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Contourner Montevideo : Lautréamont, Laforgue, Supervielle

Contourner Montevideo : Lautréamont, Laforgue, Supervielle

Publié le par Perrine Coudurier (Source : Émilie St-Pierre)

Appel de textes

Études littéraires

« Contourner Montevideo : Lautréamont, Laforgue, Supervielle »

Dossier préparé par Nelson Charest (uOttawa)

 

            Le rôle de la petite ville portuaire de Montevideo, dans l’évolution de la poésie moderne, est absolument incomparable. C’est là, en effet, que naîtront, à quelques années d’intervalle, Isidore Ducasse, alias comte de Lautréamont (1846-1870), Jules Laforgue (1860-1887) et Jules Supervielle (1884-1960). Si ces trois poètes sont tous, à leur manière, des inclassables, il est quand même étonnant qu’on ne se soit jamais vraiment avisé de leur origine commune, autrement que dans un aparté historique ou à des fins publicitaires. Autant, par exemple, l’origine belge de nombre de symbolistes a capté l’attention, autant Montevideo a été laissé en arrière-plan, comme point de fuite rapidement évacué.

            Cette « lacune » critique trouve bien sûr sa raison dans la vie, et surtout dans les œuvres de ces auteurs, et ce, à des degrés variables. Si, en effet, la critique s’est penchée — et assez tôt — sur le cas Montevideo chez Supervielle, c’est entre autres parce que celui-ci en fait état dans ses poèmes, et parce qu’il revient ponctuellement dans la capitale uruguayenne, lors des grandes guerres notamment. À l’autre bout du spectre, le silence de la critique laforguienne correspond à la quasi absence de Montevideo dans l’œuvre, même confidentielle, de Laforgue. Mais cet « oubli » de Montevideo, une fois posé, suscite plus de questionnements qu’il n’en résout. Que signifie cette rature d’une origine américaine dans des œuvres qui, pourtant, jouent la carte de l’exotisme et de la « familière étrangeté » ? Alors que la modernité, française tout particulièrement, tire tant profit des apports étrangers, pourquoi Montevideo reste-t-il à l’écart ? Et surtout cette question, qui nous semble fondamentale : une fois évacué le rôle trop anecdotique, de toute évidence, du lieu de naissance, pourquoi avoir évacué toute (autre) possibilité de tisser des réseaux entre ces trois œuvres ? Car il y a bien là un paradoxe, qu’on pourra formuler ainsi : relier ces trois œuvres, qui ont toutes, à leur manière, occulté le lieu de naissance de leur auteur, ne revient pas à proposer une explication « biographique », à la Sainte-Beuve, mais au contraire à s’en éloigner. C’est donc cette triangulation imaginaire que propose ce collectif, afin de découvrir s’il n’y aurait pas une source commune à ces trois œuvres — et peu importe sous quelle latitude se trouve cette origine.  Nous voulons donc, non pas écarter le cas Montevideo, parce que non fondé, mais au contraire tabler sur son absence pour tenter d’approcher, par des voies multiples, un lieu qui dépassera largement le cadre biographique.

            Or la singularité même des œuvres pourrait offrir un premier jalon de comparaison. On doit tout de suite voir que cette singularité ne participe pas du culte de la personnalité romantique, ou encore de l’esthétique de la rupture, mantra de la modernité, et qui sont, si l’on veut, les manières « habituelles » d’être singulier à cette époque. Ces trois poètes ont, par exemple, une façon toute naïve et spontanée d’être originaux, sans l’attirail critique et poétique d’un Baudelaire, d’un Mallarmé ou d’un Valéry. A contrario, leurs œuvres plus « traditionnelles » (qu’on songe aux Poésies de Ducasse, aux Moralités de Laforgue ou aux nombreuses réécritures plus orthodoxes chez Supervielle) sont soulignées à gros traits. D’ailleurs le rôle de l’intertexte est chez eux primordial et sert des jeux qui sont presque postmodernes, bien avant la lettre. Tout en étant des agents actifs des transformations de leur époque et des « révolutions du langage poétique », comme le dira Kristeva, ils apparaissent tout aussi bien, sur le plan historique, comme des agents de conservation et de transmission, des tonalités épique, ludique et merveilleuse notamment. Et c’est à ce point que leurs origines uruguayennes entrent en jeu, car ils sont tous trois des lecteurs et des explorateurs avides des « classiques » français, qu’ils découvrent jusque tard dans leur vie — pour autant que celle-ci ne soit pas écourtée prématurément, comme c’est le cas de Lautréamont et de Laforgue. Par ailleurs, ils ont une connaissance peut-être plus directe des littératures étrangères, anglaises, allemandes ou espagnoles notamment. On pourra par exemple se demander si le modèle de « république mondiale des lettres », défini par Pascale Casanova, n’a pas été importé à Paris, par ces auteurs notamment, avant que la capitale française n’en fasse le baromètre des avant-gardes au XXe siècle.

