Questions de société

"CNRS : au secours, mon labo a disparu !", par Jade Lindgaard, (Mediapart, 26/04)

Publié le par Florian Pennanech


Depuisle début de l'année, plusieurs dizaines de personnes travaillant pourdes équipes affiliées au CNRS sont brutalement rejetées de l'organisme.Des chercheurs titulaires tombent en plein vide juridique, des budgetssont gelés, et des équipes perdent du jour au lendemain leur existenceadministrative. Une administratrice se désespère : « On est des cobayes. C'est épouvantable. Comment voulez-vous que les gens aient envie de travailler ! »

Jusqu'à présent, la direction du CNRS niait les faits.Mais Maurice Gross, directeur des partenariats, confirme à Mediapartque le CNRS a bien amorcé une nouvelle gestion de ses unités mixtes derecherche (UMR), ces laboratoires associés aux universités : « On a cessé d'avoir 11 UMR, suite à un arbitrage de la direction générale. Ce ne sont pas des choix faciles. »La nouveauté, c'est que les critères de désassociation ont changé.Jusqu'à présent, un laboratoire bien évalué restait au CNRS. Désormais,explique Maurice Gross, « on peut être bien évalué etpas associé. Autrefois ce n'était pas comme ça, donc, pour les unités,c'est difficile à comprendre car c'est une culture très ancienne. Maiscette règle n'est plus vraie ».

Concrètement, « 11 unités ont perdutout lien avec le CNRS, et 10 autres anciennement UMR se sont vuproposer de devenir des équipes d'accueil conventionnées (EAC), pour lapériode 2009-2013, précise le directeur des partenariats, A l'inverse,cinq nouvelles UMR sont apparues. Il est faux de parler dedésassociations massives au CNRS, ce serait suicidaire ». Le calculest simple : 11+10-5= 16. Avec la disparition nette de 16 UMR au total,cela fait un peu plus de 5% de perte pour la session de fin 2008.

Les personnels travaillant dans ces équipes, chercheursou administrateurs, ne sont pas licenciés. Ils restent employés parl'organisme de recherche ou leur université de rattachement. Maisprivés du soutien du CNRS, ils perdent des crédits budgétaires et desmoyens logistiques pour leurs projets.

« La désUMéRisation, ça n'existe pas »

L'immense majorité des 1.250 laboratoires du CNRS estassociée à une université. Barbare aux oreilles profanes, le sigle UMRest connu de tous les chercheurs. Les unités mixtes constituent engrande part l'architecture de la recherche hexagonale. Tous les quatreans, l'organisme procède à une vague d'audit de ses équipes derecherche. Fin 2008, environ 250 unités mixtes ont été examinées. Le 12mars, des délégués de laboratoires venus de la France entière seréunissent à l'institut océanographique à Paris. De Marseille, Metz,Nancy, Strasbourg, Nanterre, Rennes, Créteil..., les récits de « désUMéRisations » fusent et se ressemblent. L'inquiétude est palpable.

Première source d'inquiétude : l'opacité du processusd'éviction. C'est par hasard, en recevant le contrat de remplacementd'une administratrice, que Michel Collot a découvert que le laboratoired'études littéraires qu'il dirige avait été « désUMéRisé » : le document était adressé non pas, comme habituellement, à l'UMR 7171 mais à une « équipe d'accueil conventionnée ». Puis poursuit-il, « nousavons été rayés de la carte des unités du CNRS. A partir de là, plusrien n'a été possible : plus d'accès à nos crédits, plus d'accès auxbases de données, plus de délégation de signatures. Le délégué régionaldu CNRS n'en revenait pas ».

En fait, le budget promis à ce laboratoire regroupantune quarantaine de personnes a bien été confirmé par le CNRS, mais,privé d'accès au logiciel Xlab qui sert à effectuer les opérations decomptabilité, le directeur d'unité ne peut plus dépenser l'argent.Situation absurde qui pourrait déboucher sur une pénurie bien réelle.Car c'est Paris 3, son université de rattachement, qui finance depuisles dépenses du labo. « Mais d'ici un ou deux mois, on sera en cessation de paiement », prévient Michel Collot. Créée en 2001, devenue UMR en 2005, sa structure risque alors de connaître de grandes difficultés.

