Édition
Nouvelle parution
Chamfort, Théâtre comique (La jeune Indienne, Le Marchand de Smyrne, Mustapha et Zéangir)

Chamfort, Théâtre comique (La jeune Indienne, Le Marchand de Smyrne, Mustapha et Zéangir)

Publié le par Bérenger Boulay (Source : Marianne Dubacq)

Chamfort, Théâtre comique :
La Jeune Indienne (1764) ; Le Marchand de Smyrne (1770) ; Mustapha et Zéangir (1776)
Paris, Lampsaque, coll. « Studiolo théâtre », 2009.

Isbn 13: 9782911825132


Edition présentée par Martial Poirson, établie, annotée et commentée par Martial Poirson et Jacqueline Razgonnikoff, avec un album iconographique de 8 pages en couleurs sur l'usage des costumes orientaux au théâtre et un dossier sur les conditions matérielles de production et de réception des trois pièces.

Sébastien Roch Nicolas, dit Chamfort (1741-1794) est aujourd'hui connu comme le dernier des moralistes du siècle des Lumières, auteur de maximes et de discours sur Molière et La Fontaine qui lui valurent un siège à l'Académie française. Mais on a oublié que cet auteur, saluée par Albert Camus et Jean Cocteau pour sa modernité, a également été l'un des dramaturges les plus célèbres de son temps, offrant notamment à la Comédie-Française deux de ses plus gros succès, très souvent repris pendant la Révolution française dont il sera pourtant la victime – il se suicidera, pour ne pas tomber aux mains de plus radicaux que lui. Du moraliste, ce théâtre a conservé à la fois l'acuité d'un regard critique sans concession et la précision d'une écriture sans fioritures d'une grande précision, tout en développant une dramaturgie à la fois représentative de son temps et d'une grande originalité. Dans la droite ligne de la refonte du « genre dramatique sérieux » dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, ce théâtre met en scène une forme nouvelle de sensibilité et interroge avec force les grandes questions sociales, politiques et philosophiques de son temps : état de nature, injustice sociale, statut de la femme, esclavage, gouvernement juste, contact entre civilisations, place de l'argent dans les rapports sociaux… Gageons que ces préoccupations n'ont rien perdu de leur actualité aujourd'hui, et que la lecture, voire la représentation de ces textes peut s'avérer d'un grand profit pour notre époque.

La Jeune Indienne (1764) montre un jeune fils de famille rentrant après plusieurs années d'une île lointaine où il avait échoué avec la jeune autochtone à qui il doit sa survie et qu'il aime. Confronté à d'anciens engagements (promesse de mariage, piété filiale), il est alors déchiré par les contradictions entre les valeurs de la vieille Europe et celles des peuples premiers. Mais le regard neuf de cette jeune indigène lui permet de relativiser son propre système de représentation et de surmonter ce déchirement personnel. Un moyen de mettre en accusation les valeurs européennes du temps et de pointer du doigt les contradictions internes de la pensée des Lumières.

Le Marchand de Smyrne (1770) raconte, sur fond de trafic d'esclaves, de piraterie et de récits de voyages et d'aventure, dans le décor exotique d'un Moyen-Orient fort en vogue, la façon dont un riche musulman va, par une succession de hasards heureux, sauver de l'esclavage un jeune aristocrate chrétien qui lui avait précisément rendu le même service, dans d'autres circonstances, quelques temps auparavant, cependant que sa femme sauve dans les mêmes conditions l'amante du jeune homme. Une façon d'analyser les relations entre civilisations orientale et européenne, musulmane et chrétienne, et de militer en faveur de l'assistance mutuelle des peuples et de la solidarité des hommes, au-delà des différences sociales et culturelles.

Mustapha et Zéangir (1776) se déroule à Constantinople, sur fond d'intrigues de palais orchestrées par Roxelane, seconde épouse de Soliman, empereur des Turcs, secondée par le Grand-Vizir Osman, destinées à spolier Mustapha, héritier légitime du trône, en tant que fils aîné du sultan avec une autre femme du sérail, au profit de son propre fils Zéangir. L'amitié entre les deux frères, pourtant placés en situation de rivalité à la fois politique (succession au trône) et amoureuse (ils aiment la même femme, Azémire), si elle permettra de déjouer ce complot, ne parviendra pas cependant à éviter le meurtre du Mustapha dans les prisons du sultan, ni le suicide de Zéangir sur le cadavre de son frère, laissant Azémire éplorée, doublement privée d'un amant et d'un ami.
Bien qu'il prenne appui sur l'imaginaire orientaliste au goût du public du temps, et sur des recettes dramaturgiques qui ont déjà fait leurs preuves, Chamfort laisse au second plan les thèmes habituels du despotisme oriental et plus précisément de la cruauté ottomane ; mais aussi les considérations idéologiques sur la religion islamique destinées à dénoncer le fatalisme et le fanatisme religieux de façon générale ; ou encore, les détails exotiques et pittoresques sur la vie quotidienne des arabo-musulmans colportés par les récits de voyageurs, d'ambassadeurs, de missionnaires ou d'explorateurs, au profit d'une réflexion philosophique et morale sur la piété filiale, les engagements de l'amitié. Elle l'autorise aussi à affiner son programme idéologique et esthétique de réhabilitation des peuples d'Orient, et surtout, à radicaliser sa lutte contre les préjugés occidentaux envers les peuples lointains. La fraternité entre les êtres, comme entre les peuples, seule susceptible de les faire renoncer aux honneurs et de contrecarrer la raison d'État, lui permet en effet d'opposer une forme de solidarité horizontale aux systèmes d'assujettissement et aux hiérarchies verticales et de parachever la figure du « turc généreux » déjà éprouvée dans Le Marchand de Smyrne.

Martial Poirson est actuellement maître de conférences à l'université de Grenoble et membre de l'UMR LIRE-CNRS, spécialiste d'histoire et d'esthétique du théâtre français des XVII-XVIIIe siècles. Il a réalisé de nombreuses éditions critiques et mises en scènes (Donneau de Visée et Thomas Corneille, Legrand, Voltaire, Destouches, Allainval, Boissy, Dufresny, Neufchâteau), plusieurs ouvrages et une cinquantaine d'articles sur le théâtre européen de l'époque et sur l'histoire sociale et culturelle de l'Europe des Lumières.

Jacqueline Razgonnikoff est historienne du théâtre et a travaillé à la Bibliothèque-Musée de la Comédie-Française (1976-2006). Elle a écrit plusieurs ouvrages sur le théâtre révolutionnaire, une édition critique de L'Esclavage des nègres d'Olympe de Gouges et réalisé plusieurs expositions et spectacles portant sur le théâtre révolutionnaire.

Mots clef : Théâtre français, siècle des Lumières, Révolution française, esclavage, colonialisme, voyage, exotisme, orientalisme, état de nature, confrontation entre civilisations.