qui ont permis l’émergence de la catégorie de la célébrité (Heinich, 2012 & 1991).

On peut cependant se demander si de tels mécanismes et les représentations qu’elles produisent fonctionnent de la même manière selon qu’elles mettent en scène des corps marqués au féminin et au masculin, voire des corps qui défient ce binarisme et ses représentations traditionnelles. Par exemple, s’agissant des usages des corpographies de l’auteure en régime médiatique, impliquent-elles une relation distincte avec la célébrité, comme le suggère Golubov (2015) ou encore avec la distinction créateur/interprète proposée par Heinich (2012) ? En définitive, quelles sont les contraintes, possibilités et marges de manoeuvre – de représentation, de circulation et d’interprétation – que permet la circulation du corps, du genre et de l’autorité dans les corpographies auctoriales ? Pour renvoyer à l’oeuvre de Judith Butler qu’ Ingo Berensmeyer, Gert Buelens et Marysa Demoor (2012) suggèrent de mobiliser dans les cadre des études sur l’auteur: comment performer à la fois l’autorité et le genre, naturalisé comme un attribut du corps ? Ou, justement, comment ne pas le faire et contrecarrer ou réécrire les normes culturelles sur l’autorité et le genre dans la mise en scène du corps ?

Comme le suggère cette question, la lecture genrée des corpographies auctoriales implique l’examen des tensions qui sont mises en oeuvre en fonction des présupposés sous-jacents au concept d’auteur et au binarisme de genre au sein de la tradition occidentale. Si le binarisme hiérarchique masculin/féminin dépend de et informe le binarisme de l’âme et du corps, comme l’a souligné la théorie féministe, l’un comme l’autre paraissent fonder les assimilations culturelles entre production, intériorité et masculinité et entre reproduction, corporalité et féminité. Dès lors, qu’en est-il de la conceptualisation recurrente de l’autorité comme instance dépourvur de corps, associée à un esprit, une âme ou une intériorité dont la véritable incarnation n’est pas le “corps réel” de l’écrivain mais le corpus de l’oeuvre ? Selon une telle perspective, comment rendre compte, dans ces corpographies, de l’assignation des femmes avec les fonctions reproductives, non seulement biologiques mais aussi culturelles (comme passeuses de tradition), qui les exclut des fonctions productives identifiées avec l’intériorité et l’originalité (vs. l’imitation ou la répétition/reproduction)? Soumettant également à discussion les mêmes présupposés, nous proposons d’analyser les modalités en vertu desquelles ils se ratifient ou se subvertissent dans les corpographies auctoriales : comment se livrer à la visibilité et se présenter comme une instance incorporelle ou, au contraire, comment représenter un corpus symbolique et immatériel en un “corps réel” marqué sur le plan du genre (c’est-à-dire, par exemple, lorsqu’il est marqué au féminin, perçu comme étroitement associé à la corporéité) ?

S’il est possible de considérer quelques un des éléments récurrents des corpographies à la lumière de l’identification entre création et for intérieur (le regard oblique que suggère “la vie intérieure du modèle”, selon Ortel [2002]; le scénario de “la chambre à soi” de l’auteur/e), pourrait être contrasté avec celles de ces représentations qui paraissent suggérer d’autre relations entre corps-corpus ou vie-oeuvre, dont la récurrence dans le cas des auteurs femmes pourrait aussi être discutée. Nous pensons, par exemple, aux représentations où le corps est spectacularisé comme énigme, selon ce que suggère Eleonora Cróquer (2009, 2012, 2015, etc.). Nous songeons également à la spontanéité, à la sincérité et à la proximité qui paraissent caractériser certaines photographies d’écrivaines : peuvent-elles être interprétées en relation avec les stéréotypes délégitimants ou domestiquants de la “littérature féminine” ? Il s’agit, de fait, de corpographies auctoriales ou ne représentent que la personne de l’auteure ? Auquel cas, reconduisent-elles les modalités de désauctorialisation les plus fréquentes ou subvertissent-elles les lieux communs de l’iconographie auctorial ?

De manière générale, cette thématique invite à reconsidérer les questions explorées dans les publications précédemment mentionnées. Par exemple, quels sont les relations entre ces représentations visuelles et les ethos textuels (qui impliquent une dimensión corporelle, selon Maingueneau [2004]), les postures (Meizoz, 2007 & 2011) et les scénographies autoriales (Diaz, 2007) ? Comment se lient-elles aux stéréotypes de genre ? Si le fonctionnement de l’iconographie comme iconographie auctoriale (c’est-à-dire comme représentative de la personnalité ou du personnage et non seulement de la personne de l’écrivain/e [Durand, 2014]) dépend de sa contextualisation et de ses scénographies (Dewez & Martens, 2009), une autre perspective pourrait reposer non seulement sur la lecture de la pose corporelle et de l’accoutrement, mais aussi sur  l’étude comparée des usages de ces images et de leurs contextes d’apparition (Martens & Reverseau, 2012) : leur position dans l’objet livre, dans les oeuvres cinématographiques (Nadja Cohen, 2015) ou muséographiques (Régnier, 2015), dans les dispositifs de marketing editorial (Boucharenc, Guellec & Martens, 2016), etc.) ainsi que dans les environnements (intérieur/extérieur, public/privé, institutionnel/domestique), accessoires (libres, lunettes, instruments d’écriture, autres images) et autres figures apparaissant sur ces images (collègues, famille, animaux, etc.).