Sans attendre cette échéance, le quotidien des chercheurs de son labo est déjà devenu acrobatique : « Les bouquins ne sont pas remboursés, j'avance mes billets d'avions... Cela représente déjà plusieurs centaines d'euros », témoigne cette chercheuse. En perdant le statut d'UMR, son labo est aussi devenu invisible au yeux de ses pairs : « Lesgens me demandent où je suis passée, poursuit la scientifique. Le CNRSest très reconnu à l'étranger. Je crains qu'avec son nouveau statut monlabo ne soit une voie de garage. J'en suis à me demander si je ne vaispas en changer. »

A l'université Paul-Verlaine de Metz, il y avait cinqUMR. Depuis le début de l'année, il n'y en a plus qu'une. Parmi leslabos désassociés, une équipe spécialisée en optique, phonotique etsystèmes, le LMOPS, employant une trentaine d'enseignants-chercheurs. « Aujourd'hui nous ne connaissons pas notre nouveau statut, explique Michel Aillerie, enseignant-chercheur, On ne sait pas ce qu'on est. »Les complications s'accumulent : pour l'informatique, lesinvestissements, l'accès aux ressources, la gestion quotidienne dubudget. Ils ont appris leur désassociation « parl'agent comptable de la région. Début janvier, il nous a signalé que lagestion des contrats du labo et le versement des salaires de nospost-docs, ces jeunes chercheurs qui viennent de finir leur thèse,allaient poser problème. C'est là qu'on a compris que nous n'étionsplus une UMR ».

« On est des ovnis »

A l'université de Nanterre, c'est un labo spécialisé endroit social qui perd son statut d'unité mixte. Ses membresl'apprennent en découvrant la liste des équipes associées publiées dansle bulletin officiel du CNRS en décembre... Ils n'y figurent plus.L'Urmis, équipe de recherche pourtant réputée pour son travail sur lesmigrations internationales, connaît la même déconvenue.

Le directeur d'une UMR désassociée dénonce « le pur arbitraire » des décisions de désassociations et « l'incohérencedu CNRS qui d'un côté prétend rationaliser les critères et procéduresd'évaluation en recourant à une évaluation extérieure, l'agenced'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur (Aeres), etd'un autre n'en tient aucun compte ».

Au-delà du sort individuel des personnes concernées,ces désassociations jusqu'ici occultées par la direction du CNRS sontrévélatrices de la nature des réformes en cours. La bataille contre lesdésumérisations ravive par exemple la querelle de l'évaluation : parmiles équipes dont le CNRS s'est désassocié, certaines ont été très biennotées par l'agence d'évaluation de la recherche et de l'enseignementsupérieur (Aeres). C'est le cas du labo de Michel Collot, noté A+ , del'Urmis classé A, du LMOPS de Metz évalué à B+.

C'est aussi la situation de l'équipe spécialisée endroit social dont fait partie la chercheuse Evelyne Serverin àl'université de Nanterre : « Nous avons une bonneévaluation, nous sommes quasiment les seuls en France à travailler surle contentieux des prud'hommes et nous avons été désassociés. Sansexplication. » Pour la juriste, « le problème n'estpas qu'une unité soit ou non désassociée ». Mais ces séparationss'appuyaient jusque-là sur « des étapes argumentatives et des faitsscientifiques pour justifier les sorties du système, alorsqu'aujourd'hui, on ne sait pas à quel titre les décisions sont prises.C'est une situation que je n'ai jamais vu en 35 ans de CNRS ».

Maurice Gross, le directeur des partenariats, reste imperméable aux critiques sur la méthode employée : « Etre noté “A+”, ce n'est pas un passeport. » Selon lui, les nouveaux critères de choix sont « la stratégie scientifique » et « les cohérences de territoire ».Et une certaine discrétion : les équipes désumérisées comportent peu depersonnels titulaires du CNRS et peuvent ainsi s'effacer sans fairetrop de bruit au sein de l'organisme. Les sciences humaines et socialessemblent particulièrement touchées – mais le CNRS refuse pour l'instantde publier la liste exacte des unités concernées –, ce qui pourraitaugurer d'un recentrage de l'organisme sur les sciences dures.

