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Comparatismes en Sorbonne, 5, 2014 :Écrire (sur) la musique : qui dit quoi ?

Comparatismes en Sorbonne, 5, 2014 :Écrire (sur) la musique : qui dit quoi ?

Publié le par Vincent Ferré (Source : Stéphane Lelièvre)

Référence bibliographique : Comparatismes en Sorbonne, Comparatismes en Sorbonne 5-2014

 

Écrire (sur) la musique : qui dit quoi ?  , 2015. EAN13 : ISSN19628927.

 

Procéder à une étude comparée des arts et non des seules littératures est une démarche déjà ancienne, qui trouve notamment sa légitimité dans le fait que les différentes formes d’art peuvent être appréhendées selon des perspectives identiques : art et représentation, art et création, art et langage… Au sein de ce champ d’étude que constituent les arts comparés, les liens que tissent entre elles la littérature et la musique sont tout à fait particuliers. C’est que toutes deux permettent l’expression et la communication selon deux modalités différentes, l’une ressortissant au monde des sons, l’autre à celui des signes graphiques. Une particularité qui, en érigeant la musique comme une forme possible de langage (ce qui, au demeurant, ne laisse pas d’être débattu ou contesté), tantôt place ces deux arts sur un pied d’égalité, tantôt révèle ce qui les singularise.

Leurs relations avec les domaines de la phonè et de la graphè permettent en effet à la littérature et à la musique de se rencontrer, puisque l’une et l’autre recourent aux signes écrits qui les fixent, dans l’attente d’une possible appropriation par un lecteur/interprète – ce qui inscrit ces deux formes d’art dans une double temporalité : celle de la pérennité, assurée par l’écrit, celle de l’éphémère, les œuvres littéraires ou musicales s’actualisant autant de fois qu’elles sont lues ou interprétées. C’est pourtant lorsqu’elles sont appréhendées dans la perspective d’un comparatisme différentiel que littérature et musique suscitent les réflexions les plus intéressantes[1]

Car les liens entre littérature et musique revêtent souvent un caractère complémentaire ou conflictuel. Complémentaire puisque toutes deux concourent, par les moyens qui leur sont propres, à cette quête de la poésie – en tant que forme d’expression supérieure, affranchie des contingences humaines – dont chaque artiste est investi ; conflictuel dans la mesure où, en dépit d’affinités indéniables, les moyens utilisés par chacune d’entre elles, mais aussi leurs finalités, les effets produits sur leurs possibles récepteurs diffèrent sensiblement : s’il est bien sûr admis que la musique a pour vocation première de se réaliser dans le domaine des sons, c’est-à-dire d’être exécutée afin que puisse être assurée sa publicité, la littérature, sauf cas particuliers (les lectures à haute voix que l’on pratiquait couramment jusqu’à l’époque moderne, les textes dramatiques,…), ne se réalise qu’intérieurement, au cours d’une lecture individuelle et silencieuse. Par ailleurs, si l’on considère la musique comme un langage, se pose le problème d’une adéquation entre la forme (l’agencement des sons) et un éventuel contenu sémantique : la musique a-t-elle pour fonction de signifier, de représenter ? Tantôt la musique est considérée comme l’art autoréférentiel par excellence (c’est, entre autres, le point de vue d’Alain qui, dans ses Propos sur l’esthétique (1923), écrit : « La musique est seulement la musique, […] elle se termine à elle-même et se suffit » [2] ; tantôt est affirmée la possibilité pour la musique d’exprimer, de véhiculer un message. Dès lors, les points de comparaison s’établissent sous l’angle de la sémiotique, de la relation entre les signes et ce qu’ils sont censés signifier. Or l’imprécision sémantique inhérente à la musique (quand bien même il s’agirait de musique « figurative », « narrative » ou « à programme ») ne lui permet guère, selon certaines conceptions esthétiques (celles notamment, exigeant que « Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement[3] »), de rivaliser avec le verbe. C’est pourtant cette même imprécision de la musique qui, pour d’autres artistes, au prisme d’autres conceptions esthétiques et précisément en raison de son affranchissement d’avec l’immédiateté figurale de la représentation, lui permet de dire à la fois autre chose et plus que les mots. Gambara, le musicien génial et fou des Études philosophiques de Balzac ne déclare-t-il pas : « Vous ne voyez que ce que la peinture vous montre, vous n’entendez que ce que le poète vous dit, la musique va bien au-delà […]. La musique seule a la puissance de nous faire rentrer en nous-mêmes ; tandis que les autres arts nous donnent des plaisirs définis[4] » ?

