Questions de société

"Comment je me suis dénoncé auprès de mon Ministère", par O Ertzscheid (MCF, blog affordance.info).

Publié le par Marc Escola

Le plaisir solitaire de l'auto-délation (ou comment je me suis dénoncé à mon propre ministère)

par Olivier Ertzscheid

Préambule & Rappel des faits:


Le 15 Octobre 2008 paraissait au Journal Officiel de la république, un appel d'offre concernant une "veille d'opinion" pour les ministères de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche. L'appel d'offre est composé de deux "lots" d'un coût global de 220.000 euros pour 2009 (100.000 pour l'Education, 120.000 pour l'Enseignement supérieur et la Recherche).Dans ledit appel d'offre on eut notamment lire :

"5.1.2 Sources surveillées : La veille sur Internet portera sur les sources stratégiques en ligne : sites « commentateurs » de l'actualité, revendicatifs, informatifs, participatifs, politiques, etc. Elle portera ainsi sur les médias en ligne, les sites de syndicats, de partis politiques, les portails thématiques ou régionaux, les sites militants d'associations, de mouvements revendicatifs ou alternatifs, de leaders d'opinion. La veille portera également sur les moteurs généralistes, les forums grand public et spécialisés, les blogs, les pages personnelles, les réseaux sociaux, ainsi que sur les appels et pétitions en ligne, et sur les autres formats de diffusion (vidéos, etc.) Les sources d'informations formelles que sont la presse écrite, les dépêches d'agences de presse, la presse professionnelle spécialisée, les débats des assemblées, les rapports publics, les baromètres, études et sondages seront également surveillées et traitées. Les interactions entre des sources de nature différente, les passages de relais d'un media à l'autre seront soigneusement analysés."
Mais également :

Point 5.1.1. Objectifs. Le dispositif de veille vise, en particulier sur Internet, à:
identifier les thèmes stratégiques (pérennes, prévisibles, émergents)
identifier et analyser les sources stratégiques ou structurant l'opinion
repérer les leaders d'opinion, les lanceurs d'alerte, et analyser leur potentiel d'influence et leur capacité à se constituer en réseau
décrypter les sources des débats et leur mode de propagation
anticiper les risques de contagion et de crise.
Rapprocher ces informations et les interpréter
Anticiper et évaluer les risques de contagion et de crise
Alerter et préconiser en conséquence"
Il n'en fallait pas plus pour que je me fende d'un très officiel courrier à notre Ministre, que je reproduis ci-dessous. Si le coeur vous en dit et après lecture, je vous invite naturellement à en faire de même.


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Madame la Ministre, chère Valérie,