            À ces questions touchant l’histoire littéraire, on doit bien sûr ajouter des questions touchant le lieu même de Montevideo comme l’horizon de son absence ; un lieu qu’on situera entre l’origine raturée et le paradis espéré, entre le thème erratique et l’obsession inconsciente, entre la frontière toujours reportée et le foyer jamais reconquis. Que devient un lieu littéraire lorsqu’il n’est qu’à peine nommé mais pressenti, lorsqu’il est soumis aux multiples métamorphoses, lorsqu’il agit comme l’archétype d’un stade préconscient, dans l’esprit, alors qu’il peut difficilement être communiqué (et encore moins compris par) à des locuteurs qui l’ignorent presque complètement ? À n’en pas douter, le « cas Montevideo » pose un défi à toutes les géocritiques, géopoétiques et à toutes ces théories spatiales de « graphes, cartes et arbres » (nous pensons ici à Franco Moretti[1]), qui se sont de plus en plus imposées ces dernières années. Montevideo serait-il, en tout ou en partie : un lieu, une ville, un horizon, un espace, un tiers-espace, une frontière ?... Ou encore un paysage si, comme le dit Michel Collot, celui-ci « déborde […] toute localisation géographique et tout ancrage biographique[2] » ? Ou un repère si, comme l’affirme Bertrand Westphal, « le repère est dans le point, dans les innombrables points, qui se silhouettent à l’horizon du savoir, l’un des incalculables horizons, qui ont foisonné après que la ligne unique du savoir fort, du progrès indistinct, se fut dévoyée[3] » ? Ces questions pourront informer notre conception de ces œuvres, mais aussi, à rebours, nos méthodes d’investigation de l’espace et de la géographie littéraires.

            Enfin des recherches plus conventionnelles, quoiqu’encore riches de promesses dans ces cas particuliers, pourront s’attacher à tracer des parallèles génériques, formels ou thématiques entre quelques-unes de ces œuvres. Que dire en effet de l’humour, de la science, du lyrisme ; des maximes, des formules mnémotechniques, de la prose poétique ; de la cosmogonie, de la botanique ou de la guerre, dans celles-ci ? Ces ponts qui peuvent être tracés entre ces œuvres permettront peut-être de mieux préciser la présence fantasmatique de leur ville d’origine, sinon d’une « Amérique antérieure ». Que dire par exemple de la place problématique de Shakespeare dans chacune de celles-ci : est-il considéré comme un auteur ancien ou au contraire moderne, comme un retour à une américanité antérieure ou comme une projection vers une Europe rêvée ? Quelle place y tient l’hispanisme ? Ces œuvres convoquent-elles, en tout ou en partie, un imaginaire archaïque ou utopique ?... À n’en pas douter, ces trois auteurs tiennent une place privilégiée dans la modernité poétique, une modernité que Meschonnic et Compagnon, notamment, nous ont invité à repenser, ce que ces auteurs indiquent à grands traits, par leurs œuvres si étranges et si familières tout ensemble. C’est en quoi, enfin, on pourra du même souffle repenser leur héritage, qui semble paradoxalement pratiquer un retour à leurs origines, en questionnant les identités et les frontières qui les fixent, mais les précarisent tout autant. C’est peut-être ce qu’Isidore Ducasse soulignait, déjà, en suggérant, non sans humour noir, que « L’autre est à Mont… ».

 

Prière d’envoyer votre proposition d’article, d’environ 400 mots, avant le 1er juillet 2016, à l’adresse : ncharest@uottawa.ca.

 

 

 

[1] Franco Moretti, Graphes, cartes et arbres, Paris, Les prairies ordinaires, 2008.

[2] Michel Collot, Paysage et poésie du romantisme à nos jours, Paris, José Corti, 2005, p. 13. Voir également : La Pensée-paysage, Arles, Actes Sud/ENSP, 2011 et Pour une géographie littéraire, Paris, Éditions Corti, 2014.

[3] Bertrand Westphal, La géocritique. Réel, fiction, espace, Paris, Minuit, 2007, p. 62. Voir également Le monde plausible. Espace, lieu, carte, Paris, Minuit, 2011.