Imprécision sémantique ou sur-signification ? De fait, du langage musical, ce n’est peut-être pas l’éventuelle dimension sémantique qui importe, mais la dimension pragmatique. Prévaudraient, sur la valeur figurative du signe, l’intention de l’artiste et l’effet produit sur le récepteur de l’œuvre. En d’autres termes, non seulement les idéaux classiques de clarté et de précision se trouvent remis en cause, mais le langage verbal, qui s’articule pour l’essentiel autour des notions de représentation et de figuration, deviendrait un frein, peut-être même l’obstacle majeur empêchant l’accès à la poésie véritable.

En conséquence, la musique est parfois tenue à distance par les écrivains, qui soulignent ses différences irréductibles avec le langage humain, parlé ou écrit. Cela n’est guère étonnant au Grand Siècle, lorsqu’il s’agit, par le biais d’arts poétiques ou d’autres textes théoriques, de rappeler les indispensables qualités de pureté, de clarté, de précision inhérentes à tout message écrit – autant de caractéristiques qui s’accommodent bien mal de la notion d’ineffable qui est – ou sera – traditionnellement attachée à l’art musical[5]. C’est en revanche un peu plus surprenant sous la plume d’un Théophile Gautier, homme de lettres mélomane s’il en fut, affirmant dans Les Grotesques (1834) sa volonté de « remettre à son véritable rang la musique, que l’on affecte de regarder comme la poésie même, quoique l’une s’adresse plus particulièrement aux sens et l’autre à l’idée, ce qui est fort différent », ou déclarant encore que « la poésie et la musique, que l’on croirait sœurs, sont plus antipathiques qu’on ne le pense communément[6] »).

A contrario, pour d’autres auteurs, la musique constitue le langage poétique par excellence, permettant de renouer avec la pureté d’une langue originelle définitivement perdue – conception héritée des philosophes des Lumières et que partagent certains romantiques, allemands ou français – mais pas seulement : « La musique commence là où la parole est impuissante à exprimer ». Ces lignes ne sont pas signées Herder, Wackenroder ou Hoffmann, mais… Claude Debussy[7]. De même, certains propos d’Yves Bonnefoy renouent en partie avec cette conception essentiellement romantique de la musique. La mise en perspective, par le poète français, d’une nostalgie de l’unité perdue avec le langage musical, s’exprime en effet en des termes chers aux poètes de la Hochromantik : « La musique pourra comprendre les sentiments qui naissent en nous de notre séparation d’avec l’immédiat de la finitude, elle pourra dire la nostalgie, le désir frustré, la passion[8] ». Yves Bonnefoy évoque également à plus d’une reprise le prolongement que la musique offre au langage verbal en général, et à la poésie en particulier (« Que de frémissements, que de mouvements furtifs du corps ou de la conscience inaccessibles à des paroles sont à la portée de ces phrases de la musique dont les signifiants sont désencombrés des références précises qui grèvent les mots d’une langue ! »), ou encore constate que « la stratégie de la forme […] a permis à la musique d’étendre la poésie qui se cherche dans l’écriture des mots[9] ». Autant de déclarations qui permettent de nuancer légèrement l’affirmation de Michèle Finck, selon laquelle « la "jalousie" vis-à-vis de l’art musical est totalement étrangère à Bonnefoy[10] »…

Le caractère très particulier de cette relation entre musique et littérature, dont le spectre s’étend de l’ignorance à la rivalité ou l’admiration réciproque, ne se manifeste jamais avec autant d’évidence que lorsque les écrivains décident de faire entrer l’élément musical dans le champ littéraire. De fait, tout écrit sollicitant une thématique musicale participe, nécessairement, de cette réflexion. Peut-on écrire la musique autrement que par le biais de la composition musicale ? Ou bien doit-on se contenter d’écrire sur la musique, l’objet musical gardant son irréductible singularité sans pouvoir être intégré, assimilé à la trame que tissent les mots ? La réflexion permet des développements différents selon la nature de l’objet littéraire considéré et/ou la personnalité artistique de son auteur. Qu’il s’agisse d’œuvres de fiction, d’écrits théoriques ou critiques, de réflexions librement menées dans le cadre d’une correspondance ; qu’il s’agisse d’écrits émanant d’hommes de lettres ou de musiciens analysant leur art ou leurs propres œuvres, plusieurs questions, nécessairement, se posent :