Mais pour Evelyne Serverin, la juriste de Nanterre, la rupture assumée par Maurice Gross est en réalité bien plus profonde : « Noussommes dans une absence totale de fondement juridique : les "EAC" n'ontpas de définition précise. Comme nous n'existons plus depuis que nousne sommes plus UMR, on ne peut pas signer de conventions avec lesuniversités... nous sommes tombés dans un vide juridique. »

Réduire de 30% le nombre d'UMR

Michel Collot, le directeur d'unité littéraire à Paris 3, déchante : « On est devenus des ovnis. » Jean-Luc Mazet, secrétaire général du syndicat SNCS-FSU, s'inquiète : « LeCNRS avait toujours pris soin de placer les chercheurs dans un cadrequi leur permette de travailler. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. »

Ainsi en témoigne le récit de cette administratrice d'une équipe « désumérisée » qui préfère rester anonyme : « Jevalorisais les travaux de mon équipe en utilisant les services du CNRSpour les communiqués de presse, le site de notre département sur leserveur de l'organisme, le service de communication. Le CNRS va-t-ilcontinuer à soutenir une équipe qui ne lui est plus tout à fait liée ?Pourrai-je bénéficier de promotion ? Je me retrouve sans fiche deposte, sans savoir qui est mon supérieur hiérarchique et personne nem'a prévenu. Je ne sais pas à quelle sauce je vais être mangée. C'esttrès déstabilisant. »

Mais aucune convention n'a encore été signée. Et pourcause : la conférence des présidents d'université (CPU) se montre trèsréticente à la création d'un statut dont nul ne sait ce qu'il recoupeexactement et sur lequel elle n'a pas été consultée. Sollicité par undirecteur d'unité, un président d'université lui a témoigné sonsoutien : « Il existe un différent grave entre le CNRSet les universités concernant la désumérisation unilatérale (...) Nouscontinuons à nous battre. »

Pour Philippe Büttgen, chercheur en philosophie et membre du SNCS-FSU, le CNRS frôle l'illégalité en plaçant ses personnels « hors nomenclature : ni affectés, ni détachés, ni mis en disponibilité ». Mais le problème, c'est « qu'il n'y a pas de trace écrite des décisions de désassociations », regrette Jean-Luc Mazet. Le processus est opaque.

A la direction des partenariats du CNRS, Maurice Gross reconnaît qu'« être"équipe d'accueil conventionnée", ce n'est pas un statut du CNRS. Nousn'avons pas trouvé d'autre appellation que celle-là pour l'instant maisc'est aux universités de décider ce qu'elles en font ». Sur les dixéquipes d'accueil de ce nouveau type envisagées par l'organisme, lamoitié d'entre elles font l'objet d'un accord par leurs université detutelle, selon lui.

Le CNRS réduit-il ses unités au nom de simplesobjectifs comptables ? En septembre dernier, selon un témoin quirapporte la scène à Mediapart, le conseil scientifique de l'institutdes sciences humaines et sociales du CNRS est le théâtre d'un échangeinattendu autour du cas de désassociation d'un laboratoire. « Encinq minutes, deux membres de la direction ont tenu le discoursinverse, ce qui prouve que ce ne sont pas des décisions assises sur descritères scientifiques : Alain Laquièze, directeur scientifique adjointchargé du droit, de la science politique et de la sociologie, a vantél'équipe sur le point de perdre son statut d'UMR : "Elle fait partiedes excellentes équipes que nous souhaitons accoler aux universités",mais Bruno Laurioux, directeur du département, a considéré au contraireque c'était une équipe médiocre qui pouvait être transférée àl'université. »

Lors d'une autre réunion, Alain Laquièze, nommédirecteur scientifique adjoint, peu après avoir publié une tribunefavorable au fichier Edvige, confie à une directrice de recherche quiraconte l'échange à Mediapart « qu'il était là en service commandé pour réduire de 30% le nombre d'UMR au CNRS ».Or ce même Laquièze vient tout juste d'être nommé à la direction despartenariats. Il doit remplacer Maurice Gross d'ici début mai.L'endroit idéal d'où mettre en oeuvre « son service commandé ».

Le démantèlement du CNRS que craignent Sauvons larecherche et les syndicats a-t-il commencé ? La politique de sadirection n'en finit plus de semer le doute, l'incompréhension etl'anxiété parmi ses personnels, désormais plongés dans un inquiétantsentiment d'insécurité.