Cette énumération non exhaustives conduit à quelques précisions concernant le corpus envisagé :

1. Nous souhaitons analyser les corpographies auctoriales en relation avec la mise en scène du genre dans une perspective large et résolument comparative, non exclusivement centrée sur le féminin. Si l’identification entre autorité et intériorité va de pair avec la représentation du corps masculin comme non marqué ou neutre, cela conduit à réviser également la façon dont fonctionne ou se subvertit ce présupposé ou jusqu’à quel point la visibilité le met en échec, sans oublier ces représentations qui problématisent justement le binarisme du genre ou les féminités et masculinités traditionnelles, susceptibles d’être abordées, par exemple, depuis les études queer ou gay et lesbiennes.

2. Dans la mesure où la majeure partie de ces représentations sont indissociables des technologies de reproduction qui caractérisent le régime médiatique, nous proposons de limiter cette recherche à la période contemporaine, sans pour autant écarter les approches qui viseraient à mettre en perspective les productions actuelles avec leurs antécédents. De la même manière, examiner les présupposés qui sous-tendent l’autorité, le genre et le corps implique également de centrer l’analyse sur le domaine de la tradition occidentale au sein de laquelle elles prennent sens, sans exclure une ouverture de la réflexion à d’autres contextes culturels, moyennant par exemple l’examen des relations entre autorité, genre et ethnie, qui permettraient de mettre en question la figuration implicite en Occident de l’Auteur comme homme blanc.

3. Bien que nous privilégierons l’analyse de représentations visuelles, nous invitons également à l’étude d’ekphrasis, soit de représentations littéraires ou textuelles d’iconographies, mais aussi d’apparitions et rencontres avec l’auteur “en chair et en os” (comme à l’occasion d’entretiens, par exemple).

4. Dans la mesure où les corpographies auctoriales mettent en questions les distinctions entre auto et hétéro-représentations ou entre le corps réel et le corps représenté, nous suggérons d’intégrer également les corpographies “fictionnelles” (par exemple les représentations du corps de l’auteur/e dans des oeuvres cinématographiques). 

5. Étant donné le caractère intermédial de la thématique envisagée, nous invitons les contributeurs à entreprendre autant que possible des comparaisons, notamment entre les représentations de l’autorité en littérature et celles d’autres productions culturelles (arts autographes, performatifs ou cinématographiques, par exemple).

 

Seront privilégiées les propositions que envisagerons une analyse comparative (par exemple entre différentes corpographies associées à un/e même auteur/e ou entre corpographies susceptibles d’être liées ou, au contraire, opposées sur le plan thématique, contextuel, historique ou théorique) ou qui réaliseront des apports théoriques pour la thématique. Les articles pourront être écrits en allemand, anglais, espagnol, français, italien ou néerlandais. Leur taille devra se situer entre 30.000 et 50.000 caracteres (espaces et notes compris).

Les propositions de contribution sont à adresser à Aina Pérez Fontdevila (ainaperezfontdevila@gmail.com), Meri Torras Francès (meri.torras@gmail.com), Anke Gilleir (anke.gilleir@arts.kuleuven.be) et David Martens (david.martens@arts.kuleuven.be) avant le 25 juin 2016. Elles comprendront un résumé de 300 mots maximum, ainsi qu’une brève bio-bibliographie spécifiant l’affiliation institutionnelle de l’auteur et ses champs de recherche. La sélection des propositions sera annoncée le 1er septiembre 2016. Les articles seront à envoyer pour le 1er janvier 2017 et le numéro sera publié en novembre 2017.

 

Bibliographie sélective

 

Berensmeyer Ingo, Buelens Gert & Demoor Marysa, « Authorship as Cultural Performance: New Perspectives in Authorship Studies », dans ZAA. Zeitschrift für Anglistik und Amerikanistik. A Quarterly of Language, Literature and Culture, nº 60, vol. 1, 2012, pp. 5-29.

Bertrand Jean-Pierre, Durand Pascal  & Lavaud Martine  (dir.), « Le portrait photographique d’écrivain », dans COnTEXTES. Revue de sociologie de la littérature, nº 14, 2014. [En ligne], URL : https://contextes.revues.org/5904

Boucharenc Myriam, Guellec Laurence & Martens David, « Circulations publicitaires de la littérature », dans Interférences littéraires/ Literaire interferenties, nº 18, 2016 [à paraître].

Cohen Nadja, « Les écrivains à l’écran », Bruxelles, Cinematek, 2016, journée d’études. [En ligne], URL: https://www.youtube.com/playlist?list=PLZCm3ZUYUHvTBmoC9RUlPmyMH6oXqtj1K]

Coquillat Michelle, La Poétique du Mâle, Paris, Gallimard, 1982.