 

  • L’auteur choisit-il de rendre compte de la musique par des références ou des citations musicales précises ? Par le recours à certains procédés métaphoriques, ou métonymiques ? S’agit-il pour lui de tenter une transposition d’art ? Ou bien de rivaliser avec la musique en recourant, dans son écriture même, à certains procédés typiquement musicaux ?
  • Quels sont les rôles (dramatique ? esthétique ?) dévolus aux références musicales au sein d’un roman ou d’une nouvelle ? Comment la musique s’inscrit-elle dans le corps du texte (description/récit de concerts ; citations musicales…) ? Comment sa présence informe-t-elle le texte ?
  • Quelle part est accordée, dans le cas d’écrits théoriques ou critiques, à l’aspect technique de la musique ? Comment, au sein d’un même texte, solliciter à la fois les connaissances scientifiques et la sensibilité, la perception poétique d’une œuvre ? En d’autres termes, comment articuler le « bien sentir » et le « bien connaître » [11]?
  • Faut-il être musicien (plus spécifiquement compositeur) pour parler avec pertinence de la musique ?

 

Les textes ici rassemblés permettent d’organiser la réflexion autour de trois types de paroles :

 

  • Celle des critiques et des théoriciens : Angélica Rigaudière prend appui sur les textes théoriques parus dans les revues dites savantes pour étudier comment s’est progressivement établie la distinction terminologique entre « musicologie » et « musicographie » (« Le musicologue et le musicographe au prisme des revues savantes »). Cette distinction pourrait en partie s’appliquer aux deux versants de l’écriture du critique rock Yves Adrien : Noëmie Vermoesen décrit en effet l’évolution du statut de ce critique dans son article « Yves Adrien, du journaliste à l’artiste ».

 

  • Celle des hommes de lettres, qui tantôt tiennent un discours critique (François Giroux, « "L’abolition du temps, noyau cognitif de la musique". Autour de la pensée musicale d’Hermann Broch »), tantôt inscrivent la musique dans le champ littéraire : la prose ou la poésie (Thomas Le Colleter : « Le piano chez Lorca, poétiques et représentations ») ; le théâtre (Delphine Aebi : « Il faut apprendre à s’accorder » et Marie Gaboriaud : « Les écrits musicaux de René Fauchois : incarnation et indignation ») ; les textes narratifs (Stéphane Lelièvre : « L’intégration de l’élément musical aux fictions romanesques françaises dans les années 1830-1840 »).

 

  • Celle des musiciens enfin, qui tantôt rivalisent avec les auteurs de fictions (Françoise Sylvos, dans « L’utopie au XIXe siècle dans son rapport à la musique », rappelle la manière dont la musique est envisagée dans les doctrines sociales de Fourier et de Saint-Simon, avant d’analyser la fonction dévolue à la musique par Berlioz dans sa nouvelle Euphonia), tantôt présentent eux-mêmes leurs propres compositions au public venu les écouter (Françoise Lethurgez : « Écrire et communiquer sur son œuvre : les notes de programme du concert de musique contemporaine »).

 

Ces neuf articles, en dépit de la grande variété des supports analysés, ne prétendent pas traiter de façon exhaustive la question des liens ambigus et complexes que tissent entre eux musique et littérature, compositeurs et écrivains, mots et notes. Sans doute contribuent-ils cependant à prolonger et illustrer une réflexion très riche et sans cesse renouvelée par l’apparition de nouvelles formes littéraires et musicales.

Stéphane LELIÈVRE

Paris-Sorbonne, CRLC-EA 4510 (ESPE de l’académie de Paris)
 

SOMMAIRE

Introduction

Stéphane Lelièvre (Université Paris-Sorbonne, CRLC-EA 4510, ESPE de l’académie de Paris)

Articles

I. Paroles de critiques

• Angélica Rigaudière (Université de Reims Champagne-Ardenne)

Le musicologue et le musicographe au prisme des revues savantes

• Noëmie Vermoesen (Université de Rennes 2)

Yves Adrien, du journaliste à l’artiste

II. Paroles d’écrivains

• François Giroux (Université Paris-Sorbonne, ESPE de l’Académie de Paris)

« L’abolition du temps, noyau cognitif de la musique ». Autour de la pensée musicale d’Hermann Bloch.

