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"Ceci est mon corps". La performance d'écrivain : spectacle, stratégie publicitaire et invention poétique.

Publié le par Marie-Eve Thérenty

Colloque

RIRRA21-ADARR

Université Paul Valéry Montpellier 3

31 janvier, 1er et 2 février 2018

 

 

Si le terme de performance, courant dans le lexique des arts du spectacle, a, depuis les années 1970, pris un sens spécifique dans les champs, souvent perméables l’un à l’autre, des arts plastiques et de la poésie où il recouvre des interventions d’artistes ou de poètes relevant de l’art-action, il est possible, en songeant à son sens anglais – « représentation » –, d’y entendre, plus largement, la désignation d’un ensemble de pratiques littéraires qui impliquent une mise en scène de l’écrivain et soulèvent diverses questions sur les frontières de la littérature, de l’auctorialité et des genres.

Poème-action, lecture publique, interview, mais aussi interventions publiques moins aptes à s’inscrire dans des catégories préexistantes, nombreuses sont en effet les pratiques qui font de l’écrivain un performeur, qu’il partage l’auctorialité – et la performance – comme dans l’interview, ou reste seul auteur de son geste. Dans leur diversité, elles gagnent sans doute à être confrontées.

Lorsqu’il y a synonymie entre œuvre et performance, comme c’est le cas pour les poèmes « en chair et en os » de Julien Blaine ou les poèmes-actions de Bernard Heidsieck, l’écrivain est à la fois auteur et acteur, corps, voix, medium. L’œuvre n’existe pleinement que dans son effectuation. La diction, la posture, la gestuelle (et les accessoires éventuels telle la guitare électrique de Christophe Fiat) en sont partie intégrante au même titre que les possibles effets machiniques (projection d’images, superpositions sonores, réverbérations etc.). La publication éventuelle d’un texte, la captation photographique, l’enregistrement audio ou vidéo ne sont que partition pour la première, traces pour les autres.

À la différence de la performance stricto sensu, la lecture publique, qu’elle soit mondaine, professionnelle, cénaculaire ou spectaculaire, projette le texte préexistant dans l’espace sonore en un processus de remédiation, et ne se confond pas avec l’œuvre dont elle tire son existence et sa légitimité. Elle peut pourtant être considérée comme performance dans le sens large que nous souhaitons donner ici à ce terme dans la mesure où elle offre à l’écrivain, au-delà de la simple médiation orale de son texte, l’occasion de « produire un nouvel objet d’art […] irréductible à son support textuel » mais « adossé » à lui dont il présente « une forme particulière d’apparition[1] ». La notion de « lecture performée » révèle d’ailleurs bien la porosité des frontières entre performance stricto sensu et lecture publique.

Quant à l’entretien littéraire, qui, accompagnant l’œuvre, se présente comme parergon ou, en termes genettiens, paratexte[2], il est, selon John Rodden, une performance dans le sens où il permet à l’écrivain de jouer sa persona dans une sphère proche des genres autobiographiques : c’est « une représentation publique, un art rhétorique du modelage de soi » où l’artiste « joue avec différentes personae, en transformant l’interview en une occasion d’invention de soi » de façon à ce qu’elle soit liée aux genres autobiographiques et à la littérature confessionnelle[3]. Il ne s’agit pas de penser ici la performance télévisée de l’écrivain comme une recherche de la personne derrière l’œuvre, pas même comme un effet de vérité[4], mais au contraire de la penser en termes de fictionnalisation. L’entretien devient donc un mode supplémentaire d’invention littéraire qui passe par la (re)présentation de soi, comme le montre Rodden dans le cas d’Isabel Allende[5].