J'ai bien pris connaissance de votre appel d'offre du 15 Octobre. M'efforçant d'être en tout point un citoyen modèle, et à ce titre soucieux de préserver les finances publiques, je viens par la présente me dénoncer auprès de vos services et incite toutes celles et ceux qui correspondent au profil recherché dans votre appel d'offre à faire de même.
Afin que vous ne me preniez pas pour un dangereux fantaisiste, je tiens à caractériser très précisément la manière dont je correspond à la cible recherchée par votre appel d'offre et le caractère factuellement recevable de ma demande.
Primo : Je tiens depuis maintenant 3 ans un de ces  "sites « commentateurs » de l'actualité, revendicatifs, informatifs, participatifs, politiques, etc." Ce site (blog) est intitulé "affordance.info" et j'y commente de manière assez régulière, assez polémique et chaque fois que je le peux assez "impertinente", l'information qui concerne le secteur dans lequel j'exerce ma profession, à savoir l'enseignement et la recherche. Par ailleurs, je ne me prive pas de commenter également d'autres décisions, actualités ou événements dans des secteurs où je n'exerce pas et pour lesquels je n'ai pas nécessairement de légitimité.
Deuxio : Un certain nombre d'indices concordants me portent à croire que je suis un leader d'opinion, une nouvelle fois donc dans le coeur de votre cible qui "portera ainsi sur les médias en ligne, (...) de leaders d'opinion". En effet, j'ai longtemps tenu la première place du classement des blogs influents de la société Wikio dans la catégorie science. J'en profite pour vous signaler dénoncer deux autres collègues enseignants-chercheurs, André Gunthert et Jean Véronis, respectivement second et premier du même classement des blogueurs influents. Si j'enseigne de mon côté principalement dans un petit IUT de province et ne peut donc compromettre qu'un petit nombre d'étudiants en les exposant à une pensée déviante, le pouvoir d'influence - et donc de nuisance - de mes deux prestigieux collègues est bien plus considérable que le mien. J'invite donc une nouvelle fois vos services à s'intéresser de près à leur cas. Par ailleurs, votre appel d'offre indique également que "Le dispositif de veille vise, en particulier sur Internet, à (...) repérer les leaders d'opinion, les lanceurs d'alerte, et analyser leur potentiel d'influence et leur capacité à se constituer en réseau." Une nouvelle fois, j'attire l'attention de vos services sur mon "potentiel d'influence" ma capacité de nuisance, qui tient principalement à mon aptitude à créer et à utiliser des réseaux de diffusion numériques et à la surexposition de mon blog.
Tertio : "La veille portera également sur (...) les blogs (...) ainsi que sur les appels et pétitions en ligne". Le site que je tiens est bien un blog, et j'ai signé et appelé à signer un grand nombre de pétitions en ligne sur des sujets aussi divers que la suppression du premier Avril (journée nationale sans humour), la politique migratoire de la France, l'évaluation des revues scientifiques. De plus, le point 5.2.2 de votre appel d'offre indique que "Les vidéos, pétitions en ligne, appels à démission, doivent être suivis avec une attention particulière et signalées en temps réel." Or j'ai moi-même été à l'origine d'un appel à démission (je vous remets le lien pour faire gagner du temps à vos services).
Quarto : "les passages de relais d'un media à l'autre seront soigneusement analysés." Il m'arrive fréquemment de répandre mes idées dans d'autres supports que ce blog, y compris dans des journaux dits "citoyens" (de type Agoravox) ou dans de grands quotidiens nationaux (même si cela ne se produit pas aussi souvent que je le souhaiterais, mais diminue heureusement d'autant le risque d'exposition de la population à mon arrogant irrespect).
Dernier facteur à charge, mais non des moindres, j'ai enseigné pendant assez longtemps dans un Master d'Intelligence économique à l'université de Toulouse 1, Master pour lequel j'ai même un temps fait fonction de directeur des études. Je connais donc bien les différentes techniques de renseignement et de contre-renseignement et suis, plus que d'autres, à même de les utiliser dans une logique anti-gouvernementale.
A ce stade de la démonstration, est-il encore nécessaire de mentionner que je partage la vie d'une femme occupant de hautes fonctions syndicales dans un syndicat professionnel paramédical, ce qui me donne naturellement potentiellement accès à des rouages ministériels et des informations inaccessibles pour le grand public ?
Enfin, Madame la Ministre, je tiens à porter à votre connaissance et à celle de vos services qu'il doit être possible de m'atteindre afin de me réduire au silence, et ce sans aller jusqu'à menacer physiquement ma personne, ma famille, mes collègues ou mes étudiants (ce qui, vous en conviendrez, ferait un peu désordre). Une première stratégie (sur le long terme) consiste à inscrire dans les formations où j'enseigne l'un de vos agents assermentés qui pourra, par tout dispositif à sa convenance, établir un faisceau de preuves sur mon comportement et mes discours, vous permettant par la suite d'engager à mon encontre des procédures administratives de sanction. L'autre possibilité (sur le court terme) consiste à faire plancher l'un de vos juristes assermentés sur de probables infractions au devoir de réserve dans mes différents écrits et opinions. Il suffira alors d'exercer une pression appropriée sur le président de la faculté dans laquelle j'enseigne pour que celui-ci me trouve tout un tas d'occupations et de tâches administratives qui m'éloigneront de mes étudiants et de mes activités de recherche, bref, qui me "placardiseront" et réduiront à néant mon potentiel de dangerosité.

Croyez Madame la Ministre, à l'expression de ma sincère et très grande vigilance citoyenne. J'espère que ce courrier suscitera des vocations et qu'un grand nombre de dénonciations spontanées parviendront à vos services. Les 220 000 euros engagés dans la procédure pourront peut-être alors être réaffectés à des tâches et des actions qui si elles ne sont pas plus nobles, me sembleraient pourtant bien plus nécessaires**.

Olivier Ertzscheid, Enseignant-chercheur-blogueur-leaderd'opinionlanceurd'alerte.

** Combien de RASED pourraient être maintenus et bénéficier de personnels pour prendre en charge les enfants en très grande difficulté scolaire avec ces 220 000 euros ?? Plein.


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Conclusion


La réaction du Ministère après divulgation dans les médias de cet appel d'offre fut en gros la suivante : "Le ministère de l'Education nationale a tenu à préciser qu'il s'agissait en fait d'une surveillance qui remonte à 2006, mais qui a simplement mué, notamment cette année, vers une veille accrue sur le Net, évolution du militantisme oblige. L'équipe de Xavier Darcos précise par ailleurs que "tous les grands ministères ont un budget alloué à la veille de l'opinion"." Sur la surveillance antérieure, effectivement, je confirme. Il n'en demeure pas moins aberrant que le ministère soit incapable de commander ce travail de veille à des fonctionnaires formés pour cela (il ne manque pas en France d'universitaires spécialistes de ces questions, ou pouvant, le cas échéant, former des fonctionnaires à ces techniques aujourd'hui somme toute assez basiques et répandues). Au lieu de cela, c'est 220 000 euros/an qui partent dans les caisses d'un prestataire privé. Sur le "tous les ministères le font, pourquoi pas l'enseignement, l'enseignement sup et la recherche", et bien précisément parce que si la veille d'opinion et plus largement l'intelligence économique sont indispensables dans certains secteurs sensibles et/ou stratégiques, c'est un non-sens que de maintenir l'affirmation de leur intérêt pour les ministères concernés (éducation et recherche donc). Car la seule finalité possible de cette veille d'opinion pour ces deux ministères est, au mieux, utilisable à des fins de désinformation orchestrée, et au pire, a vocation à engager des procédures de nature coercitive pour les fonctionnaires en dépendant. Pour le dire autrement, aucun impératif économique ou stratégique ne justifie la mise en place d'un tel plan de veille confié à un organisme privé. C'est donc - au mieux - faire très peu de cas d'un prétendu dialogue social, et - au pire - ce me semble contraire a ce que devraient être les pratiques d'un état de droit.