• Thomas Le Colleter (Université Paris-Sorbonne, CRLC-EA 4510)

Le piano chez Lorca, poétiques et représentations

• Delphine Aebi (Université Stendhal - Grenoble 3)

« Il faut apprendre à s’accorder »

• Marie Gaboriaud (Université Paris-Sorbonne, CRLC-EA 4510)

Les écrits musicaux de René Fauchois : incarnation et indignation

• Stéphane Lelièvre (Université Paris-Sorbonne, CRLC-EA 4510, ESPE de l’académie de Paris)

L’intégration de l’élément musical aux fictions romanesques françaises dans les années 1830-1840

III. Paroles de musiciens

• Françoise Sylvos (Université de la Réunion)

L’utopie au XIXe siècle dans son rapport à la musique

• Françoise Lethurgez (Université d’Aix-Marseille, IUT d’Aix-en-Provence)

Écrire et communiquer sur son œuvre : les notes de programme du concert de musique contemporaine

[1] Pour Ute Heidmann, le comparatisme différentiel « explore le potentiel heuristique d’un type de comparaison qui renonce à l’universalisation des phénomènes littéraires et culturels en faveur d’une différenciation qui porte sur leur dimension discursive et plus précisément énonciative et textuelle » (voir « Enjeux d’une comparaison différentielle et discursive. L’exemple de l’analyse des contes », dans Hubert Roland & Stéphanie Vanasten (éd.), Les nouvelles voies du comparatisme, « Cahier voor Literatuurwetenschap 2 », Gent : Academia Press, 2010, p. 27).

[2] Alain, Propos sur l’esthétique, « Musique », Paris : Presses universitaires de France, 1949, p. 65.

[3] Nicolas Boileau, Art poétique (1674), chant I.

[4] Honoré de Balzac, Gambara (1837) in Études philosophiques, I (La Comédie humaine, tome IX), Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1937, p. 436.

[5] Un exemple de cette méfiance envers la musique au XVIIe siècle : alors que l’opéra tente de s’acclimater au goût français, de nombreuses voix s’élèvent pour dénoncer une alliance jugée quasi contre nature de la musique et des mots, ou pour mettre en garde le public et les auteurs contre la dangereuse concurrence à laquelle la musique risque de se livrer aux dépens des belles lettres. Parmi ces voix, celle de Saint-Évremond se distingue particulièrement : sa lettre Sur les opéras, à Monsieur le Duc de Buckingham, outre une fameuse définition de l’opéra (« Si vous voulez savoir ce que c’est qu’un opéra, je vous dirai que c’est un travail bizarre de poésie et de musique, où le poète et le musicien également gênés l’un par l’autre, se donnent bien de la peine à faire un méchant ouvrage »), donne également à lire une hiérarchisation des arts au sein de laquelle l’opéra est loin de tenir la première place : « Ce qui me fâche le plus de l’entêtement où l’on est pour l’opéra, c’est qu’il va ruiner la tragédie, qui est la plus belle chose que nous ayons, la plus propre à élever l’âme, et la plus capable de former l’esprit » (in Œuvres mêlées publiées sur les manuscrits de l’auteur, tome 2, Londres : Jacob Tonson, 1709, p. 216-217 et 222).

[6] Théophile Gautier, Les Grotesques, Fasana di Puglia : Schena ; Paris : Nizet, 1985, p. 204-205.

[7] Claude Debussy, Monsieur Croche et autres écrits, Paris : Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1987, p. 206-207.

[8] Yves Bonnefoy, L’alliance de la poésie et de la musique, Paris : Galilée, 2007, p. 45.

[9] Ibid., p. 49 et 50.

[10] Michèle Finck, Poésie moderne et musique. Vorrei e non vorrei : essai de poétique du son, Paris : H. Champion, 2004, p. 300.

[11] Voir Emmanuel Reibel, L'écriture de la critique musicale au temps de Berlioz, Paris : H. Champion, 2005, p. 163-173.