Au-delà de ces formes d’intervention qui relèvent du spectacle institutionnalisé (que celui-ci se déploie en direct dans les galeries d’art, les musées, les librairies ou soit destiné à une diffusion audio-visuelle), on peut regrouper sous l’étiquette de « performance d’écrivain » des pratiques plus étrangères aux catégories constituées, plus marginales, plus singulières peut-être, voire plus sauvages, pratiques vitales qui débordent des lieux dédiés. De Gérard de Nerval promenant en laisse un homard sur les marches du Palais-Royal à Georges Simenon se proposant d’écrire une nouvelle en direct dans une cage de verre (et peu importe que le projet n’ait pas été mis à exécution), d’Amélie Nothomb construisant par sa vie et ses rituels son personnage public (les chapeaux, le maquillage, la graphomanie etc.) aux écrivains qui, tel le romancier John Shors en Thaïlande et au Cambodge, jouent les guides touristiques sur quelques-uns des lieux de leurs livres, il y a là un ensemble de gestes aux contours incertains qui, non seulement soulève, comme l’entretien ou la lecture publique, une série de questions sur la posture ou l’éthos de l’écrivain[6] et sur la part, dans son intervention, de la stratégie publicitaire, mais invite, dans le cas des pratiques d’écriture en direct, à mobiliser une autre acception du substantif « performance », son acception sportive d’exploit. Les pratiques performatives stricto sensu lorsqu’elles impliquent une prise de risque n’y sont d’ailleurs pas étrangères. Pour exemple, la dernière performance de la série Chute chut de Julien Blaine lors de laquelle le poète circulant en costume et mallette à la main parmi les passants, se jette soudain du haut des escaliers de la gare Saint Charles à Marseille qu’il dévale en roulant sur toute leur hauteur.

Entendue dans le sens large que nous lui donnons ici, la performance d’écrivain se situe entre invention et codification ou ritualisation. Sans jamais se confondre avec aucun d’entre eux, elle a rapport avec les différents types d’interactions codifiées auxquelles Richard Schechner[7] applique le terme de performance : les représentations théâtrales, les rites, les cérémonies et sports, les jeux.

Hétérogènes, les diverses pratiques susceptibles d’être ainsi rassemblées ont toutefois en commun la mise en vue du corps de l’écrivain. Debout ou assis, statique ou mobile, silencieux ou proférant voire vociférant, dans l’aisance ou dans le malaise de son exhibition, qu’il soit la matière même de l’œuvre voire son unique medium ou seulement une partie du corpus qui construit la performance, le corps s’impose. La performance stricto sensu, la lecture publique, l’entretien littéraire donnent à entendre et à voir, en direct ou à travers l’œil de la caméra, une voix et son timbre, le débit d’une parole, des hésitations, des gestes, des regards. Le verbe se fait chair et cette chair accède à l’empyrée des corps-images, ceux des chanteurs, des acteurs ou des sportifs, suscitant un certain nombre de questions. Le corps en performance occulte-t-il l’œuvre ou l’incarne-t-il ? Permet-il, comme l’ont souhaité certains poètes sonores, d’échapper à l’enfermement dans le champ étriqué de la littérature ou élargit-il les frontières du littéraire ? Mieux encore : par son intermédiaire, la littérature que l’avènement de l’ère médiatique a reléguée à l’arrière plan dans le champ culturel ne resurgit-elle pas sur la scène publique (au risque de quelles compromissions ?) ? Significativement, un certain nombre de performances stricto sensu, de lectures plus ou moins performées, d’entretiens s’accompagnent d’une monstration voire d’une exhibition du livre ou du texte. Que le livre soit brandi par l’interviewer et éventuellement cadré en gros plan par la caméra, qu’il soit posé sur une table et violemment éclairé par un projecteur comme dans le dispositif idéal de lecture imaginé par Jean-Marie Gleize[8] où le corps lecteur d’abord visible s’efface peu à peu dans l’ombre, la performance d’écrivain ramène (peut ramener) au texte.

Et sans doute fait-elle aussi retour sur lui (quand il existe bien entendu – car la performance stricto sensu peut s’effectuer hors toute partition textuelle). Pas seulement parce que l’entretien littéraire fournit nombre d’éléments paratextuels qui projettent leur lumière (ou leur ombre, c’est selon) sur le texte écrit. Pas uniquement non plus à cause de l’effet retour que l’audition produit sur la lecture silencieuse d’un texte lorsque la mise en voix en a accentué voire révélé certains traits stylistiques (structures sonores et rythmiques, par exemple). En tant qu’horizon accepté ou souhaité de l’écriture, la prestation orale peut modeler les formes textuelles (traits d’oralité, souci rythmique, phrasé spécifique, composition au magnétophone puis avec tous les moyens offerts par la phono-technè[9]). Texte vérifié par l’épreuve de la voix ou texte écrit pour la voix, texte absent, relayé par l’improvisation vocale ou l’action corporelle muette, la « performance d’écrivain » se révèle irréductible à la simple stratégie promotionnelle. Elle autorise un questionnement de sa ou ses poétique(s). C’est l’une des intentions de ce colloque.