Cróquer Pedrón Eleonora, « Hacer excepción, cuando se habla la lengua de un continente oscuro (I): el corpus enfermo de la autor(a) y su demanda de una escucha por venir », dans Tropelías. Revista de Teoría de la literatura y Literatura Comparada, nº 24, 2015, pp. 69-83.

Cróquer Pedrón Eleonora, « Casos de autor: anormales/originales de la literatura y el arte. Allí donde la vida (es) obra », dans Voz y Escritura. Revista de Estudios Literarios, nº 20, 2012, pp. 89-103.

Cróquer Pedrón Eleonora, Escrito con rouge. Delmira Agustini (1886-1914). Artefacto cultural, Rosario, Beatriz Biterbo, 2009.

Decante Araya Stéphanie (dir.), « La paratopie créative », dans Lectures du genre, nº 3, 2008. 

Delormas Pascal, Maingueneau Dominique & Østenstad Inger (dir.), Se dire écrivain. Pratiques discursives de la mise en scène de soi, Limoges, Lambert-Lucas, 2013.

Dewez Nausicaa & Martens David (dirs.), « Iconographies de l’écrivain », dans Interférences littéraires/ Literaire interferenties, nº 2, 2009. [En ligne], URL : http://www.interferenceslitteraires.be/nr2

Diaz José-Luis, L’écrivain imaginaire: scénographies auctoriales à l’époque romantique, Paris, Champion, 2007. 

Dirkx Paul (dir.), « Le corps de l’écrivain. Le corps en amont », dans Sociologie de l’Art, nº 19, 2012.

Dirkx Paul (dir.), « Le corps de l’écrivain. Le corps en aval », dans Sociologie de l’Art, nº 20, 2012.

Durand Pascal, « De Nadar à Dornac. Hexis corporelle et figuration photographique de l’écrivain », dans COnTEXTES. Revue de sociologie de la littérature, nº 14, 2014. [En ligne], URL : https://contextes.revues.org/5933

Eagleton Mary, Figuring the Woman Author in Contemporary Fiction, Houndmills–New York, Palgrave Macmillan, 2005.

Ferrari Federico & Nancy Jean-Luc, Iconographie de l’auteur, Paris, Galilée, 2005.

Golubov Nattie, « Del anonimato a la celebridad literaria: la figura autorial en la teoría literaria feminista”, dans Mundo Nuevo. Revista de Estudios Latinoamericanos, nº 16, 2015.

Heinich Nathalie, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Paris, Gallimard, 2012.

Heinich Nathalie, L’Élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Paris, Gallimard, 2005.

Heinich Nathalie, La Gloire de Van Gogh. Essai d’anthropologie de l’admiration, Paris, Minuit, 1991.

Jones Suzanne W., Writing the woman artist: essays on poetics, politics, and portraiture, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1991.

Kamuf Peggy, « Writing Like a Woman », dans Sally McConnell-Ginet, Ruth Borker & Nelly Furman (eds), Women and Language in Literature and Society, New York, Praeger, 1980.

Louette Jean-François & Roche Roger-Yves (dir.), Portraits de l’écrivain contemporain, Seyssel, Champ Vallon, 2003.

Maingueneau Dominique, Le Discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, Paris, Armand Colin, 2004.

Martens David & Reverseau Anne (dir.), « Figurations iconographiques de l’écrivain », dans Image and narrative, nº 13/4, 2012. [En ligne], URL : http://www.imageandnarrative.be/index.php/imagenarrative/issue/view/26

Meizoz Jérôme, « “Écrire, c’est entrer en scène” : la littérature en personne », dans COnTEXTES. Revue de sociologie de la littérature, 2015.

Meizoz Jérôme, La Fabrique des singularités. Postures Littéraires II, Genève-Paris, Slatkin Erudition, 2011. 

Meizoz Jérôme, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève-Paris, Slatkin Erudition, 2007.

Nora Olivier, « La visite au grand écrivain”, dans Pierre Nora (dir.), Les Lieux de la mémoire II. La nation, Paris, Gallimard, 1986.

Ortel Philippe, La Littérature à l’ère de la photographie. Enquête sur une révolution invisible, Nîmes, Jacqueline Chambon, 2002.

Paveau Marie-Anne & Zoberman Pierre (dir.), « Corpographèses. Corps écrits, corps inscrits », dans Itinéraires, littérature, textes, cultures, n° 1, 2009.

Pérez Fontdevila Aina, Torras Meri & Cróquer Eleonora (dir.), « Autoría y género », dans Mundo Nuevo. Revista de Estudios Latinoamericanos, nº 16, 2015.

Planté Christine, La Petite Soeur de Balzac. Essai sur la femme auteur, Paris, Seuil, 1989.

Régnier Marie-Clémence (dir.), « Ce que le musée fait à la littérature. Muséalisation et exposition du littéraire », dans Interférences littéraires/ Literaire interferenties, nº 16, 2015.

Russ Joanna, How to Suppress Women’s Writing, London, The Women’s Press, 1983.

Zwierlein Anne-Julia, Gender and Creation: Surveying Gendered Myths of Creativity, Authority, and Authorship, Heidelberg, Universitätsverlag Winter, 2010.