Reste un dernier point. Ces gestes-là ne sont pas neufs. La pratique de la lecture publique, dans le cadre des salons ou des cénacles, est bien antérieure au xxe siècle[10], au même titre que les récitals poétiques sur des scènes plus ou moins célèbres. Les spectacles des cabarets artistiques de Montmartre et du Quartier latin qui donnent à voir et entendre « les poètes dans leurs œuvres » – poèmes ou monologues comiques –, ceux du cabaret berlinois et du cabaret Voltaire de Zurich qui en est, au moins partiellement l’héritier, les interventions des futuristes italiens et des surréalistes sont autant de gestes publics de l’écrivain qui n’ont pas attendu pour se produire notre immédiate contemporanéité. Le colloque s’il souhaite interroger le rapport de la performance d’écrivain à la littérature et analyser les poétiques de la performance, voudrait aussi contribuer à l’établissement d’une histoire de l’objet empirique et hétérogène qu’il constitue en le nommant.

Il se propose donc d’examiner en diachronie un certain nombre d’exemples en remontant amont jusqu’à 1830, date que l’on peut retenir comme celle de l’entrée des écrivains dans la médiatisation ou, dit autrement, celle où s’opère, pour eux, le passage d’une scénographie de salon à une scénographie médiatique. Toute périodisation est, certes, plus ou moins arbitraire et l’examen des formes historiques de la lecture publique comme celui des formes de la célébrité pourrait, par exemple, se fixer légitimement un terminus a quo bien antérieur[11]. Mais il s’agit ici d’interroger l’ensemble des interventions publiques de l’écrivain dans un contexte de mutations continuées et accélérées des moyens techniques et communicationnels (développement de la presse écrite puis audiovisuelle, démocratisation de la radio, du disque en ses formes successives, de la vidéo, de l’Internet), un contexte où s’impose le compte tenu du media, à la fois concurrent et vecteur de la performance.

Retour au texte ou consentement à sa dilution, revitalisation ou adultération de la littérature, stratégie publicitaire ou geste poétique authentique, qu’en est-il de la performance d’écrivain à l’ère médiatique ?

Nous attendons les propositions de communication (titre, résumé de 500 mots, biobibliographie) pour le 1er juillet. Les adresser à catherine.soulier@wanadoo.fr,  marieeve.therenty@sfr.fr et galia.yanoshevsky@biu.ac.il

 

[1] Christian Prigent, « La voix-de-l’écrit », dans Compile, Paris, POL, 2011, p. 7.

[2] Dans Seuils, Genette place dans la même catégorie paratextuelle, celle de « l’épitexte public », l’interview ou l’entretien et la lecture publique à laquelle il fait brièvement allusion.

[3] John Rodden, Performing the Literary Interview. How Writers Craft Themselves, Nebraska, Nebraska University Press, 2001, p. 1-2. Il suit bien évidemment l’idée avancée par Lejeune concernant la proximité générique entre une interview d’auteur et les genres autobiographiques. 

[4] Sophie de Closets, Quand la télévision aimait les écrivains. Lectures pour tous 1953-1968, de boeck/INA, 2004, p. 9, p. 94.

[5] John Rodden, Conversations with Isabel Allende, Texas, University of Texas Presse, 2004, revised edition.

[6] Pour ces questions voir Jérôme Meizoz, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève, Slatkine, 2007, La Fabrique des singularités. Postures littéraires II, Genève, Slatkine, 2011 ; et Dominique Maingueneau, Le Discours littéraire. Paratopies et scènes d’énonciation, Paris, Armand Colin, 2004 ou Ruth Amossy (dir.), Images de soi dans le discours. La construction de l’ethos, Lausanne –Paris, Delachaux et Niestlé, 1999.

[7] Richard Schechner, Performance Theory, Routledge Classics, New York and London, 2004 [1988].

[8] Jean-Marie Gleize, « À quoi ça sert ? », dans Dire la poésie ?, sous la direction de Jean-François Puff, Nantes, Éditions Cécile Defaut, 2015, p. 243.

[9] Le terme est emprunté à Jean-Pierre Bobillot (Poésie sonore. Éléments de typologie historique, Reims, Le clou dans le fer, 2009).

[10] Antony Glinoer et Vincent Laisney, L’Age des cénacles, Paris, Fayard, 2013.

[11] Voir Antoine Lilti, Figures publiques. L’invention de la célébrité (1750-1850), Paris, Fayard, 2014.